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J'ai tué. Parce que j'en avais envie. Tout simplement. J'ai pris de
nombreuses vies avec mon poignard, et plus encore se sont éteintes sous le
joug de ma magie. Et voilà que je passe en jugement. S'il y a une chose qui
peut rassembler les Seigneurs Sorcyers et leur faire oublier leurs querelles
futiles, c'est bien la perspective de condamner un criminel. Un Egaré, comme
ils disent. C'est assez ironique quand on y pense.
Je sais ce que vous vous dites. Comment quelqu'un d'aussi génial que moi
a-t-il pu se laisser attraper comme un vulgaire bandit ? Pourquoi n'a-t-il
pas échappé avec brio à cette maudite embuscade ? La réponse est simple.
C'est sa faute à Elle. Elle qui a mené l'assaut. Elle qui a contré mon
pouvoir. Elle qui m'a immobilisé puis assommé. Elle qui me comprends. Je ne
cesse de l'observer depuis le début du procès, mais elle évite mon regard.
Elle se tient quelques mètres devant moi, ses long cheveux roux cascadant
sur ses épaules. Je ne la vois que de profil, mais j'ai l'impression qu'elle
est mortellement indifférente à ce qui se passe ici. Peut-être ne suis-je
qu'une victoire de plus pour elle, un autre Egaré qu'elle aura arrêté à
temps pour éviter au monde d'autres destructions.
Mais non, je sais que c'est plus que cela. J'ai vu l'éclat de ses yeux
bleus lorsqu'elle a bloqué la vague noire de magie qui s'abattait sur elle.
Farouche exultation. Cette femme est une guerrière. Elle n'est véritablement
heureuse que dans la folie furieuse du combat, lorsque les flèches sifflent
à ses oreilles et que la mort la frôle à chaque instant. Elle me ressemble
à
bien des égards. Mais nous ne sommes pas du même bord. Elle fait partie de
ce corps d'élite qu'on nomme les Aigles, chargé de traquer les Égarés et de
les mettre hors d'état de nuire. Moi, je suis un homme qui a choisi la route
sombre, sans espoir de retour.
La voix pompeuse du Juge me tire de mes pensées :
— A présent, le verdict va être rendu.
J'écoute d'une oreille distraite : je connais déjà la sentence qui va être
prononcée à mon encontre. Quelque soit les crimes commis, c'est toujours la
même pour les adeptes de la Route Sombre.
— Le Conseil reconnaît l'Egaré ci-présent comme coupable et entièrement
responsable de ses actes.
Le regard du Juge balaye la foule, comme s'il mettait quiconque au défi de
le contredire. Je lâche un petit rire qui se perd dans la mer de silence
qui nous entoure. Il me semble qu'Elle a frissonné, mais je n'en suis pas
sûr.
— En conséquence, poursuit le Juge en pinçant les lèvres, la sentence
est...
La mort ? Non... Ces imbéciles n'oseront pas me tuer. Aucun Égaré
suivant le Voie Sombre n'a été exécuté depuis l'incident d'Yrtal. Et pour
cause... Ils ont bien trop peur de ce que ça représente. Sans compter que
c'est la source même de notre magie, cette magie qu'ils redoutent tant. La
Nécromancie. Pas la mort, donc. Ce qui nous laisse... — L'exil.
***
J'ai sauvé d'innombrables vies en accomplissant mon devoir. En l'arrêtant,
lui. Ne dois-je pas me réjouir ? J'ai capturé à moi seule le plus dangereux
Égaré de ces dernières années, celui dont la sinistre réputation n'a
cessé
de grandir au rythme des meurtres sanglants qu'il accomplissait. Ma
résistance à sa magie en a étonné plus d'un, à commencer par moi-même.
Tous
les novices Aigles commencent par apprendre que le Feu Noir est mortel pour
quiconque le touche. Il ne laisse dans son sillage que cendre et os. C'est
pour cela que parmi tous les Égarés, les Nécromanciens — les seuls à
pouvoir
l'employer — sont les plus redoutés. Or je n'avais pas seulement touché la
vague destructrice de magie qu'il m'avait envoyé, elle m'a enveloppée et
j'ai survécu. L'air ahuri qui s'était peint sur le visage de mon ennemi m'a
empli d'une joie sauvage, et je l'ai assommé en utilisant toute la puissance
de mon sort paralysant.
Pour ce coup d'éclat, je suis en passe de devenir la plus jeune capitaine
que les Aigles ait jamais connu. Pourtant, tout ceci me laisse un goût
d'inachevé.
— Tu délires, me dis-je à moi-même. C'est la meilleure chose qui
me soit jamais arrivé. Maintenant tout ce qu'il me reste à faire, c'est
d'accompagner le Nécromancien sur l'île et m'assurer qu'il y reste.
L'île...
Vu de loin, elle me paraît minuscule. Et je sais que ce n'est pas qu'une
impression. On peut faire confiance au Conseil pour avoir choisi la plus
petite et la plus inhospitalière des îles de Bremya. Bremya,
l'archipel-prison. Du moins est-ce ainsi qu'on l'appelle, je ne connais cet
endroit que de réputation.
Et nous y voilà. Après trois jours de voyage sur le bateau contrôlé par
les
mages des Éléments, l'île se dresse devant nous, minuscule amas de sable
défiant l'immense océan. Une chaloupe est mise à l'eau, et le Nécromancien
y
prend place, étroitement surveillé par deux Aigles, tandis que deux autres
se mettent en position pour ramer. Quatre hommes ? Le sous-estiment-ils à ce
point ? Un étrange pressentiment me traverse et je ne peux m'empêcher de
crier :
— Attendez !
Je saute dans la barque en ajoutant :
— Je viens aussi, c'est plus prudent.
Le sourire de l'Egaré me glace le sang ; je sens ses yeux noirs se poser
sur moi pour ne plus me lâcher. Je me force à observer chacun de ses gestes
tout en évitant son regard. Les mains attachés, il ne peut pas faire grand
chose, mais la sensation qui m'a frappée sur le navire ne me quitte pas.
Serait-ce de la peur ? Plutôt de l'appréhension. L'impression qu'il prépare
quelque chose.
Il contemple l'île qui se rapproche inexorablement, sans manifester la
moindre émotion. Quel que soit ce qu'il ressent, il n'en laisse rien
paraître. Je porte à mon tour mon regard sur l'île. Elle est inhabitée,
bien
sûr, et les chances d'y trouver un animal sauvage suffisament gros pour
alimenter le pouvoir du Nécromancien sont inexistantes, le Conseil y aura
veillé. Tout au plus y a-t-il quelques abres en son centre.
La barque s'échoue sur le sable blanc de la plage. Je fais un signe aux
deux Aigles et ils empoignent fermement l'Egaré. J'ordonne aux rameurs de
rester ici et de se tenir prêt à repartir.
— Les autres, suivez-moi.
Je traverse l'étendue de sable, m'arrête à la lisière du bosquet d'arbres,
et embrasse toute l'île du regard. Un instant je songe — un instant
seulement — que ça doit être une existence bien monotone de vivre ici. Puis
je me rappelle qui est l'homme derrière moi, ce qu'il a fait, comment il l'a
fait, et l'étincelle de pitié que j'aurais pu éprouver se retrouve noyée
sous des trombes de rage, de dégoût et de haine. Je me retourne et pose sur
lui un regard froid comme la mort.
— Cette île sera ton tombeau, maudit Nécromancien.
La phrase, prononcée d'une voix dure, ne semble pas avoir d'effet sur lui,
et il se contente de sourire. Je plisse les yeux et le torrent de rage me
submerge à nouveau. J'aimerais pouvoir effacer cet odieux sourire de son
visage, le taillader jusqu'à ce qu'il n'en reste plus qu'une bouille
sanglante, le faire hurler, l'entendre m'implorer, me supplier de l'achever.
Mon corps, mon esprit et mon âme hurlent un seul mot à l'unisson. Vengeance.
Mais je ne peux pas. Pas sans devenir comme lui. Et il y a les ordres. La
hiérarchie. A mois que...
— Laissez moi seule avec lui.
Mes deux subordonnés sursautent et s'apprêtent à protester.
— C'est un ordre !
J'ai presque hurlé, et ils réagissent immédiatement, faisant demi-tour pour
revenir vers la barque. Je transperce le Nécromancien du regard, comme s'il
était la proie et moi le fauve. J'aimerais que ce soit si simple. J'ouvre la
bouche pour dire quelque chose, n'importe quoi pourvu que cela le force à
m'attaquer, mais il me prend de vitesse :
— Le Conseil... tous ces Seigneurs Sorcyers... siffle-t-il d'une voix lente
et calme — trop calme pour un homme dans sa situation. Ce sont des idiots,
au dela-même des mes espérances.
Il lève les yeux vers moi et je reste figée sur place. Tant de pouvoir dans
ses pupilles... Mon cœur bat la chamade, tous mes muscles sont paralysés. Je
sais ce qu'il va se passer. Je l'anticipe. J'en ai presque le goût terrible
dans la bouche. Cendre et os.
— Connais ton ennemi, connais ton ennemi... murmure-t-il. Quelle erreur
d'avoir choisi cette île...
Un sourire de dément se dessine sur ses lèvres. Je veux esquisser un
mouvement, crier, prévenir quelqu'un, mais je n'ai plus le contrôle de mon
corps. Je suis condamnée à voir ce sourire s'élargir, tout en sachant ce qui
va se passer dans quelques secondes, tout en sachant qu'il vont tous mourir.
— La terre est mémoire, dit-il encore.
Et le monde s'efface sous l'avalanche du Feu Noir.
***
Le pouvoir. Rien ne vaut le pouvoir. Il est la sève, le divin nectar,
l'essence même de la vie. Parcourant mon corps comme une décharge
électrique, irriguant muscles, peau, nerfs, tendons, il chante dans mes
veines alors que je déchaîne le Feu Sombre. Mes liens disparaissent avec un
grésillement, volatilisés par la chaleur. Je lève les bras au ciel et
redouble la puissance de ma magie, riant toujours, défiant le ciel de
m'arrêter.
La vague noire est partout à la fois, bourdonnant sur sa peau à Elle,
léchant le sable, carbonisant les arbres, enveloppant le bateau d'une couche
de ténèbres pour le libérer des rats qui l'habitent. Porteuse de mort. Une
mort rapide, plus que je ne l'aurais voulu, mais si Elle survit, elle sera
suffisante, oh oui, amplement suffisante.
Au terme d'une minute d'extase, je relâche mon emprise sur la magie puis la
dissipe d'une simple pensée. Je sonde les réserves de puissance de l'île,
bien que je sache pertinemment les avoir à peine entamés. Sur le millier
d'âmes emprisonnées, une seule m'a suffit pour invoquer le Feu. Une seule,
alors qu'en temps normal il en faut dix. Ces gens ont dû être tués d'une
manière particulièrement atroce. C'est encore mieux que ce que j'espérais.
