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Je commence mon voyage.
Le temps est idéal pour remettre le Bélier à l’eau. J’ai tout vérifié moi-même, de la cale au mât, de la poupe à la proue. Ce vieux compagnon tiendra bien dix jours de mer.
Le quai était désert lorsque j’ai appareillé. Je l’avais expressément ordonné. Je n’avais pas envie d’entendre les jérémiades plus ou moins sincères de mes descendants. Même les moins hypocrites se réjouissent à l’idée de partager mes dépouilles. En ce moment, alors que le vent des Crabes gonfle ma voile et que le Bélier creuse son sillage dans les eaux émeraude, ils tirent au sort les biens que j’ai accumulés en cent trente-six ans d’une aventureuse existence.
J’ai tout laissé à terre. Je n’en ai plus besoin. Ce ne sont que babioles qui m’ont procuré à un moment donné le plaisir de leur acquisition ou de leur possession. La maison où sont nés mes fils et où ils ont grandi avant de rejoindre leurs mères n’est qu’un assemblage de briques vernissées et de bois peint. Ma dernière fille, ma chère Ylanee, m’a quitté voici cinq années pour aller vivre avec son premier mari. Voici un mois, elle s’est installée dans sa propre demeure. Sa mère ne va pas tarder à lui dégoter un nouvel époux. Depuis le départ d’Ylanee, la maison me semblait bien vide. Ce matin, il m’aurait suffi de tourner la tête sans avoir à lâcher la barre pour voir le toit de tuiles de verre s’enflammer au soleil levant. Je n’en ai pas ressenti l’envie. J’emporte avec moi mon bien le plus précieux. Où plutôt c’est lui qui m’emporte sur la vaste et insondable mer. Mon navire...
Cher Bélier, tu as été ma part d’héritage et tu as changé le cours de ma vie en une vie au long cours. Lorsque mon père a pris la route sur son antique carriole peinte, nous avons, mes frères, mes sœurs et moi, jeté les dés de cornaline pour nous répartir la maison, les fermes, la manufacture, les charrettes de l’entreprise de transport et un bateau à la peinture écaillée. Sa voile brûlée par les tempêtes pendait le long de son mât comme un fantôme accablé. Il ne payait pas de mine mais malgré tout, il m’attirait. Il avait sans doute de nombreuses histoires à chuchoter à l’oreille de celui qui saurait en prendre soin. Lorsque le sort me l’attribua, je n’en eu aucun regret, malgré les railleries de mes frères. Je vendis les quelques champs que j’avais aussi reçus en partage et je consacrai la somme récoltée à la restauration du rafiot. Je fis repeindre sa coque en noir et or. Sa nouvelle voile rouge se verrait de loin sur les mers que j’allais parcourir des années durant : la mer des Courants, la mer Pourpre, la mer Froide, la mer de Lienshu, la mer des Iles Blanches... Je le baptisai le Bélier.
Ce nom m’était venu à l’esprit dès que je l’avais vu. Il semblait avoir cherché sa part de coups et de blessures mais portait fièrement ses plaies. « Bélier » était le surnom que m’avait donné ma mère qui avait eu tant de mal à m’élever. Mon père me faisait passer le goût du risque avec une bonne raclée mais dès que j’eus quitté sa maison pour aller vivre sous la garde de ma mère, je me mis à agir comme bon me semblait, souvent sans discernement. « Tu fonces dans les ennuis tête baissée comme un bélier ! » se lamentait ma pauvre mère.
Tiens, un exemple parmi tant d’autres :
Je venais d’avoir vingt ans. Je me surprenais à délaisser les jeux brutaux qui me liaient aux autres petits mâles du quartier et forçaient ma mère et mes tantes d’alliance à réparer les dégâts occasionnés à mon corps et à mes habits. Je m’intéressais désormais aux mystères qui commençaient à pointer sous les chemises des filles et dans leurs regards mouillés. Je plantais de plus en plus souvent mes camarades pour aller épier les donzelles en fleur lorsqu’elles se rendaient en bande à la fontaine ou sur la plage. Bien sûr, je savais que je ne devais pas leur parler ni même les approcher. Ma mère m’avait mis en garde :
« La première fille que tu auras la permission de côtoyer, Yostîn, sera celle que j’aurai choisie pour toi et dont le père aura accepté le prix ! Tu pourras alors la coucher dans ton lit et ensemencer son ventre.