Un son rauque parvient à mes oreilles. Quelques secondes me sont
nécessaires pour comprendre qu'il s'agit d'une respiration. Pas la mienne.
Mes dents se découvrent en un sourire de squale et je baisse les yeux.
Étendue sur le sable, Elle semble inconsciente. Quelques mèches de ses
cheveux sont brûlés, taches noires qui tranchent sur le roux, mais pour le
reste elle semble intacte.
Plus résistante qu'il n'y paraît...
Sa vue m'inspire à la fois irritation et soulagement. Irritation, car c'est
la seconde fois qu'elle survit au Feu Noir, et du diable si je sais comment
elle s'y prend. Soulagement, car j'aurais été déçu qu'elle meure si vite,
alors que j'ai tant de projets pour elle. Prudence, cependant. Je puise une
autre âme dans la terre de l'île pour tisser un sortilège qui la maintiendra
immobile. De lourdes chapes de ténèbres s'entortillent autour de ses
poignets et chevilles. J'esquisse un sourire et m'autorise alors à
contempler mon œuvre.
Mon regard ne rencontre que cendre et os, à ma plus grande satisfaction. Le
sable de l'île est passé de blanc au noir le plus pur, avec ça et là de
petits éclats brillants. Il ne reste rien du semblant de forêt, si ce n'est
une odeur de bois brûlé. Plus de barque, ni de rameurs. Quant au bateau...
je distingue sans peine l'épaisse substance grise qui flotte sur l'eau à
l'endroit où il se trouvait auparavant.
Quelle bande d'imbéciles.
Un grognement derrière moi. Je me retourne pour la voir se redresser
laborieusement en position assise. Ses yeux s'agrandissent lorsqu'elle
réalise l'ampleur des dégâts. J'observe avec intérêt les émotions se
succéder sur ses traits : incompréhension d'abord, puis horreur, dégoût,
pour en arriver à rage et haine. Elle serre les dents, ses muscles se
tendent, et je suis certain qu'elle m'aurait sauté dessus si les liens de
ténèbres ne lui interdisaient pas tout mouvement. Pour finir, elle parvient
à articuler un mot qui tient plus d'un grondement de fauve que d'un phonème
humain, mais que je comprends néanmoins.
— Comment ? Oh, c'est très simple. Tu dois savoir, j'imagine, que les
Nécromanciens tirent leur pouvoir de la mort. Des âmes séparés de leurs
corps, plus précisément.
Je m'accroupis et saisis une poignée de sable, laissant s'écouler un à un
les grains.
— Ce que tu ne sais pas, c'est qu'il est possible, en quelque sorte, de
'stocker' ces âmes. C'est exactement ce qu'a fait quelqu'un sur cette île,
il y a longtemps. Je ne connais pas tous les détails, mais peu importe. Ce
qui compte, c'est le millier d'âmes qui dorment sous mes pieds, prêt à
servir le moindre de mes désirs.
Elle baisse la tête, et l'espace d'un instant, je peux presque sentir la
rage aveugle qui l'habite. Elle demande entre ses dents :
— Tu le savais ? Tu connaissais l'histoire de cette île ?
— Hé bien, non, avoué-je en savourant l'ironie de la situation. Ce ne sont
que des suppositions de ma part, mais je pense que le sacrifice de ces gens
remontent à quelques centaines d'années. Il faut croire qu'aucun
Nécromancien n'a posé le pied sur ici durant tout ce temps. Quelle chance
pour moi que le Conseil ait choisi précisément cette île, sur la petite
centaine qu'en compte l'archipel...
Une nouvelle fois son corps se tend comme la corde d'un arc. Ses yeux —
d'un magnifique bleu — se fixent sur moi, animée d'une haine brûlante. Si un
regard pouvait tuer, je serais mort sur-le-champ.
— Et maintenant ? gronde-t-elle.
— Maintenant, c'est l'heure de passer aux choses sérieuses.
Je l'empoigne par les cheveux et la traîne jusqu'au centre de l'île, sans
prêter attention à ses cris et ses tentatives pour se libérer. Je la lâche
brutalement et examine les environs. L'endroit dégagé et le sol sans
aspérités vont me faciliter la tâche. Tracer un pentacle n'est jamais
facile, autant le faire dans de bonnes conditions.
— Sale uzynerk sans âme !
Je lève un sourcil étonné.
— Où sont passés la politesse et le bon goût ?
— Partis en cendre avec les corps de mes amis, crache-t-elle.
Elle plante ses yeux dans les miens et ajoute d'un ton agressif :
— Tue-moi aussi ! Allez, tue-moi ! Je sais que tu en as envie, qu'est-ce
qui te retiens ?
Je lui souris doucement et réponds du bout des lèvres :
— Non.
Son crachat m'atteint en plein dans l'œil gauche. Je l'essuie, toujours
avec la plus grande sérénité.
— J'ai encore besoin de toi, ma chère. (Comme elle ne réagit pas, je
poursuis Je suppose que tu ignores le but ultime de tout Nécromancien. Ce
n'est pas quelque chose que nous crions sur tout les toits.
Silence. Puis elle renifle et murmure :
— Sans doute pas.
— Il faut dire aussi que très peu d'entre nous ont réussi à ce jour.
Invoquer Ceux-de-Nebiros demande un nombre conséquent d'âmes...
Cette fois, elle relève la tête, l'air incrédule.
— Les démons ? dit-elle en s'étranglant sur le mot.
Je hoche la tête, amusé.
— Seuls les ignorants les appellent ainsi.
Le teint livide, elle me dévisage comme si elle ne parvenait pas à croire
ce qu'elle entend.
— C'est de la folie... vouloir contrôler une telle créature... C'est...
Elle laisse sa phrase en suspens, incapable d'aller jusqu'au bout de sa
pensée.
— Oh, mais je ne lui laisserais pas le choix. Je le scellerais ici,
indiquai-je en désignant ma poitrine. Dans mon corps, il m'apportera toute
sa puissance, mais restera sous mon contrôle. Et ensuite... j'irai régler
mes comptes avec ces chers Seigneurs Sorcyers.
Mon plan est parfait, et à l'instant où elle s'en aperçoit, une expression
de pur désespoir se peint sur ses traits. Ça ne dure qu'une seconde, pour
être aussitôt remplacé par une détermination sans failles, mais je l'ai
vu.
— Pas tant que je serais en vie, lance-t-elle d'un air de défi.
Parmi le bon millier de réponse possibles, je choisi la plus théâtrale.
M'agenouillant pour me mettre à son niveau, je la regarde dans les yeux.
Dans ces formidables yeux bleus où passent tant d'émotions contradictoires.
Et je demande, doucement :
— Tu me tuerais ?
Sans ciller, elle approche son visage du mien, jusqu'à ce que mon champ de
vision se réduise à une mer bleu dans laquelle deux îlots noirs lancent
leurs éclairs mortels.
— Sans une seconde d'hésitation.
Et à cet instant, alors que nous sommes agenouillés dans le sable, les yeux
dans les yeux, emplis l'un et l'autre du désir de tuer, nos âmes se
reconnaissent. C'est un phénomène étrange, impossible à comprendre pour
quelqu'un qui ne l'a jamais vécu. Un déclic se produit, les pièces du puzzle
s'emboîtent, et une partie de mon esprit ramène à la surface des souvenirs
enfouis, des souvenirs que j'avais oublié, ou plutôt que je m'étais efforcé
d'oublier. Des souvenirs d'une autre vie.
Et je comprends tout, dans un brutal éclair de révélation qui ne laisse
aucune place au doute. Et je sais qu'elle aussi, elle a compris. Ses
pupilles se sont agrandis sous le choc. Alors je répète, encore plus
doucement, comme un murmure :
— Tu me tuerais, Lyanne ? Tu me tuerais, mon amour ?
***
Non. Non. Non. Impossible. Ça n'est pas vrai. Ça ne peut pas être vrai.
Ça ne peut pas... Et pourtant si. Se répéter mille fois le même mensonge ne change rien à la
réalité des choses, et au fond de mon cœur, je sais qu'il dit vrai. Une
vérité brûlante, qui fait mal, mais que mon âme ne peut renier. Je prends
une brusque inspiration et ferme les yeux pour échapper à l'emprise de son
regard ténébreux. Je sens son sourire sans même le voir, et comprends que
quelque part, j'ai toujours su qui il était. Je l'entends se relever et
faire quelques pas.
— Ça doit dater de notre dernière vie, juste avant celle-là, pour que les
souvenirs soient si forts, dit-il d'une voix neutre. Étrange destin que le
nôtre, tu ne trouves pas ?
Je reste silencieuse. Que pourrais-je répondre ? Il se met à rire, puis
reprends :
— D'une certaine manière, c'est parfait. Ton sang est lié au mien, comme le
prouve ta résistance au Feu Noir, alors il n'en sera que plus fort.
Il se penche pour ramasser quelque chose dans le sable, quelque chose qui
brille au soleil, puis revient vers mois, tenant fermement le morceau de
verre.
— Qu'est-ce que tu vas faire, Rheyn ? dis-je sans pouvoir réprimer un accès
de panique.
Il s'agenouille devant moi en souriant et siffle un mot que je ne comprends
pas. Mes bras se tendent contre ma volonté. J'ai beau vouloir les replier,
je ne peux pas lutter contre les ténèbres qui enserrent mes poignets. Son
poignard improvisé s'approche et tranche. Tranche ma chair, fait couler le
sang.
— Quel précieux liquide, chuchote-t-il.
Il en badigeonne sa lame de verre jusquà ce qu'elle en soit entièrement
recouverte, puis s'éloigne tout en traçant quelque chose sur le sol. Un
pentacle. J'en reconnais la forme, car j'ai étudié cette magie — connais ton
ennemi. Il est destiné à invoquer un démon. Et quel démon ! Je frissonne en
découvrant l'enchevêtrement des lignes de forces.
Saryniel...
Le plus puissant de Ceux-de-Nebiros. Invoqué une seule fois dans notre
longue, longue histoire, il est à l'origine de l'incident d'Yrtal. Ce fut la
première et la dernière fois que nous exécutâmes un Nécromancien. Au
moment
précis de sa mort, Yrtal se servit de son âme pour appeler le démon. En
quelques secondes, la ville fut rasée, et tous les habitants périrent. Par
chance, l'âme d'Yrtal n'était pas suffisante pour ancrer véritablement le
démon dans notre dimension, et ils disparut sans avoir l'occasion de faire
plus de dégâts.
Et ce fou veut l'invoquer à nouveau. Sans parler de le sceller dans son
propre corps. A supposer qu'il y parvienne, il perdrait très certainement la
raison. Saryniel serait libre de se déchaîner sur le monde.
Toutes ces pensées affluent à mon esprit alors que Rheyn termine de tracer
le pentacle et s'assoit en son centre. Il a couvert son corps de symboles
sanglants destinés à maintenir le démon dans sa chair. Il pose l'éclat de
verre à côté de lui et prend une grande inspiration.
— Ça ne marchera pas, dis-je.
— C'est ce qu'on va voir.
Il ferme les yeux et commence à psalmodier des mots dans une lange étrange.
A présent, ce n'est plus qu'une question de secondes. Je me débats de toutes
mes forces contre le sort qui me retient prisonnière. Mon esprit se heurte à
la texture ténébreuse sans parvenir à la briser. La terre se met soudain à
trembler, comme si les âmes cherchaient à s'en échapper. Un rayon d'un rouge
malsain tombe du ciel pour éclairer Rheyn d'une lumière sanglante. Une
question de secondes.
— Rheyn, je t'aime.
Les liens disparaissent sans un bruit. Ma main se referme sur le manche de
ma dague. Un bond. La lame frappe au cœur. Puis vient l'obscurité.
***
Il se lève. Ouvre les yeux. A ses pieds gît une humaine. Morte. Un éclat de
verre enfoncé dans son organe vital. Il se détourne de cette vision et
examine le corps. Son corps, à présent. Il est abîmé. Un morceau de métal
bien placé a arrêté le cœur, tranchant les veines indispensables à son bon
fonctionnement. Il n'en a cure.
Pour la première depuis longtemps — très longtemps — il est libre. Libre !
Du moins pense-t-il ainsi jusqu'à ce que son regard tombe sur les lignes
écarlates du pentacle. Piégé... Il est piégé par ce cercle tracé d'une
main
humaine.
Un hurlement de rage jaillit de sa gorge. Quiconque l'entendrait trouverait
qu'il y a quelque chose d'étrange dans ce cri. En fait, il n'est pas humain.
Mais il n'y a personne pour parvenir à cette conclusion. Il n'y aura
personne avant bien longtemps.
Et il hurle.
Et hurle.
Et hurle."
Le temps est idéal pour remettre le Bélier à l’eau. J’ai tout vérifié moi-même, de la cale au mât, de la poupe à la proue. Ce vieux compagnon tiendra bien dix jours de mer.
Le quai était désert lorsque j’ai appareillé. Je l’avais expressément ordonné. Je n’avais pas envie d’entendre les jérémiades plus ou moins sincères de mes descendants. Même les moins hypocrites se réjouissent à l’idée de partager mes dépouilles. En ce moment, alors que le vent des Crabes gonfle ma voile et que le Bélier creuse son sillage dans les eaux émeraude, ils tirent au sort les biens que j’ai accumulés en cent trente-six ans d’une aventureuse existence.
J’ai tout laissé à terre. Je n’en ai plus besoin. Ce ne sont que babioles qui m’ont procuré à un moment donné le plaisir de leur acquisition ou de leur possession. La maison où sont nés mes fils et où ils ont grandi avant de rejoindre leurs mères n’est qu’un assemblage de briques vernissées et de bois peint. Ma dernière fille, ma chère Ylanee, m’a quitté voici cinq années pour aller vivre avec son premier mari. Voici un mois, elle s’est installée dans sa propre demeure. Sa mère ne va pas tarder à lui dégoter un nouvel époux. Depuis le départ d’Ylanee, la maison me semblait bien vide. Ce matin, il m’aurait suffi de tourner la tête sans avoir à lâcher la barre pour voir le toit de tuiles de verre s’enflammer au soleil levant. Je n’en ai pas ressenti l’envie. J’emporte avec moi mon bien le plus précieux. Où plutôt c’est lui qui m’emporte sur la vaste et insondable mer. Mon navire...
Cher Bélier, tu as été ma part d’héritage et tu as changé le cours de ma vie en une vie au long cours. Lorsque mon père a pris la route sur son antique carriole peinte, nous avons, mes frères, mes sœurs et moi, jeté les dés de cornaline pour nous répartir la maison, les fermes, la manufacture, les charrettes de l’entreprise de transport et un bateau à la peinture écaillée. Sa voile brûlée par les tempêtes pendait le long de son mât comme un fantôme accablé. Il ne payait pas de mine mais malgré tout, il m’attirait. Il avait sans doute de nombreuses histoires à chuchoter à l’oreille de celui qui saurait en prendre soin. Lorsque le sort me l’attribua, je n’en eu aucun regret, malgré les railleries de mes frères. Je vendis les quelques champs que j’avais aussi reçus en partage et je consacrai la somme récoltée à la restauration du rafiot. Je fis repeindre sa coque en noir et or. Sa nouvelle voile rouge se verrait de loin sur les mers que j’allais parcourir des années durant : la mer des Courants, la mer Pourpre, la mer Froide, la mer de Lienshu, la mer des Iles Blanches... Je le baptisai le Bélier.
Ce nom m’était venu à l’esprit dès que je l’avais vu. Il semblait avoir cherché sa part de coups et de blessures mais portait fièrement ses plaies. « Bélier » était le surnom que m’avait donné ma mère qui avait eu tant de mal à m’élever. Mon père me faisait passer le goût du risque avec une bonne raclée mais dès que j’eus quitté sa maison pour aller vivre sous la garde de ma mère, je me mis à agir comme bon me semblait, souvent sans discernement. « Tu fonces dans les ennuis tête baissée comme un bélier ! » se lamentait ma pauvre mère.
Tiens, un exemple parmi tant d’autres :
Je venais d’avoir vingt ans. Je me surprenais à délaisser les jeux brutaux qui me liaient aux autres petits mâles du quartier et forçaient ma mère et mes tantes d’alliance à réparer les dégâts occasionnés à mon corps et à mes habits. Je m’intéressais désormais aux mystères qui commençaient à pointer sous les chemises des filles et dans leurs regards mouillés. Je plantais de plus en plus souvent mes camarades pour aller épier les donzelles en fleur lorsqu’elles se rendaient en bande à la fontaine ou sur la plage. Bien sûr, je savais que je ne devais pas leur parler ni même les approcher. Ma mère m’avait mis en garde :
« La première fille que tu auras la permission de côtoyer, Yostîn, sera celle que j’aurai choisie pour toi et dont le père aura accepté le prix ! Tu pourras alors la coucher dans ton lit et ensemencer son ventre.
- J’espère que tu la choisiras aussi belle que toi, avais-je susurré, flagorneur quoique sincère.
- Evidemment, mon Yostîn. Tu le mérites. Toutes les jeunes filles que je sélectionnerai pour mon fils seront de délicates fleurs parfumées. »
Inutile de préciser que la nuit suivante m’avait livré, consentant, à de rêves... agités.
Donc, je m’appliquais à ne pas prendre en considération l’avertissement maternel. Je pistais les insouciantes jeunes filles. L’une d’entre elles échauffait particulièrement mon sang. Cette brunette aux hanches larges et à la poitrine prometteuse vivait à quelques maisons de la nôtre. Je rencontrais parfois son père lorsque j’allais rendre visite au mien : un homme jovial mais prompt au courroux et, de plus, doté d’une carrure de bûcheron. Cela aurait pu me pousser à réfléchir mais je n’étais pas pour rien le « bélier ».
Ce qui devait arriver arriva : l’affriolante Arafella surprit mon manège et s’y prêta. La distance de sécurité fut vite franchie. Je mis une main tremblante sur les trésors enfermés dans son corsage et goûtai la saveur d’une bouche suave. Je méritais vraiment en cette heure mon surnom de bélier mais son père nous tomba dessus à l’improviste et me distribua suffisamment de coups de sa canne pour me laisser alité pendant une semaine. Dépité et honteux, je restais tranquille un bon mois avant de recommencer à accumuler les incartades. Mais je renonçai à approcher l’ardente Arafella... décision dont je n’eus pas à conserver un éternel regret puisqu’elle devint quelques années plus tard ma troisième épouse. Ma chère mère savait que je n’avais pas oublié mes premiers émois.
Arafella m’a donné deux fils qu’elle a si bien élevé qu’aucun des deux ne mérite le surnom de bélier.
Je vais ferler la voile et somnoler un peu.
5ème jour du mois d’Espérance.
Temps toujours au beau fixe. A l’estriôn, l’horizon est net de nuages. A l’oestriôn, la côte basse de l’Ascorra n’est plus qu’une ligne vaporeuse qui s’effacera bientôt. Le vent léger gonfle gentiment la voile fanée mais encore solide que je viens de dérouler. L’étrave peinte de frais fend les flots émeraude vers une destination presque mythique que ne répertorie aucune carte, l’Ile des Jacamangaux. L’existence même de ces grands oiseaux de mer dont on dit qu’ils nichent uniquement sur les falaises de cette île est souvent mise en doute. Mais ce n’est pas parce que personne n’en a vu qu’ils n’existent pas ! Il ne faut jamais jurer de rien.
Tiens, par exemple, un jour que je visitais la ville de Portopoto sur la grande île des Vascuans... bon, visiter n’est sans doute pas le terme le plus exact puisqu’à l’époque je trafiquais plus ou moins avec un autochtone répondant au nom invraisemblable d’Esprit du Vent frais, Berni Facasso Mapatel dans sa langue. J’achetais et je revendais des marchandises diverses et pas toujours approuvées par les autorités. Ma fortune commençait à prendre un confortable tour de taille. Je devais rentrer bientôt en Ascorra pour m’unir à ma deuxième épouse selon le souhait de ma mère. Elle voulait me voir convoler rapidement après le départ de Marcacia. Sans doute pensait-elle me garder ainsi plus longtemps à la portée de son envahissante tendresse ? Alors que j’arpentais les rues étroites et pentues de Portopoto, je décidai d’offrir des souvenirs typiques du lieu aux trois femmes de ma vie.
Donc, je m’aventurai dans le quartier commerçant. Je n’avais pas d’idées précises mais j’étais prêt à consacrer une belle somme à l’achat d’objets ou de parures qui satisferaient ma mère et mes épouses du moment, l’ancienne et la nouvelle. A l’époque, je devais être dans ma trente-cinquième année et je n’avais que deux épouses à contenter. Heureusement que j’accomplis un voyage sans retour car si je devais ramener un présent coûteux à chacune de mes vingt épouses, l’argent de la vente du bélier n’y suffirait pas.
Ce jour-là, je furetais dans les étals et les devantures à la recherche du cadeau idéal. Enfin, alors que j’allais me décider à acheter presque n’importe quoi pourvu que ce fût cher, je tombai en admiration devant un collier exposé derrière la vitre d’une boutique qui pourtant ne payait pas de mine. Translucides, délicatement rosées et d’une forme sphérique parfaite, les perles qui le composaient m’éblouirent. J’entrai et en demandai le prix au vieillard souffreteux qui se tenait accroupi comme un crapaud derrière le comptoir.
- Douze cents Flinnars, crachota-t-il.
- Douze cents ? répétai-je, abasourdi.