- J’espère que tu la choisiras aussi belle que toi, avais-je susurré, flagorneur quoique sincère.
- Evidemment, mon Yostîn. Tu le mérites. Toutes les jeunes filles que je sélectionnerai pour mon fils seront de délicates fleurs parfumées. »
Inutile de préciser que la nuit suivante m’avait livré, consentant, à de rêves... agités.
Donc, je m’appliquais à ne pas prendre en considération l’avertissement maternel. Je pistais les insouciantes jeunes filles. L’une d’entre elles échauffait particulièrement mon sang. Cette brunette aux hanches larges et à la poitrine prometteuse vivait à quelques maisons de la nôtre. Je rencontrais parfois son père lorsque j’allais rendre visite au mien : un homme jovial mais prompt au courroux et, de plus, doté d’une carrure de bûcheron. Cela aurait pu me pousser à réfléchir mais je n’étais pas pour rien le « bélier ».
Ce qui devait arriver arriva : l’affriolante Arafella surprit mon manège et s’y prêta. La distance de sécurité fut vite franchie. Je mis une main tremblante sur les trésors enfermés dans son corsage et goûtai la saveur d’une bouche suave. Je méritais vraiment en cette heure mon surnom de bélier mais son père nous tomba dessus à l’improviste et me distribua suffisamment de coups de sa canne pour me laisser alité pendant une semaine. Dépité et honteux, je restais tranquille un bon mois avant de recommencer à accumuler les incartades. Mais je renonçai à approcher l’ardente Arafella... décision dont je n’eus pas à conserver un éternel regret puisqu’elle devint quelques années plus tard ma troisième épouse. Ma chère mère savait que je n’avais pas oublié mes premiers émois.
Arafella m’a donné deux fils qu’elle a si bien élevé qu’aucun des deux ne mérite le surnom de bélier.
Je vais ferler la voile et somnoler un peu.
5ème jour du mois d’Espérance.
Temps toujours au beau fixe. A l’estriôn, l’horizon est net de nuages. A l’oestriôn, la côte basse de l’Ascorra n’est plus qu’une ligne vaporeuse qui s’effacera bientôt. Le vent léger gonfle gentiment la voile fanée mais encore solide que je viens de dérouler. L’étrave peinte de frais fend les flots émeraude vers une destination presque mythique que ne répertorie aucune carte, l’Ile des Jacamangaux. L’existence même de ces grands oiseaux de mer dont on dit qu’ils nichent uniquement sur les falaises de cette île est souvent mise en doute. Mais ce n’est pas parce que personne n’en a vu qu’ils n’existent pas ! Il ne faut jamais jurer de rien.
Tiens, par exemple, un jour que je visitais la ville de Portopoto sur la grande île des Vascuans... bon, visiter n’est sans doute pas le terme le plus exact puisqu’à l’époque je trafiquais plus ou moins avec un autochtone répondant au nom invraisemblable d’Esprit du Vent frais, Berni Facasso Mapatel dans sa langue. J’achetais et je revendais des marchandises diverses et pas toujours approuvées par les autorités. Ma fortune commençait à prendre un confortable tour de taille. Je devais rentrer bientôt en Ascorra pour m’unir à ma deuxième épouse selon le souhait de ma mère. Elle voulait me voir convoler rapidement après le départ de Marcacia. Sans doute pensait-elle me garder ainsi plus longtemps à la portée de son envahissante tendresse ? Alors que j’arpentais les rues étroites et pentues de Portopoto, je décidai d’offrir des souvenirs typiques du lieu aux trois femmes de ma vie.
Donc, je m’aventurai dans le quartier commerçant. Je n’avais pas d’idées précises mais j’étais prêt à consacrer une belle somme à l’achat d’objets ou de parures qui satisferaient ma mère et mes épouses du moment, l’ancienne et la nouvelle. A l’époque, je devais être dans ma trente-cinquième année et je n’avais que deux épouses à contenter. Heureusement que j’accomplis un voyage sans retour car si je devais ramener un présent coûteux à chacune de mes vingt épouses, l’argent de la vente du bélier n’y suffirait pas.
Ce jour-là, je furetais dans les étals et les devantures à la recherche du cadeau idéal. Enfin, alors que j’allais me décider à acheter presque n’importe quoi pourvu que ce fût cher, je tombai en admiration devant un collier exposé derrière la vitre d’une boutique qui pourtant ne payait pas de mine. Translucides, délicatement rosées et d’une forme sphérique parfaite, les perles qui le composaient m’éblouirent. J’entrai et en demandai le prix au vieillard souffreteux qui se tenait accroupi comme un crapaud derrière le comptoir.
- Douze cents Flinnars, crachota-t-il.
- Douze cents ? répétai-je, abasourdi.
A ce tarif-là, j’offrais une remise à neuf complète à mon cher Bélier ! J’allais tourner les talons lorsqu’il ajouta :
- Ce sont des perles-dents.
Je le considérai en fronçant les sourcils puis haussai les épaules.
- A d’autres, grand-père. Je ne suis plus un gamin pour gober ces légendes.
- Tu es bien sûr de toi. Un peu trop arrogant. Tu t’ancres dans tes certitudes : ce que tu ne connais pas n’existe pas, hein ? Parce que tu n’as jamais rencontré de Farrune, tu nies l’existence des perles-dents.
J’émis un sifflement agacé :
- Trouvez un autre pigeon ou rabattez le prix.
Même si je ne croyais pas à l’origine des perles, j’imaginais parfaitement leur nacre sur la gorge tendre de Desticcia ainsi que le plaisir que j’éprouverais à attacher le collier autour de son cou ainsi qu’à l’enlever. Le vieillard sentit que j’hésitais à quitter son échoppe. Il sauta à bas de son tabouret et me fit signe de le suivre.
- Puisqu’il faut que tes yeux voient pour que tu croies, viens !
Je lui emboîtai le pas et nous parvînmes dans une arrière-cour close de tous côtés. Une cage trônait au milieu de la cour. Entre les barreaux de bois, j’aperçus une créature immobile. Notre irruption la sortit bientôt de sa torpeur et elle nous montra les dents... enfin, celles qui ornaient encore sa bouche, des dents sphériques, translucides, délicatement rosées. Il lui manquait toute la rangée du haut. C’était une vision presque obscène que cette bouche aux lèvres pleines et purpurines mais à demi édentée. La créature prisonnière ressemblait à une jeune fille hormis ses yeux sans sclérotique et le pelage mité qui protégeait son corps frêle. Le vieux marchand ricana.
- Nieras-tu maintenant l’existence des Farrunes ? J’ai capturé celle-là au cours de mon ultime voyage en Noertie, presque aux confins du monde habité. Douze cents Flinnars et si tu es encore dans les parages à la fin de la prochaine lunaison, tu pourras acquérir un second collier au même tarif. J’arracherai les perles-dents du bas quand les autres auront repoussé.
Je sortis précipitamment de la boutique et achetai sur le marché trois somptueuses tuniques brodées.
6ème jour du mois d’Espérance
Ciel dégagé. Mer calme. Juste assez de vent pour gonfler la voile et me maintenir dans la bonne direction. Si le temps se maintient au beau, peut-être ferons-nous le voyage en neuf jours voire huit. J’en ai profité pour nettoyer le pont à grande eau. Ce n’est pas qu’il était vraiment sale. J’ai toujours bien entretenu le Bélier même lorsqu’il était en cale sèche. Mais lui et moi, nous devons nous présenter à notre avantage. Nous ne sommes pas partis pour un voyage ordinaire ! J’ai donc tiré une dizaine de seau, une goutte d’eau dans l’immensité nacrée de la mer et j’ai frotté avec ardeur jusqu’à faire briller le bois verni comme de l’or. Mes vieux os rouspétaient mais j’ai fait la sourde oreille. En dernier lieu, j’ai briqué avec amour la figure de proue. Mes mains se sont perdues dans sa chevelure de fibres de lainfin tressées comme jadis dans les cheveux noirs et odorants de celle qui en fut le modèle. Mes doigts ont dessiné une fois de plus la courbe de ses arcades, la finesse de son nez, la moue mutine de sa bouche. J’ai rêvé aux baisers ardents dont les lèvres de chair m’avaient jadis enflammé sur la couche nuptiale. J’ai empaumé comme autrefois les seins fermes aux aréoles dressées. J’ai fermé les yeux et j’ai joui en souvenir du corps souple et chaud de Huilulla, ma douzième épouse et ma préférée entre toutes ces femmes dont mon attentive mère a comblé mon lit et ma vie. Ma superbe et incandescente Huillula est la seule à m’avoir véritablement causé du chagrin en laissant la mort l’emporter loin de moi. Et elle seule m’accompagne pour le dernier voyage.