A ce tarif-là, j’offrais une remise à neuf complète à mon cher Bélier ! J’allais tourner les talons lorsqu’il ajouta :
- Ce sont des perles-dents.
Je le considérai en fronçant les sourcils puis haussai les épaules.
- A d’autres, grand-père. Je ne suis plus un gamin pour gober ces légendes.
- Tu es bien sûr de toi. Un peu trop arrogant. Tu t’ancres dans tes certitudes : ce que tu ne connais pas n’existe pas, hein ? Parce que tu n’as jamais rencontré de Farrune, tu nies l’existence des perles-dents.
J’émis un sifflement agacé :
- Trouvez un autre pigeon ou rabattez le prix.
Même si je ne croyais pas à l’origine des perles, j’imaginais parfaitement leur nacre sur la gorge tendre de Desticcia ainsi que le plaisir que j’éprouverais à attacher le collier autour de son cou ainsi qu’à l’enlever. Le vieillard sentit que j’hésitais à quitter son échoppe. Il sauta à bas de son tabouret et me fit signe de le suivre.
- Puisqu’il faut que tes yeux voient pour que tu croies, viens !
Je lui emboîtai le pas et nous parvînmes dans une arrière-cour close de tous côtés. Une cage trônait au milieu de la cour. Entre les barreaux de bois, j’aperçus une créature immobile. Notre irruption la sortit bientôt de sa torpeur et elle nous montra les dents... enfin, celles qui ornaient encore sa bouche, des dents sphériques, translucides, délicatement rosées. Il lui manquait toute la rangée du haut. C’était une vision presque obscène que cette bouche aux lèvres pleines et purpurines mais à demi édentée. La créature prisonnière ressemblait à une jeune fille hormis ses yeux sans sclérotique et le pelage mité qui protégeait son corps frêle. Le vieux marchand ricana.
- Nieras-tu maintenant l’existence des Farrunes ? J’ai capturé celle-là au cours de mon ultime voyage en Noertie, presque aux confins du monde habité. Douze cents Flinnars et si tu es encore dans les parages à la fin de la prochaine lunaison, tu pourras acquérir un second collier au même tarif. J’arracherai les perles-dents du bas quand les autres auront repoussé.
Je sortis précipitamment de la boutique et achetai sur le marché trois somptueuses tuniques brodées.
6ème jour du mois d’Espérance
Ciel dégagé. Mer calme. Juste assez de vent pour gonfler la voile et me maintenir dans la bonne direction. Si le temps se maintient au beau, peut-être ferons-nous le voyage en neuf jours voire huit. J’en ai profité pour nettoyer le pont à grande eau. Ce n’est pas qu’il était vraiment sale. J’ai toujours bien entretenu le Bélier même lorsqu’il était en cale sèche. Mais lui et moi, nous devons nous présenter à notre avantage. Nous ne sommes pas partis pour un voyage ordinaire ! J’ai donc tiré une dizaine de seau, une goutte d’eau dans l’immensité nacrée de la mer et j’ai frotté avec ardeur jusqu’à faire briller le bois verni comme de l’or. Mes vieux os rouspétaient mais j’ai fait la sourde oreille. En dernier lieu, j’ai briqué avec amour la figure de proue. Mes mains se sont perdues dans sa chevelure de fibres de lainfin tressées comme jadis dans les cheveux noirs et odorants de celle qui en fut le modèle. Mes doigts ont dessiné une fois de plus la courbe de ses arcades, la finesse de son nez, la moue mutine de sa bouche. J’ai rêvé aux baisers ardents dont les lèvres de chair m’avaient jadis enflammé sur la couche nuptiale. J’ai empaumé comme autrefois les seins fermes aux aréoles dressées. J’ai fermé les yeux et j’ai joui en souvenir du corps souple et chaud de Huilulla, ma douzième épouse et ma préférée entre toutes ces femmes dont mon attentive mère a comblé mon lit et ma vie. Ma superbe et incandescente Huillula est la seule à m’avoir véritablement causé du chagrin en laissant la mort l’emporter loin de moi. Et elle seule m’accompagne pour le dernier voyage.
7ème jour du mois d’Espérance
Je suis passé en fin de matinée au large du rocher des Sirènes. Je ne crains plus leurs chants envoûtants et cruels. Tous mes désirs sont derrière moi, accomplis ou abandonnés. Elles ont eu beau s’égosiller, elles ne m’ont pas attiré dans leur piège. Ce n’est pas la fin qui m’indispose mais le moyen. Me faire dévorer vivant par ces jeunes femmes aux dents longues, non merci ! Et puis, ce ne serait pas charitable de ma part de leur offrir ma vieille carcasse pleine de nerfs et de tendons, à la chair desséchée sous une peau recuite par les éléments. Pourtant j’ai aimé leurs chants et s’ils m’ont instillé quelques regrets, j’ai savouré ceux-ci saupoudrés du sel de la nostalgie et non du piment du repentir. Je n’ai pourtant pas toujours agi comme je le devais, loin de là. Comme la fois où je convainquis ma mère de demander pour moi la fille première de Ut-Natisp. Je savais parfaitement qu’un de mes frères de sang l’avait aperçue au cours de la cérémonie des Gouttes et rêvait d’en faire sa quatrième épouse. Quant à moi, ma dixième épouse venait de s’installer dans sa maison et je me sentais un peu seul. La belle Isbaoth passa non loin de mon regard concupiscent et éveilla mon désir. Avec insistance, je pressai ma mère d’intervenir auprès de Ut-Natisp avant la mère de mon jeune frère. Ce dernier ne supporta pas de voir sa belle entrer dans ma maison et rejoignit l’armée du Prident. Est-il encore vivant ? Nul ne le sait.
Ce soir, je vais m’étendre sur mon étroite couchette en pensant au pauvre Guerdan. J’implorerai les Vangélos de ne pas faire trop peser sur mon âme les tourments que je lui aie imposés.
8ème jour du mois d’Espérance
Au matin, mer calme, vent faible. Quelques nuées passant devant le soleil. Un peu de fraîcheur dans l’air.
Soudain, le vent passe au sus-estriôn en forçant rapidement. Le temps dégénère vite. La mer creuse de plus en plus, le vent hurle, les paquets arrivent de tous côtés. Le bélier prend la mer par l’avant du travers. La force du vent ne me permet bientôt plus aucune manœuvre de rattrapage. Je dois me contenter de barrer le bateau afin d’offrir le moins de prise à la tempête. Le pont est balayé par les vagues. Je suis régulièrement coiffé par des masses d’eau. Je m’affale, puis me relève en crachant l’eau salée. Je m’agrippe à la gouverne.
Les lames arrivent par derrière et couvre le bateau jusqu’à l’avant. J’ai peur qu’elles ne l’alourdissent jusqu’à le couler. Soudain, une énorme vague prend par le travers et couche le Bélier sur tribord. La voile couverte d’eau à plat sur la mer le retient un instant. Par bonheur, la toile se déchire et mon courageux bateau se redresse immédiatement. Tout ce qui se trouvait sur le pont a été emporté. Je parviens à mettre en fuite vent arrière. En m’éloignant de la dépression, je trouve une mer plus calme. J’estime les dégâts. Ils ne sont pas aussi importants que je le craignais. Quelques éraflures, le bastingage brisé par endroit, mais pas de voie d’eau. Je m’attelle à réparer la voile. En grimaçant à cause de la douleur à mon épaule droite... Une vieille blessure qui se rappelle à mon souvenir. Les rudes caresses de la tempête l’ont réveillée... Quatre-vingt-seize ans se sont écoulés depuis que je l’ai récoltée et pourtant, j’en souffre toujours.
Liandros me l’avait bien dit : « Méfie-toi des Ashspergins ! ». Mais moi, un jeunot d’à peine quarante années, je me croyais plus malin que tous ces anciens qui rabâchaient leurs aventures en les émaillant de conseils. Sûr que j’aurais mieux fait de l’écouter, le vieux Liandros ! Je n’aurais pas tenté de troquer ma cargaison contre les fabuleux joyaux que me faisait miroiter un grand escogriffe d’Ashspergin. J’aurais dû penser qu’il cherchait à s’approprier le bois bleu odorant que je ramenais de Xérotupy sans pour autant me céder ses jolis cailloux verts et bleux, qui n’étaient peut-être même pas vrais. Mais l’avertissement du vieux capitaine m’est heureusement revenu en mémoire lorsque j’ai vu l’affreux rouquin mettre subrepticement la main sous sa longue veste. J’ai fait un bond en arrière, ce qui m’a valu un coup de sa dague dans l’épaule plutôt que dans le cœur. J’ai attrapé un tabouret, je le lui ai balancé dessus pour me donner le temps de dégainer. Bien sûr, le couard s’est enfui par la fenêtre avant que je puisse le larder de coups d’épée bien mérités. Je ne l’ai pas pourchassé parce que ma blessure me faisait plus souffrir que mon orgueil mis à mal. Je devais rapidement découvrir que les Ashepergins assaisonnaient de poison leurs étranges lames en forme de bec. J’en ai été quitte pour quinze jours de fièvre et de délire. C’est certainement à cause de cette mixture maligne que, tant d’années après, cette maudite blessure me fait encore mal. Quoique pas pour longtemps...
Le grain m’a laminé. Je vais m’étendre quelques heures. Je ne pense pas que la mer remette ça.
9ème jour du mois d’Espérance
Des nuages au ventre noir ont traversé le ciel tout au long du jour. Heureusement, ils n’ont pas crevé au-dessus du Bélier. Au soir, le vent a tourné et les a chassés vers le sustriôn. J’ai craint toute la journée un retour de la tempête. Je me sens las, vidé de mon énergie. A mon âge, une autre journée comme celle d’hier m’aurait sans doute achevé.
Cent trente-six ans... une longue vie. Une belle et longue vie. Que de routes parcourues sur terre et sur mer ! Que de femmes aimées et fécondées pour assurer la prééminence de la familia ! Que d’enfants aimés et élevés à tour de rôle pour garantir ma continuité !
Cent trente-six ans... il était temps pour moi d’accomplir ce voyage et pourtant, je ne suis pas si décrépit que cela. Juste fatigué à cause de la tempête.
J’avais cent ans lorsque ma chère mère est morte avec le regret de ne pouvoir choisir ma vingtième épouse. Elle a consacré une partie de son existence à chercher et surtout à trouver les femmes susceptibles de me rendre heureux. J’étais son fils premier. Elle a eu d’autres enfants avec ses autres maris mais je crois qu’elle conservait pour mon père des sentiments puissants dont je bénéficiais. Je l’ai pleurée longtemps et ce n’est qu’au bout des dix années de deuil que j’ai convolé avec ma dernière épouse, une jeunesse de soixante ans.