7ème jour du mois d’Espérance
Je suis passé en fin de matinée au large du rocher des Sirènes. Je ne crains plus leurs chants envoûtants et cruels. Tous mes désirs sont derrière moi, accomplis ou abandonnés. Elles ont eu beau s’égosiller, elles ne m’ont pas attiré dans leur piège. Ce n’est pas la fin qui m’indispose mais le moyen. Me faire dévorer vivant par ces jeunes femmes aux dents longues, non merci ! Et puis, ce ne serait pas charitable de ma part de leur offrir ma vieille carcasse pleine de nerfs et de tendons, à la chair desséchée sous une peau recuite par les éléments. Pourtant j’ai aimé leurs chants et s’ils m’ont instillé quelques regrets, j’ai savouré ceux-ci saupoudrés du sel de la nostalgie et non du piment du repentir. Je n’ai pourtant pas toujours agi comme je le devais, loin de là. Comme la fois où je convainquis ma mère de demander pour moi la fille première de Ut-Natisp. Je savais parfaitement qu’un de mes frères de sang l’avait aperçue au cours de la cérémonie des Gouttes et rêvait d’en faire sa quatrième épouse. Quant à moi, ma dixième épouse venait de s’installer dans sa maison et je me sentais un peu seul. La belle Isbaoth passa non loin de mon regard concupiscent et éveilla mon désir. Avec insistance, je pressai ma mère d’intervenir auprès de Ut-Natisp avant la mère de mon jeune frère. Ce dernier ne supporta pas de voir sa belle entrer dans ma maison et rejoignit l’armée du Prident. Est-il encore vivant ? Nul ne le sait.
Ce soir, je vais m’étendre sur mon étroite couchette en pensant au pauvre Guerdan. J’implorerai les Vangélos de ne pas faire trop peser sur mon âme les tourments que je lui aie imposés.
8ème jour du mois d’Espérance
Au matin, mer calme, vent faible. Quelques nuées passant devant le soleil. Un peu de fraîcheur dans l’air.
Soudain, le vent passe au sus-estriôn en forçant rapidement. Le temps dégénère vite. La mer creuse de plus en plus, le vent hurle, les paquets arrivent de tous côtés. Le bélier prend la mer par l’avant du travers. La force du vent ne me permet bientôt plus aucune manœuvre de rattrapage. Je dois me contenter de barrer le bateau afin d’offrir le moins de prise à la tempête. Le pont est balayé par les vagues. Je suis régulièrement coiffé par des masses d’eau. Je m’affale, puis me relève en crachant l’eau salée. Je m’agrippe à la gouverne.
Les lames arrivent par derrière et couvre le bateau jusqu’à l’avant. J’ai peur qu’elles ne l’alourdissent jusqu’à le couler. Soudain, une énorme vague prend par le travers et couche le Bélier sur tribord. La voile couverte d’eau à plat sur la mer le retient un instant. Par bonheur, la toile se déchire et mon courageux bateau se redresse immédiatement. Tout ce qui se trouvait sur le pont a été emporté. Je parviens à mettre en fuite vent arrière. En m’éloignant de la dépression, je trouve une mer plus calme. J’estime les dégâts. Ils ne sont pas aussi importants que je le craignais. Quelques éraflures, le bastingage brisé par endroit, mais pas de voie d’eau. Je m’attelle à réparer la voile. En grimaçant à cause de la douleur à mon épaule droite... Une vieille blessure qui se rappelle à mon souvenir. Les rudes caresses de la tempête l’ont réveillée... Quatre-vingt-seize ans se sont écoulés depuis que je l’ai récoltée et pourtant, j’en souffre toujours.
Liandros me l’avait bien dit : « Méfie-toi des Ashspergins ! ». Mais moi, un jeunot d’à peine quarante années, je me croyais plus malin que tous ces anciens qui rabâchaient leurs aventures en les émaillant de conseils. Sûr que j’aurais mieux fait de l’écouter, le vieux Liandros ! Je n’aurais pas tenté de troquer ma cargaison contre les fabuleux joyaux que me faisait miroiter un grand escogriffe d’Ashspergin. J’aurais dû penser qu’il cherchait à s’approprier le bois bleu odorant que je ramenais de Xérotupy sans pour autant me céder ses jolis cailloux verts et bleux, qui n’étaient peut-être même pas vrais. Mais l’avertissement du vieux capitaine m’est heureusement revenu en mémoire lorsque j’ai vu l’affreux rouquin mettre subrepticement la main sous sa longue veste. J’ai fait un bond en arrière, ce qui m’a valu un coup de sa dague dans l’épaule plutôt que dans le cœur. J’ai attrapé un tabouret, je le lui ai balancé dessus pour me donner le temps de dégainer. Bien sûr, le couard s’est enfui par la fenêtre avant que je puisse le larder de coups d’épée bien mérités. Je ne l’ai pas pourchassé parce que ma blessure me faisait plus souffrir que mon orgueil mis à mal. Je devais rapidement découvrir que les Ashepergins assaisonnaient de poison leurs étranges lames en forme de bec. J’en ai été quitte pour quinze jours de fièvre et de délire. C’est certainement à cause de cette mixture maligne que, tant d’années après, cette maudite blessure me fait encore mal. Quoique pas pour longtemps...
Le grain m’a laminé. Je vais m’étendre quelques heures. Je ne pense pas que la mer remette ça.
9ème jour du mois d’Espérance
Des nuages au ventre noir ont traversé le ciel tout au long du jour. Heureusement, ils n’ont pas crevé au-dessus du Bélier. Au soir, le vent a tourné et les a chassés vers le sustriôn. J’ai craint toute la journée un retour de la tempête. Je me sens las, vidé de mon énergie. A mon âge, une autre journée comme celle d’hier m’aurait sans doute achevé.
Cent trente-six ans... une longue vie. Une belle et longue vie. Que de routes parcourues sur terre et sur mer ! Que de femmes aimées et fécondées pour assurer la prééminence de la familia ! Que d’enfants aimés et élevés à tour de rôle pour garantir ma continuité !
Cent trente-six ans... il était temps pour moi d’accomplir ce voyage et pourtant, je ne suis pas si décrépit que cela. Juste fatigué à cause de la tempête.
J’avais cent ans lorsque ma chère mère est morte avec le regret de ne pouvoir choisir ma vingtième épouse. Elle a consacré une partie de son existence à chercher et surtout à trouver les femmes susceptibles de me rendre heureux. J’étais son fils premier. Elle a eu d’autres enfants avec ses autres maris mais je crois qu’elle conservait pour mon père des sentiments puissants dont je bénéficiais. Je l’ai pleurée longtemps et ce n’est qu’au bout des dix années de deuil que j’ai convolé avec ma dernière épouse, une jeunesse de soixante ans.
J’ai l’impression que ma mère m’accompagne dans mon voyage. Parfois, c’est comme si elle se tenait assise à la proue, ses longs cheveux blancs s’échappant de son voile sombre et ondulant comme des algues au gré du courant. Elle tourne vers moi son doux regard bleu et me sourit tendrement.
Sans doute, cette nuit, vais-je traîner mon matelas sur le pont et rêver à elle sous la lumière des étoiles réapparues.
10ème jour du mois d’Espérance
Belle journée, les Vangélos soient bénis ! Quelques oiseaux de mer sont venus criailler autour du Bélier puis se sont éloignés, peut-être déçus de l’avoir confondu avec un bateau de pêcheurs. Pourtant, il ne doit pas se trouver beaucoup de navires pêcheurs par ici. Ils évitent ces parages. Les gens de mer sont très superstitieux. On ne se rend aux abords de l’île des Jacamangaux que pour une seule raison et pour avoir une chance d’y parvenir, il faut y croire dur comme fer !
Coucher de soleil sanglant. Des nuées pourpre barrent l’horizon où vient de s’engloutir le soleil. Des rayons écarlate strient le ciel mauve comme autant d’épées. Pourquoi est-ce que je pense soudain à la guerre ? Je n’y vois plus suffisamment pour écrire. Je vais chercher un lumignon.