J’ai l’impression que ma mère m’accompagne dans mon voyage. Parfois, c’est comme si elle se tenait assise à la proue, ses longs cheveux blancs s’échappant de son voile sombre et ondulant comme des algues au gré du courant. Elle tourne vers moi son doux regard bleu et me sourit tendrement.
Sans doute, cette nuit, vais-je traîner mon matelas sur le pont et rêver à elle sous la lumière des étoiles réapparues.
10ème jour du mois d’Espérance
Belle journée, les Vangélos soient bénis ! Quelques oiseaux de mer sont venus criailler autour du Bélier puis se sont éloignés, peut-être déçus de l’avoir confondu avec un bateau de pêcheurs. Pourtant, il ne doit pas se trouver beaucoup de navires pêcheurs par ici. Ils évitent ces parages. Les gens de mer sont très superstitieux. On ne se rend aux abords de l’île des Jacamangaux que pour une seule raison et pour avoir une chance d’y parvenir, il faut y croire dur comme fer !
Coucher de soleil sanglant. Des nuées pourpre barrent l’horizon où vient de s’engloutir le soleil. Des rayons écarlate strient le ciel mauve comme autant d’épées. Pourquoi est-ce que je pense soudain à la guerre ? Je n’y vois plus suffisamment pour écrire. Je vais chercher un lumignon.
Voilà. Je m’installe sous les étoiles naissantes à des milliers de brasses des Royaumes et des Primautés sur le sol desquels les humains se livrent régulièrement à leurs jeux sanglants. Leurs réactions puériles prêteraient à rire si elles ne se soldaient pas à chaque fois par des milliers de morts et des terres ravagées. Et dire que dans ma jeunesse, j’ai moi aussi défilé fièrement avec d’autres abrutis de mon acabit, le poing serrant la garde de mon épée et le crâne emboîté dans un casque rutilant. Si je me souviens bien, le Primat Matafuhil, ou peut-être Vindellas, avait fait proclamer que les Marquitains, nos turbulents voisins, voulaient s’approprier les îles du Devant et que nous, les braves Ascorriens, nous n’allions pas les laisser faire. Avec enthousiasme, nous avions brandi les fanions et nous avions rejoint les rangs de l’armée régulière. J’avais chanté avec les autres. Puis j’avais vite déchanté. Les fameuses îles s’étaient révélées n’être rien de plus que des rochers couverts de déjections d’oiseaux qui ne justifiaient en rien les centaines de camarades tombés autour de moi. J’avais vomi mes tripes dans la boue rouge du champ de bataille. J’avais maudit le Primat, les généraux et les Presbytiens qui disaient que les tués du jour allaient rejoindre les Vangélos sans avoir à attendre le jour des Elévations. Je m’étais méprisé d’avoir cru leurs beaux discours. Et je m’étais juré de ne plus prendre l’épée contre quiconque. Bon, j’ai rompu ce beau serment plus d’une fois mais seulement dans des cas de légitime défense ! Pacifiste ne signifie pas doux dingue... Quand un Valashaot vous attaque toutes lames dehors dans le but bien connu de vous arracher le cœur pour agrémenter ses rituels barbares, vous ne réfléchissez pas deux fois avant de brandir votre épée et de lui trancher la tête ! Pareil pour les Bisbilleurs ! Ils ont beau être de petite taille, à peine plus grands qu’un gamin de dix ans, le seul langage qu’ils connaissent, c’est celui du sifflement de leurs sabres et il faut posséder le sens de la répartie lorsqu’on veut commercer avec eux. Et les Apoutrides ! Mes aïeux ! Plus mauvais qu’eux, je n’en ai jamais rencontrés. Et pourtant j’ai bourlingué sur la plupart des mers du monde, j’ai sillonné pas mal de pays aussi. Ces maudits Apoutrides surgissent de la brume crapaudine sur leurs nefs peintes en noir et se ruent à l’assaut des navires marchands. Ils ne tuent pas leurs victimes, enfin pas tout de suite. On dit qu’ils les engraissent et les dégustent lorsqu’elles sont bien grasses. Quoiqu’il en soit, ces infâmes mangeurs de chair humaine ne m’ont pas mis à leur menu. Ce sont eux qui sont allés nourrir les poissons.
Suis fatigué, là... septième jour de mer sans parler de la tempête d’avant-hier. Plus de mon âge ! Si j’en crois les étoiles qui constellent le ciel au dessus de ma tête chenue, l’île des Jacamangaux n’est plus très loin. Selon le vent, il me reste un ou deux jours de navigation. Alors je pourrai me reposer pleinement.
11ème jour du mois d’Espérance
Tout au long du jour, la mer m’a offert un véritable festival. Dans le ciel opalin, s’est levé un soleil incandescent. Le faisceau de ses rayons formait une gloire qui arrachait aux vagues des diamants éphémères. N’importe qui se sentirait l’âme d’un rimailleur devant un tel décor. Et puis, alors que l’astre entamait sa course descendante, j’ai eu droit au clou du spectacle : une félisse bleue accompagnée de son petit ! Ces mammifères marins se montrent rarement aux humains qui partagent leur élément. Nous dessus et eux dessous. Ils doivent bien monter pour respirer mais le font sans doute lorsque aucun navire n’est dans les parages. Quelle majesté et quelle splendeur ! Longue comme dix fois le Bélier, la félisse nageait ou plutôt glissait dans l’eau écumeuse parallèlement à mon bateau. Celui-ci faisait figure de jouet en comparaison. Pourtant je n’ai ressenti aucune peur : elle était si belle. J’ai su tout de suite qu’il s’agissait d’une femelle parce qu’un félisse miniature s’ébattait à son côté. M’ont-ils vu ? Ils n’ont pas dévié de leur chemin et se sont peu à peu éloignés vers le sustriôn, me laissant ébloui par les reflets turquoise de leurs écailles étincelant sous le soleil.
Juste avant de me préparer pour ma dernière nuit en mer, j’improviserai une action de grâce pour les Vangélos. Je ne suis pas vraiment pratiquant mais cette vision inattendue m’a rempli de gratitude et puis ça ne peut pas faire de mal, hein ?
Demain...
12ème jour du mois d’Espérance
Ici se termine mon voyage. Le voyage qu’a été ma vie, parfois immobile, plus souvent entre départs enthousiastes et retours plaisants. « Toujours la bougeotte ! » se plaignait ma mère. Dernière escale. J’arrive enfin au port. J’accoste au quai ultime. J’amarre ma vieille carcasse au débarcadère branlant. Point d’embarcadère sur l'île des Jacamangaux.
Les Jacamangaux... je les ai aperçus avant même de distinguer la ligne bleue des falaises au-dessus du moutonnement des vagues. Je pense qu’ils nous avaient repérés depuis longtemps. J’en ai compté une vingtaine. Leur vol a assombri le ciel au-dessus du Bélier. Muet de stupeur, j’ai contemplé leurs ventres argentés et l’envergure mordorée de leurs ailes. Il me semble impossible que des oiseaux puissent atteindre cette taille. Comment peuvent-ils parvenir à prendre leur envol et à élever dans les airs une masse aussi impressionnante ? J’ai imaginé avec effarement le calibre de leurs œufs. Quelques-uns se sont approchés du Bélier en virant sur une aile. J’ai pu apercevoir leurs yeux scintillants et leurs becs crochus. Ils ont tournoyé un moment, ombrageant le pont du Bélier comme autant de nuages d’orage puis ils ont repris le chemin de l’île. Me lançant comme une invitation à les suivre. Ce que j’ai fait sans hésiter. Ne suis-je pas venu pour cela ?
Les falaises se sont avérées bien plus hautes que je ne l’avais cru de loin. Une roche bleuâtre, lisse, impossible à escalader. Aucune crique, aucun mouillage... je commençais à m’inquiéter et à me demander s’il s’agissait bien de l’île des Jacamangaux lorsque ces derniers se sont engouffrés dans un étroit passage. Cette faille se perdait dans l’ombre d’un décroché de la falaise, c’est la raison pour laquelle je ne l’avais pas repéré. J’ai engagé le Bélier entre les parois verticales, terriblement rapprochées. Mais aucune appréhension ne me nouait la gorge. J’étais à quelques encablures de mon but. Les Jacamangaux n’avaient aucun intérêt à m’égarer. Enfin, guidé par les grands oiseaux, j’ai débouché, émerveillé, sur une vaste étendue d’eau. Celle-ci doit occuper tout l’intérieur de l’île. Hormis quelques défilés comme celui que le Bélier a franchi, elle est circonscrite par des falaises aussi abruptes que celles de l’extérieur. Les vagues viennent doucement mourir sur la grève qui en borde le pied. Elles clapotent contre les coques des épaves qui s’y sont échouées. Couchées sur le flanc, par centaines, elles attendent que la mer et le temps les rongent lentement. Ces carcasses de bois aux textures riches et variées, aux couleurs parfois vives malgré les intempéries ont fait leur temps, elles ont parcouru les mers, elles ont bravé les tempêtes. Maintenant elles se reposent. Quelques-unes sont là depuis si longtemps que leurs coques éventrées s’incrustent dans le sable où elles finiront pas se dissoudre. D’autres, plus récentes, semblent prêtes à reprendre la mer avec un équipage de gabians. Ces derniers quittent leur poste sur les mâts guenilleux et tournicotent au-dessus du Bélier. Leurs criaillements souhaitent la bienvenue au nouvel arrivant. Je cherche une place libre sur la rive pour y coucher mon bateau. L’étrave racle le sable, le Bélier s’immobilise et s’incline doucement sur le flanc. Je souris et emplis mes poumons de l’enivrant effluve que distillent les membrures gorgées d’eau salée.
La fin traditionnelle d’un bateau et de son maître est le naufrage au fond des mers et plus rarement sur les côtes. Pour ceux qui ont survécu aux tempêtes et atteint la limite d’âge, le cimetière des bateaux de l’île des Jacamangaux est une fin naturelle, voulue, une décision irrévocable. En une tradition ininterrompue depuis des centaines voire des milliers d’années, les marins ont toujours voulu s’échouer pour l’éternité avec leurs vieux compagnons. Il se dégage de ce lieu une nostalgie d’une douceur tellement douloureuse que des larmes de bonheur coulent sur mes joues tannées par une vie bien remplie.
Nos deux carcasses se balanceront mollement au gré des vagues léchant avec gourmandise la grève où se décomposent sans hâte les trop vieux bateaux habités par le fantôme de leurs capitaines.
"3002, fit l'homme. Ce qui représente un galet tous les 26 pas. Or, si un pas vaut six pieds, cela signifie que..."
Il s'arrêta, les yeux fixés sur un petit crabe rouge qui allait l'amble sur le sable doré. Un sourire carnassier étira ses lèvres gercées par le soleil et le sel et il se jeta à genoux devant sa trouvaille. L'ayant saisi par une patte, il leva le crustacé à hauteur d'yeux et murmura :
"2,4,6,8 pattes. Si tu marchais droit, tu irais huit fois plus vite !" Il arracha une patte, croqua dedans avec un bruit d'os brisé et continua en mâchouillant : "Mais comme tu es... 100 fois plus petit que moi, tu irais tout de même... 12,2 fois moins vite."
Son repas terminé, il resta assis à regarder les vagues tout en poursuivant son monologue frénétique:
"Chaque vague a un liseré d'écume d'une largeur variant d'un ongle à un pouce. Il faudrait donc... 6 vagues moyennes pour obtenir une vague d'écume d'une hauteur d'un pied. Tous les combien de tours arrivent-ils une vague d'écume ?"
Il se tut, comme troublé, et ses lèvres continuèrent à former les mots : "Combien de tours ?... Combien de tours ?..." Cela dura quelques instants avant que son cerveau, arrêté par l'obstacle, n'embraye sur autre chose.
"Une feuille de palmier mesure de 2 à 5 pas. Il faut 3 feuilles de 3 pas pour faire une cape. Combien de capes poussent sur un palmier ?"
Il se leva et commença à avancer vers les palmiers avant de s'arrêter soudain, les yeux fixés sur un point au large.
La silhouette d'un navire se dessinait, grise sur le fond bleu du ciel et de la mer. Il avançait rapidement et l'on pu bientôt distinguer les points noirs mouvants des hommes sur le pont.
"Deux mouettes volent au dessus, dit l'homme. Elles resteront au moins un tour. Les attraper..." Le reste se perdit dans la salive qui lui montait à la bouche.
Le navire s'approcha, s'ancra à quelque distance du rivage, et une barque remplit d'hommes s'en détacha.
***
"Nous y voilà, dit le Directeur en posant le pied sur le sable. Il sortit le deuxième et laissa ses compagnons s'extraire de la barque.
"Ceci, continua-t-il, est l'île n° 43, qui contient un spécimen assez intéressant et inoffensif, c'est pourquoi nous commençons par là."
Le spécimen, debout à quelques pas, les regardait et son murmure devint audible aux nouveaux arrivants.
"Ils sont 3 d'une sorte et 4 de l'autre. Deux mesurent 1 pied de moins que 4 autres et un mesure une main de plus. Six ont fait 9 pas depuis l'eau, le septième en a fait 12 dont 2 de côté..."
"Que dit-il ? Demanda une femme de type B au Directeur.
"Ce spécimen a la manie de compter et de mesurer tout ce qu'il voit, répondit le Directeur.
Le groupe se tut pour écouter, puis un homme de type A remarqua :
"Ses calculs ne sont pas justes."
"Quelle importance ? Cet homme est fou !" répliqua le Directeur.
"Mais pourquoi ? Questionna une femme de type C, le plus petit. Pourquoi ces... installations?"
Le Directeur prit une longue inspiration et commença un discours qu'il avait sans nul doute préparé à l'avance :
"L'origine des Îles remonte à bien plus longtemps que les cinquante ans de leur existence. Il y a bien longtemps, nous, les humains, vivions dans le désordre et le chaos. Puis est venu Sri Aïan, béni soit son nom, qui nous a montré la voie. Il a rayé l'haïssable notion d'individu du cerveau humain et a créé les Quatre Types et les Vingt Groupes. Il nous a fait sages, bons et raisonnables pour que jamais ne se répètent les erreurs qui furent faites avant lui ; pour que jamais l'homme ne retombe dans l'état de barbarie qui était jadis le sien. Ce faisant, tout ce qui était mauvais, le meurtre, le pêché, l'illogisme et la folie ont quitté le monde. Les années passèrent et le bonheur de l'uniformité s'installa. Cependant, il fallut bientôt se rendre à l'évidence : le temps ne passait plus. Oh, les aiguilles tournaient bien, les heures sonnaient, mais c'était comme si rien n'arrivait jamais. Tout restait figé."
Il y eut une pause, puis sa voix se fit plus exaltée :
"La sagesse vint des lèvres du grand Simelin. "La folie fait tourner le monde" dit-il et des ces mots naquit la solution. Les Îles. L'étude des temps barbares a démontré que l'isolement et la faim étaient de bons moyens de provoquer la folie. Difau, un être de cette époque, l'a démontré. On a donc créé les Îles et on les a peuplées. Et maintenant, un demi-siècle plus tard, vous pouvez en voir le résultat."
Il accompagna ces derniers mots d'un geste englobant l'île et son unique habitant.
"De quel Type est-il ? Demanda l'unique homme de type D en jaugeant l'homme d'un regard évaluateur.
"D'aucun ! S'exclama le Directeur. Les spécimens sont spécialement... sélectionnés pour cette mission."
"Et à part cette... horreur, qu'a produit votre expérience ?"
Le Directeur se rembrunit un peu.
"La folie qu'ils développent,lui et les autres spécimens des 120 Îles, suffira, nous l'espérons, à remettre en marche le monde. Il tournera alors comme avant, mais nous tiendrons la folie enfermée dans les Îles. Il nous suffira alors de prendre soin de ce générateur et l'âge d'or prédit par Sri Aïan prendra son véritable essor !"
dans le silence qui suivit ces mots, on entendit le murmure incessant de l'îlien :
"Cinq chapeaux blancs sur trois têtes jaunes et deux brunes. Les oreilles d'un pouce, les yeux..."
Le Directeur se dépêcha de couvrir sa voix :
"Bien sûr, il y a des spécimens plus convainquants. Je vous propose d'ailleurs de passer sur l'Île n°12 où le spécimen..."
***
Partis. Cinq chapeaux blancs, trois têtes jaunes et 10 yeux bruns étaient partis. Un moment, l'homme compta les vaguelettes qui lui léchaient les pieds puis il leva la tête vers le ciel bleu et sourit.
"La folie fait tourner le monde, dit-il d'un ton net.
Puis :
"Cet homme est fou !"
"La folie fait tourner le monde ?... Un tour est 5627 pas. Un pas fait 6 pieds. Mais si un pas faisait 7 pieds ? Un tour serait... moins de pas ! La folie fait tourner le monde ! Cet homme est fou !! Si un tour est moins de pas, le monde tourne plus vite !"
L'homme se mit à tourner lentement sur lui même puis accéléra peu à peu tout en bégayant :
"La folie fait tourner le monde ! La folie fait tourner... le monde. La folie... fait tourner... le monde... La... folie... fait... tourner... le monde..."
Il tournait et tournait, de plus en plus vite, soulevant un tourbillon de gouttelettes par son agitation sans cause et sans but.
Mon enfant, ma soeur,
Songe à la douceur
D'aller là-bas vivre ensemble !
Le sage Galdek s’arrêta dans sa lecture. Ses yeux ne lisaient plus aussi bien qu’autrefois, mais son esprit voyait toujours clair. Tout en lisant ces quelques vers parvenus d’un autre temps, il souriait. Cela faisait maintenant bien longtemps qu’il avait compris le message du plus grand des sages, mais quelques jours à peine s’étaient écoulés depuis qu’il avait décidé de transmettre son savoir…
Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
L’île. La grande et magnifique, la mythique, l’île symbolique, qui occupent les rêves de tous ceux qui prétendent au bonheur. La plénitude, la sérénité, le calme sont des mots qui ne décrivent qu’à peine la grandeur de ce lieu tant désiré.
Tout y parlerait
À l'âme en secret
Sa douce langue natale.
Le vieil homme baissa une nouvelle fois la vue. Où pouvait-il bien être à cette heure ? Encore jeune, encore inexpérimenté, et déjà sur la voie de la sagesse. Une folie. Voile ce que cela était. Mais la folie cache parfois le plus beau des trésors, Galdek le savait bien.
Quand il avait rencontré le jeune Kern, il l’avait tout de suite pris au sérieux. Non, ce petit écervelé n’était pas du genre à rigoler avec tout. Peut-être ne connaissait-il rien de la vie, peut-être découvrait-il à peine ce que le mot exister signifiait vraiment, mais la volonté irradiant de ces yeux, cette force fougueuse et inébranlable qui animait son âme lui promettait un grand destin. Ainsi il avait accepté de l’aider, de lui donner des indications. Pour sûr, il ne lui avait rien révélé. Le véritable but de cette quête n’était pas l’île en elle-même, mais le chemin qu’il fallait parcourir pour l’atteindre…
Galdek replongea dans sa lecture…
Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
Oui … Bonne chance, Kern, et que la Lumière t’ouvre la voie …
***
-NON ! Arr…Arrête ça tout de suite ! Dok ! Raaaaa je vais te …
Je n’eus pas le temps d’en dire plus, déjà ce crétin de Dok courait au loin avec mon soulier de cuir ! J’imaginais d’ici les litres de bave à évacuer, les traces indélébiles des deux petits crocs fermement plantés dans la semelle. Son bon mètre dix et ses longues griffes m’interdisaient toute réplique physique, mais c’est avec une froide rancune que je le priverai de son prochain bout de viande, un point c’est tout !
Un pied à l’air, l’autre emmitouflé dans sa chausse, les mains au fond des poches et le regard zieutant en cachette les allées et venues joyeuses de mon crotard, je me décidai tout de même à poursuivre ma route. Je ne marchais pas depuis maintenant trois jours, parcourant à m’en crever les poumons une immense plaine, pour terminer pitoyablement mon entreprise à cause d’une sale bête …
Au bout d’une dizaine d’épines douloureusement enfoncées jusque sur le plus petit orteil, je m’arrêtai et entrepris avec soin de retirer une à une ces envoyées du diable. Exténué, je me permis un soupir las tandis que je jetai sur le paysage alentour un regard plutôt inexpressif. Au loin, rien que l’annonce d’une interminable plaine aride, heureusement parsemée de quelques étendues verdoyantes. Cela aurait pu ressembler à des oasis mais je ne pouvais qualifier ce paysage de désertique. D’ailleurs, les indications qui devaient me mener au but de ma quête indiquaient clairement que je devais traverser une forêt. Orientant mon regard vers la droite, je crus discerner ce qui pouvait ressembler à une orée de bois. Je me fixai cet objectif pour la journée. Dok, que je n’avais plus vu depuis quelques minutes, venait de refaire son apparition. Si les crotards pouvaient sourire, alors le mien le faisait de toutes ses dents. Bouillant intérieurement, je prononçais les mots qui me faisaient regretter amèrement ma condition d’humain chétif :
-C’est bon, crétin de Dok, tu l’auras ta pâté !
Comme je m’y attendais, il ne bougea pas. Ravalant bien profond ma salive en même temps que ma fierté, je susurrais avec répugnance :
-Ca va, ça va, je retire le crétin.
Alors, mon crotard me sauta dans les bras, et j’accueillis ces soixante-dix kilos comme je pus, c’est-à-dire étalé sur le sol. Après m’avoir couvert de coups de langue, il bondit sur le morceau de mouton que je lui tendais.