Voilà. Je m’installe sous les étoiles naissantes à des milliers de brasses des Royaumes et des Primautés sur le sol desquels les humains se livrent régulièrement à leurs jeux sanglants. Leurs réactions puériles prêteraient à rire si elles ne se soldaient pas à chaque fois par des milliers de morts et des terres ravagées. Et dire que dans ma jeunesse, j’ai moi aussi défilé fièrement avec d’autres abrutis de mon acabit, le poing serrant la garde de mon épée et le crâne emboîté dans un casque rutilant. Si je me souviens bien, le Primat Matafuhil, ou peut-être Vindellas, avait fait proclamer que les Marquitains, nos turbulents voisins, voulaient s’approprier les îles du Devant et que nous, les braves Ascorriens, nous n’allions pas les laisser faire. Avec enthousiasme, nous avions brandi les fanions et nous avions rejoint les rangs de l’armée régulière. J’avais chanté avec les autres. Puis j’avais vite déchanté. Les fameuses îles s’étaient révélées n’être rien de plus que des rochers couverts de déjections d’oiseaux qui ne justifiaient en rien les centaines de camarades tombés autour de moi. J’avais vomi mes tripes dans la boue rouge du champ de bataille. J’avais maudit le Primat, les généraux et les Presbytiens qui disaient que les tués du jour allaient rejoindre les Vangélos sans avoir à attendre le jour des Elévations. Je m’étais méprisé d’avoir cru leurs beaux discours. Et je m’étais juré de ne plus prendre l’épée contre quiconque. Bon, j’ai rompu ce beau serment plus d’une fois mais seulement dans des cas de légitime défense ! Pacifiste ne signifie pas doux dingue... Quand un Valashaot vous attaque toutes lames dehors dans le but bien connu de vous arracher le cœur pour agrémenter ses rituels barbares, vous ne réfléchissez pas deux fois avant de brandir votre épée et de lui trancher la tête ! Pareil pour les Bisbilleurs ! Ils ont beau être de petite taille, à peine plus grands qu’un gamin de dix ans, le seul langage qu’ils connaissent, c’est celui du sifflement de leurs sabres et il faut posséder le sens de la répartie lorsqu’on veut commercer avec eux. Et les Apoutrides ! Mes aïeux ! Plus mauvais qu’eux, je n’en ai jamais rencontrés. Et pourtant j’ai bourlingué sur la plupart des mers du monde, j’ai sillonné pas mal de pays aussi. Ces maudits Apoutrides surgissent de la brume crapaudine sur leurs nefs peintes en noir et se ruent à l’assaut des navires marchands. Ils ne tuent pas leurs victimes, enfin pas tout de suite. On dit qu’ils les engraissent et les dégustent lorsqu’elles sont bien grasses. Quoiqu’il en soit, ces infâmes mangeurs de chair humaine ne m’ont pas mis à leur menu. Ce sont eux qui sont allés nourrir les poissons.
Suis fatigué, là... septième jour de mer sans parler de la tempête d’avant-hier. Plus de mon âge ! Si j’en crois les étoiles qui constellent le ciel au dessus de ma tête chenue, l’île des Jacamangaux n’est plus très loin. Selon le vent, il me reste un ou deux jours de navigation. Alors je pourrai me reposer pleinement.
11ème jour du mois d’Espérance
Tout au long du jour, la mer m’a offert un véritable festival. Dans le ciel opalin, s’est levé un soleil incandescent. Le faisceau de ses rayons formait une gloire qui arrachait aux vagues des diamants éphémères. N’importe qui se sentirait l’âme d’un rimailleur devant un tel décor. Et puis, alors que l’astre entamait sa course descendante, j’ai eu droit au clou du spectacle : une félisse bleue accompagnée de son petit ! Ces mammifères marins se montrent rarement aux humains qui partagent leur élément. Nous dessus et eux dessous. Ils doivent bien monter pour respirer mais le font sans doute lorsque aucun navire n’est dans les parages. Quelle majesté et quelle splendeur ! Longue comme dix fois le Bélier, la félisse nageait ou plutôt glissait dans l’eau écumeuse parallèlement à mon bateau. Celui-ci faisait figure de jouet en comparaison. Pourtant je n’ai ressenti aucune peur : elle était si belle. J’ai su tout de suite qu’il s’agissait d’une femelle parce qu’un félisse miniature s’ébattait à son côté. M’ont-ils vu ? Ils n’ont pas dévié de leur chemin et se sont peu à peu éloignés vers le sustriôn, me laissant ébloui par les reflets turquoise de leurs écailles étincelant sous le soleil.
Juste avant de me préparer pour ma dernière nuit en mer, j’improviserai une action de grâce pour les Vangélos. Je ne suis pas vraiment pratiquant mais cette vision inattendue m’a rempli de gratitude et puis ça ne peut pas faire de mal, hein ?
Demain...
12ème jour du mois d’Espérance
Ici se termine mon voyage. Le voyage qu’a été ma vie, parfois immobile, plus souvent entre départs enthousiastes et retours plaisants. « Toujours la bougeotte ! » se plaignait ma mère. Dernière escale. J’arrive enfin au port. J’accoste au quai ultime. J’amarre ma vieille carcasse au débarcadère branlant. Point d’embarcadère sur l'île des Jacamangaux.
Les Jacamangaux... je les ai aperçus avant même de distinguer la ligne bleue des falaises au-dessus du moutonnement des vagues. Je pense qu’ils nous avaient repérés depuis longtemps. J’en ai compté une vingtaine. Leur vol a assombri le ciel au-dessus du Bélier. Muet de stupeur, j’ai contemplé leurs ventres argentés et l’envergure mordorée de leurs ailes. Il me semble impossible que des oiseaux puissent atteindre cette taille. Comment peuvent-ils parvenir à prendre leur envol et à élever dans les airs une masse aussi impressionnante ? J’ai imaginé avec effarement le calibre de leurs œufs. Quelques-uns se sont approchés du Bélier en virant sur une aile. J’ai pu apercevoir leurs yeux scintillants et leurs becs crochus. Ils ont tournoyé un moment, ombrageant le pont du Bélier comme autant de nuages d’orage puis ils ont repris le chemin de l’île. Me lançant comme une invitation à les suivre. Ce que j’ai fait sans hésiter. Ne suis-je pas venu pour cela ?
Les falaises se sont avérées bien plus hautes que je ne l’avais cru de loin. Une roche bleuâtre, lisse, impossible à escalader. Aucune crique, aucun mouillage... je commençais à m’inquiéter et à me demander s’il s’agissait bien de l’île des Jacamangaux lorsque ces derniers se sont engouffrés dans un étroit passage. Cette faille se perdait dans l’ombre d’un décroché de la falaise, c’est la raison pour laquelle je ne l’avais pas repéré. J’ai engagé le Bélier entre les parois verticales, terriblement rapprochées. Mais aucune appréhension ne me nouait la gorge. J’étais à quelques encablures de mon but. Les Jacamangaux n’avaient aucun intérêt à m’égarer. Enfin, guidé par les grands oiseaux, j’ai débouché, émerveillé, sur une vaste étendue d’eau. Celle-ci doit occuper tout l’intérieur de l’île. Hormis quelques défilés comme celui que le Bélier a franchi, elle est circonscrite par des falaises aussi abruptes que celles de l’extérieur. Les vagues viennent doucement mourir sur la grève qui en borde le pied. Elles clapotent contre les coques des épaves qui s’y sont échouées. Couchées sur le flanc, par centaines, elles attendent que la mer et le temps les rongent lentement. Ces carcasses de bois aux textures riches et variées, aux couleurs parfois vives malgré les intempéries ont fait leur temps, elles ont parcouru les mers, elles ont bravé les tempêtes. Maintenant elles se reposent. Quelques-unes sont là depuis si longtemps que leurs coques éventrées s’incrustent dans le sable où elles finiront pas se dissoudre. D’autres, plus récentes, semblent prêtes à reprendre la mer avec un équipage de gabians. Ces derniers quittent leur poste sur les mâts guenilleux et tournicotent au-dessus du Bélier. Leurs criaillements souhaitent la bienvenue au nouvel arrivant. Je cherche une place libre sur la rive pour y coucher mon bateau. L’étrave racle le sable, le Bélier s’immobilise et s’incline doucement sur le flanc. Je souris et emplis mes poumons de l’enivrant effluve que distillent les membrures gorgées d’eau salée.
La fin traditionnelle d’un bateau et de son maître est le naufrage au fond des mers et plus rarement sur les côtes. Pour ceux qui ont survécu aux tempêtes et atteint la limite d’âge, le cimetière des bateaux de l’île des Jacamangaux est une fin naturelle, voulue, une décision irrévocable. En une tradition ininterrompue depuis des centaines voire des milliers d’années, les marins ont toujours voulu s’échouer pour l’éternité avec leurs vieux compagnons. Il se dégage de ce lieu une nostalgie d’une douceur tellement douloureuse que des larmes de bonheur coulent sur mes joues tannées par une vie bien remplie.
Nos deux carcasses se balanceront mollement au gré des vagues léchant avec gourmandise la grève où se décomposent sans hâte les trop vieux bateaux habités par le fantôme de leurs capitaines.