L’aventure de la journée tirait à sa fin, si mouvementée que je me permis des traits d’autodérision à haute voix que Dok ne saisit pas. Seul, je restais incompris et m’étendais sur ma couverture. Je n’avais plus qu’à attendre la nuit, et, par la même occasion, la déshumidification de mon soulier. Fermant les yeux, j’entrepris de trouver une position la moins inconfortable possible. Près de l’arbre misérablement feuillu que j’avais trouvé, je sombrais bientôt dans un sommeil peuplé de songes …
***
Je tirais la langue, j’étais un crotard, je ne trouvais plus ma route mais pourtant, je marchais sur un chemin de terre tracé par la lame d’un couteau. Je voyais au loin une tâche brune se détacher sur l’horizon. Je ne l’identifiais pas, le soleil tapait trop fort sur mon crâne poilu. Mais où était le soleil ? Je ne le voyais plus. Il faisait pourtant jour ! Je continuais ma marche aveugle, j’avais du mal à respirer. Je ne pouvais courir, même si l’envie m’en démangeait les pattes. Juste un petit bond, une accélération pour sentir le vent frais pénétrer ma fourrure. Mais des fils invisibles me retenaient, me forçaient à réduire mes mouvements à néant. Ces fils … ces fils étaient les lacets de ma chaussure. Je ne sentais plus que l’humide chaleur de mon soulier dans lequel j’étais barricadé. Les lacets s’entortillaient autour de mes jambes, me serraient et m’enfermaient, je criais mais l’écho me renvoyait ce hurlement en pleine figure. De grosses larmes brûlantes me rougissaient les joues, désemparé, vidé…enfermé …
***
La chute d’un gland sur mon crâne me réveilla en sursaut. Je suais à grosses gouttes, j’avais les joues rouges et l’haleine fétide. L’image de moi qui se reflétait dans les yeux de Dok ne me rassura en rien sur mon apparence et mes tremblements ne semblaient pas vouloir diminuer d’intensité. Je me forçais à respirer calmement, tranquillement. Je m’obligeais à lever les yeux vers le soleil éblouissant de la mi-matinée. Petit à petit, je réussis à passer du stade d’affolement total, à celui de panique modérée, puis je retrouvais le calme salvateur.
Ce rêve …
Ce cauchemar !
Devant les gémissements soutenus de Dok, je me levais, chancelant. Mais très vite je repris le contrôle de mes muscles et pus constater que ma chaussure était fin sèche. Décidant de faire l’impasse sur ce qui s’était déroulé cette nuit, de n’interpréter en rien ce rêve affreux, je pliai rapidement ma couverture et repris la marche.
J’essuyais péniblement les grosses gouttes qui dégoulinaient de mon front, et que les quelques heures de marche de ce matin n’avait cessé d’accumuler. Je stoppai mon allure et m’assit en tailleur à même le sol – qui se couvrait maintenant d’une végétation quasi verdoyante. Je sortis de mon sac un morceau de jambon salé – que j’accompagnerai avec du pain -, puis j’extrayai de ma poche une feuille pliée en quatre :
-Bon, j’ai franchi le ruisseau, je suis passé devant la maison abandonnée aux volets bleu moche, j’ai à nouveau traversé le ruisseau, puis l’ai longé jusqu’à l’orée de la forêt. D’après les indications de la carte, nous sommes sur la bonne route, Dok.
Deux oreilles relevées accueillirent cette bonne nouvelle. Je ne sais pourquoi je me forçais ainsi à parler à mon crotard, sans doute avais-je besoin d’une présence autre que moi, mais peu importait aujourd’hui, il fallait marcher…après le casse-croûte…
Peu avant la soirée, nous arrivâmes devant une étrange bâtisse, construite par hasard dirait-on au milieu d’un sous-bois clairsemé. Faite de brique et de broc, légèrement inclinée sur la droite, elle semblait inhabitée. Pourtant, la fumée ocre qui s’échappait de la cheminée prouvait le contraire. Alors que je m’apprêtais à frapper quelques coups sur le panneau de bois qui servait de porte, celle-ci s’ouvrit brutalement :
-Alors, c’est toi ! Entre vite ! HU !
Je restais un instant le poing levé et la bouche ouverte, mais la tape amicale, plutôt appuyée, que je reçus sur l’épaule me fit pénétrer avec empressement dans la maison. Mon crotard s’apprêta à m’imiter mais :
- Non ! Les crotards ! Ils dorment dehors ! HA !
Penaud, Dok perdit toute assurance et ne put se faufiler à l’intérieur avant que ne se referme le panneau de bois. Je ne trouvais pas la force de répliquer, et puis, après tout, il paiera ainsi pour le coup de la chaussure. Je me réjouis à cette idée et considérai d’un meilleur œil celui qui allait être mon hôte pour la nuit. Petit de taille, il avait la bouche qui lui coupait le visage en deux, un nez en forme de patate, et deux yeux globuleux qui regardaient dans des directions opposées. Je réprimai un fou-rire qui me chatouillait la gorge, politesse oblige, mais tout de même, il avait la tête la plus laide que je n’ai jam…
- Assis ! Vite ! Les coudes ! Pas sur la table ! HU !
J’obéis instinctivement à ses ordres et, en quelques secondes, je me trouvais attablé, un air de surprise intense figé sur mon visage, droit comme un I, la serviette sur les genoux et une assiette de soupe sous le nez. Le vieillard s’assit en face de moi. De près, il était encore plus lai…
- Parlons !
- …
- PARLONS !
- OUI ! heu … hé bien, je … je suis parti hier voyez-vous. Sur les conseils de … de … d’un sage, j’ai pris le chemin de la forêt. Car je compte en fait arriver à l’ancien temple, au milieu de … de …
Je me tus, désemparé. L’œil gauche de vieillard me lorgnait toujours, attendant la suite, comme une provocation. Comme elle ne venait pas, il prit lui-même les devants sur un soupir réprobateur :
- Bon ! Je résume puisque tu en es incapable. Ton but : trouver l’île.
- Comment savez-vous ?!
- Ton moyen de locomotion : Deux pieds.
- Et deux chaussures de cui…
- Ta motivation : ?
Je souris franchement.
- Très forte !
- Ton expérience :?
- Heu …
- Ton âge :?
- Eh bien…
Je ne parvenais pas à répondre. Je ne comprenais pas où ce vieux croûton voulait en venir et comment il savait tout cela. Il me dévisagea quelques instants sans plus poser de questions puis, sans prévenir personne, il partit d’un immense éclat de rire qui renversa mon verre et fit trembler ma soupe. S’interrompant péniblement, il entama ce qui se voulait être une moquerie :
- Et tu comptes …
Mais il repartit à rire de plus belle, ne parvenant pas à exprimer ses pensées. Il pleurait presque maintenant.
- Toi …
Il faillit retourner dans son hilarité mais il réussit à se contenir et reprit un peu de sérieux.
- Mon jeune, sais-tu seulement ce que tu cherches ?
- Eh bien … Eh bien oui, je cherche l’île.
- L’île oui, c’est bien cela. L’île !
Il se leva de table et entreprit de tourner autour tout en m’exposant son point de vue. Moult brassées, haussements d’épaules, soupirs, et hochements de tête désolés vinrent soutenir ses propos.
- L’île est un lieu mythique, gamin ! Certains ont passé des années entières à tenter de la trouver. Des guerriers, des sages, des prêtres. La voix de la violence, celle de la religion, celle de la paix, celle de l’amour encore, tous ont tenté d’atteindre ce paradis ! Mais personne ne sait s’ils ont réussi. Soit ils sont revenus bredouille, soit on ne les a jamais revus, morts sans doute. On ne sait même pas si cette île existe. Ce n’est peut-être que le pur produit de l’imagination trop condensée de certains visionnaires. Certains prétendent même que l’île n’est que la « représentation symbolique et imagée de l’inconscient », tu les comprends ces paroles, hein ?! Elle regroupe des croyances et des philosophies, elle a fait naître des craintes et de fous espoirs. Tous ceux qui la cherchent se dirigent vers le centre de la grande forêt, vers ce temple en ruine, mais aucun d’eux ne sait vraiment ce qu’il va trouver là-bas ! Pourquoi l’île serait-elle au milieu de la forêt, y as-tu déjà songer ? As-tu déjà essayer de penser par toi-même, de prendre conscience de ton entreprise ? Regarde-toi ! Tu n’as que quelques années, tu n’as aucune expérience de la vie, tu es incapable de prendre une décision de toi-même, de réfléchir posément à un problème, de formuler clairement tes désirs. Comment veux-tu…
-CA SUFFIT ! VOUS ! Vous …
Je ne trouvais plus mes mots. Une incroyable fureur s’était emparé de moi tout à coup, je ne me contrôlais plus. Je m’étais violemment levé de table et avait renversé l’assiette de soupe d’un geste enragé. Je voulais crier à la face de cet homme odieux tout le mépris qu’il m’inspirait, je voulais lui dire qu’il ne connaissait rien, qu’il ne savait même pas qui j’étais. En prononçant ces mots, il faisait ressortir en moi l’être dont je connaissais la présence, mais qui me révulsait, que je voulais à tout prix faire taire et effacer de mon âme, que ce qu’il disait était totalement faux, qu’il n’avait pas le droit ; que non, je n’étais pas inexpérimenté ; que non, cette décision, ce projet n’avait pas été initié dans l’ignorance ; que oui, je comptais bien atteindre l’île, quel qu’en fût le prix ! Jamais je ne vivrai dans la société que notre monde proposait ! Je trouverai cet autre ailleurs, cet îlot de bonheur pour y finir mes jours et pour les y débuter, ou bien sinon, je ne pourrai survivre, je ne pourrai exister parmi les autres hommes, à travailler pour eux, barricadé par les principes, sans porte de sortie, sans échappatoire ! VOILA, ce que je savais de la vie, et cela me suffisait pour consacrer mon existence absolument inutile dans la recherche d’un paradis, même imaginaire soit-il !
Mais je ne prononçais aucun mot devant ce maudit personnage.
Mu par une colère intense, j’ouvrai la porte à la volée et courrai au dehors, droit vers la forêt naissante. J’entendis à peine ce que le vieil homme criait derrière mon dos. Ce devait être quelque chose comme :
- Oui, c’est exactement comme il ne fallait pas réagir. Incapable d’accepter ses propres défauts ! GAMIN !
Je m’assis brutalement contre le tronc d’un arbre. Je ne connaissais même pas cet homme, j’étais à peine rentré chez lui, il ne s’était même pas présenté, que déjà il prétendait m’apprendre ce que j’étais, moi. Qui mieux que moi me connaissait ?! Moi ! Et croyez-moi j’avais pris le temps de m’étudier ! Je ne me laisserai pas déstabiliser par de telles paroles sans sens…non !