C’est un texte frais, original, de qualité (en terme d’écriture), mais lent. C’est un peu lourd sur la longueur, ça manque de punch, d’élément(s) perturbateur(s). Là c’est la narration/description d’un bonhomme, alors ça contient certes un intérêt, mais cet intérêt s’épuise au fil du récit. Dommage ! On tenait peut être un très bon texte, mais il manque cruellement de l’étincelle qui bouscule les choses. Il faut pas s’attendre à des scènes d’actions, du suspens, tout ça. Il faut le prendre particulièrement, à part, et bien se dire que c’est les derniers jours d’un homme, qui vient tranquillement s’échouer sur la plage (très belle image d’ailleurs). Dans ce sens, le contenant correspond au contenu. Evidemment, tout ce qui est technique et tout ça, c’est maîtrisé, rien à redire. Peut être que la même chose en plus condensé aurait été plus profitable. Là on a l’impression que tu as voulu honorer la limite de 10 pages, du coup c’est long pour être long, presque. Le traitement du sujet est un peu biaisé, mais pourquoi pas, il n’y a aucune contrainte.
Pour l’idée en elle-même, le monde, je trouve ça bien, c’est un des principaux intérêts du texte. L’idée que chaque femme peut avoir plusieurs maris et chaque homme plusieurs femmes, c’est rigolo. Peut être que ça aurait mérité d’être explicité un peu plus, développé.
En somme ça reste très original, mais ça manque de vitamine C.
(Je ne donne pas dans le détail, car il n’y a rien à redire de notable)
Bonnes idées pour la suite
There's something rotten in the kingdom of Blizzard...Chevalier du Haut Verbeex Responsable des CL / Membre du Conseil RP / Modérateur / Newser
Je suis d'accord avec le commentaire du jury (Sandra, y'a toujours pas de s après chaque, c'est comme pour les réponses précédées d'un poumps ).
Le rythme est trop lent pour moi, et l'effet d'attente parfaitement créé pendant la première moitié du texte s'essoufle ensuite. Même la tempête ne m'a pas convaincu, comme si elle était trop "molle". J'attendais quelque chose de plus !
Ceci dit j'ai bien aimé le "flou" quand le genre "carnet de bord" passe au souvenir biographique, mais je n'ai pas vraiment réussi à savoir si c'était voulu ou pas... cela n'a toutefois pas une grande importance .
Au final, j'ai plus apprécié le passé du marin que son présent, et même, au bout d'un moment, que son mystérieux futur. Pour le coup la mini autobiographie m'a beaucoup plu .
Chevalier un jour, Chevalier toujours ! Montjoie Saint Denis et Tutti Quanti !
J'ai un peu trop tenu à honorer les dix pages, semble-t-il ! Je voulais faire : une page du journal de bord, un jour du voyage, un souvenir éveillé par un événement ou un objet. Peu d'action hormis la tempête... bon, je ne connais pas grand chose à la mer donc je conviens que ça doit sembler "mou", comme tu dis.
Il s'agit du voyage d'un vieil homme vers son dernier port, donc je ne voyais pas l'intérêt d'écrire trop de péripéties. En fait, j'ai écrit le texte en quelques heures sans le relire à fond. Avec plus de temps, peut-être que je l'aurais amélioré question rythme mais pas sûr.
J'ai posté ça hier, pis je l'ai enlevé en attendant la réaction de l'auteur Ayé, on sait qui c'est. Alors je remets aujourd'hui :
"Pas tout à fait d'accord avec le jury concernant le rythme. Il y a, selon moi, un parallèle avec le cimetière des éléphants, et j'imagine mal un récit de la retraite d'un grosse bébête à un rythme effréné. Avez vous vu les films de Tarzan (Johnny Weissmuller) en blanc et noir ? D'autant que pendant la retraite, l'éléphant peut encore vivre quelques mésaventures, tel notre navire qui affronte sa dernière tempête. Donc cette lenteur me paraît tout à fait appropriée. Bravo pour ce texte et pour le monde qui y est décrit à travers le souvenir du personnage."
Je n'ai pas particulièrement trouvé ce texte lent. Au contraire j'ai trouvé qu'il était bien mené et ce rythme d'une page du carnet par jour me semble bien. J'ai pris beaucoup de plaisir à le lire... alors merci et bravo.