***
Je n’étais plus un crotard. J’avais retrouvé mes mains d’enfant, potelées, et le visage grassouillet de ma tendre jeunesse. J’avançais difficilement. Je venais à peine d’apprendre à marcher. Tous mes mouvements se révélaient être un exercice difficile et périlleux. J’errais parmi de grandes herbes jaunâtres, les repoussant de mes mains tendues droit devant moi. Je ne distinguais pas le ciel. Pourtant, je trouvai bientôt un chemin de terre qui coupait droit à travers le champ. Mais je m’en désintéressais et retournais, contre ma volonté propre, vers les hautes herbes. Mon esprit d’enfant me forçait à faire des choses que je savais mauvaises, mais je ne pouvais lutter. Mon corps suivait le chemin inverse de mon âme. Tout à coup, venue d’on ne sait où, une grande claque violemment assénée sur ma joue me fit chuter au sol, sur la terre poussiéreuse du sentier. Mais je ne voulais pas de ce sentier, mais je le savais bon. Et je pleurais à chaudes larmes de cette douleur vive alors que je ne désirais qu’obéir à cet ordre venu d’ailleurs, directement imprimé sur la joue. Dans mon esprit s’affrontaient deux entités que je ne savais distinguer. Relevant la tête, je réussis à apercevoir à travers mes larmes, le soleil. Haut dans le ciel, il revêtait une teinte brunâtre que je n’avais auparavant jamais remarquée. Emporté par un instinct primaire, je me dressais sur la pointe des pieds, ravalant ma douleur, et tendais les bras vers cet astre flou qui m’éclairait si mal …
***
Un seau d’eau m’accueillit. Une vague glacée de liquide pénétra jusque dans mon cou, et aspergea tous mes habits.
- DEBOUT ! Molasson !
Quand j’ouvris les yeux, je crus devenir fou. Celui qui m’avait réveillé ainsi n’était autre que le vieux bonhomme de hier soir !
- VOUS ! Mais quel culot, je…
- Tais-toi ! Y a rien à dire. Va trouver l’île si tu veux la trouver, mais essaye au moins de savoir pourquoi tu veux la trouver.
- Mais je le sais bien ! Galdek a confiance en moi et en mes convictions, et cela seul me suffit !
A ces mots, le vieil homme laissa brutalement tomber le sceau d’eau. Il se tourna lentement vers moi, laissant supposer une soudaine pointe d’intérêt sur son visage torturé. C’était comme si le dédain et l’absurdité qu’il m’attribuait avaient soudain perdu de leur intensité. Il me scruta de haut, soupçonneux :
- Très bien, je t’écoute.
- EH bien …
Je repensais subitement à ce que m’avait dit ce même homme hier au soir…incapable de formuler clairement tes désirs … Je baissai les armes. Ma courte vie m’avait suffi à bien me connaître. Je savais pertinemment tous les travers de mon âme, mais heureusement, j’en connaissais aussi toutes les qualités. Mettant en application une méthode égoïste mais que je jugeai juste, je balbutiai :
- Je…Je ne veux rien vous dire, même si je le peux. Laissez moi ma naïveté, laissez-moi mon innocence. Ne pensez pas me connaître d’un simple regard, il n’y que moi ici qui peut me connaître vraiment. Je suis le seul à avoir besoin de connaître la réelle raison de cette quête, personne d’autre n’en ferait meilleur usage que moi. Sachez en tous les cas que la vie adulte ne m’intéresse pas si elle se fait dans les conditions qu’on me proposait avant. J’attendrai de trouver l’endroit idéal, j’attendrai de trouver l’île…
Mes paroles furent suivies d’un long silence. Le dédain ne se lisait plus du tout sur le visage du vieil homme, comme s’il avait compris quelque chose. Pourtant, son expression n’avait pas réellement changé. Peut-être était-ce simplement moi qui l’interprétait autrement ? Je savais que, en quelques minutes, j’étais devenu un être différent. La réaction du vieil homme avait été la même que celle de Galdek, lorsqu’il m’avait recueilli. En quelques mots, il avait compris qui j’étais réellement. Seul un esprit d’une grande sagesse était capable d’une telle prouesse. Ceci étant, il ne réagit à ma déclaration que d’une seule manière, aussi étrange soit-elle :
- De quoi as-tu rêvé cette nuit ?
Je ne mis pas longtemps à me remettre de ma surprise devant sa réplique. Alors je lui contais mes deux précédents rêves. S’il fut étonné, je ne le vis pas. S’il fut satisfait, il ne le laissa pas paraître non plus. Avant qu’il ne s’enfuit, je tentai une question qui me torturait l’esprit :
- Dites … connaissez-vous Galdek ? A chaque évocation de son nom, j’ai l’impression que …
Le vieillard eut un sourire étrange :
- Oui, je le connais Galdek…
Je laissai quelque secondes s’écouler, puis le vieux reprit, sa voix teintée d’une nostalgie soudaine :
- Il a été mon meilleur ami. On se suivait partout … partout … enfin presque. On se suivit jusqu’au jour où lui put continuer la route, tandis qu’elle restait close pour moi. Il a réussi, moi non, et bêtement, j’attends encore là, pour Dieu sait quelle raison …
Il me tourna alors simplement le dos et s’en alla dignement vers sa cabane…
Avant de fermer la porte, il prononça ces quelques mots :
- Bonne chance, Kern …que la Lumière t’ouvre la voie … à toi aussi…
Je ne compris pas le sens de cette attitude, ni même de cette dernière phrase d’ailleurs. Ce que je savais, au fond de moi, ce que mon esprit mature avait décelé, était que cette rencontre avait été d’une importance et d’une intensité considérable… Mon voyage commençait vraiment…
Je passai la journée suivante à marcher. Je m’infiltrais de plus en plus dans la forêt profonde. La végétation du sol était maintenant envahissante, et les arbres prenaient des tailles que je n’aurai jamais imaginé possibles. Ayant presque oublié la présence de Dok, ce dernier prit bien soin de me la faire remarquer, et je dépensai une partie de mon après-midi en vains efforts pour tenter de récupérer ma chaussure. Mais peu importait. Les propos du vieillard s’effaçaient presque d’eux-mêmes, au même rythme que je recouvrai mon innocence tant désirée. Encore quelques jours et je ne serai même plus capable de parler comme je l’avais fait. De toute manière, la seule chose qui avait de l’importance aujourd’hui, était que ma volonté ne faiblisse pas...et elle ne faiblirait pas…
***
Il pleuvait. Il pleuvait une fine pluie qui ne mouillait pas. Elle me traversait de part en part, agitée en tous sens par un vent inconnu. Pourtant, dans cette atmosphère sombre et humide, j’avais enfin l’impression d’y voir. Un voile précédemment posé sur mes yeux se levait petit à petit, et je découvrais des choses que je n’aurasi pu imaginer. Soudain, je posai le pied dans une flaque d’eau qui, instantanément, se transforma en un lac immense dont on ne distinguait pas les bords. Posé ainsi au milieu du fluide, je me sentais seul et perdu. Je commençai doucement à sangloter, et mes larmes se mêlaient à l’eau pour la rendre salée. De lac elle passa à mer, et de mer elle passa à vagues, houles, rouleaux, déferlantes et bientôt tourbillons. Je pouvais enfin apprécier les grandeurs de ce monde. Mais je ne le maîtrisais pas, j’étais à leur merci, je ne faisais qu’observer sans prendre part au cataclysme intérieur qui se déroulait sous mes yeux. Suivant une intuition follement dangereuse, je me penchai lentement au dessus du gouffre. Au fond, je pouvais distinguer l’œil du tourbillon qui me lorgnait de ses profondeurs. Aucune méchanceté. Aucune menace. Non, rien de cela. Juste une couleur… incrustée dans la pupille…brune…j’y plongeais…
***
Un bruit de tambour, au lointain, lancinant et monotone. J’ouvrai les yeux précipitamment. Le tamtam se mêla un instant à la fin de mon rêve, mais très vite je sus distinguer le réel de l’irréel. La tête encore embrumée par ma nuit de sommeil, je rassemblai en vitesse mes affaires et me retrouvai quelques instants après, habillé, mon sac sur l’épaule, et pratiquement prêt à affronter une nouvelle journée. C’est alors que les tambours refirent apparition dans mon esprit. Intrigué par cette présence inexplicable, je tirai sur l’oreille de mon crotard pour le réveiller et commençai à marcher à travers la végétation dense de la forêt, en direction du bruit.
Il ne me fallut pas quelques minutes pour rejoindre un chemin perpendiculaire bien plus large et important que celui que j’avais emprunté jusqu’alors. Tournant mon regard vers la droite, je vis comme une fumée épaisse, qui grossissait au même rythme que s’intensifiait la marche sonore. Je me décidai alors à attendre ici, dissimulé par les branches et feuilles d’arbres de petite taille, avec pour seule compagnie que l’halètement frénétique de Dok.
Les tambours s’approchaient. Je me penchai un peu pour tenter d’apercevoir les premiers arrivants. Je me rendis alors compte que j’agissais avec la curiosité d’un enfant de 10 ans, et je me renfrognai, boudeur, derrière mon couvert de verdure. Ce devait être une sorte de procession, car elle avançait à un train régulier, et devait compter de nombreux individus pour dégager une fumée pareille. Bientôt, je respirai les premiers embruns de poussières et ma vision se brouilla quelque peu sous l’épais nuage.
Quelques minutes plus tard, ils étaient là. Je n’en croyais pas mes yeux. Je les voyais comme s’ils appartenaient à la réalité, mais une telle aberration ne pouvait avoir de sens. Au nombre d’une quarantaine, hauts d’au moins deux mètres et large d’autant, ces espèces de créatures vertes mi éléphant mi homme se balançaient d’un pied sur l’autre tout en avançant à un rythme proche de l’escargot. Déjà la procession atteignait sa moitié que je n’en revenais toujours pas. Envahi par la fumée, les feuilles n’avaient plus besoin de me dissimuler au regard de ces étranges animaux. Je me trouvais à seulement quelques mètres d’eux, et j’eus tous le loisir d’étudier leur « corps ». Entièrement verts, leurs immenses bras tombaient au niveau de leur genoux, jouant le rôle de balanciers. Leurs jambes, au contraires de petite taille, supportaient un corps à peine deux fois plus volumineux que leur tête. Il aurait déjà été difficile de s’imaginer ces créatures, mais les voir était une toute autre épreuve. Leur tête revêtait bel et bien une expression sympathique, affichant un sourire sous des yeux rieurs et un long nez en forme de trompe. Je ne vis nulle trace d’instruments, d’où aurait pu émaner la musique qui occupait maintenant tout l’espace sonore. C’est comme si les créatures elles-mêmes créaient le rythme en frappant leurs pattes contre le sol.
Progressivement, les énormes bêtes s’éloignèrent, et s’effacèrent peu à peu leurs tambours dans les profondeurs végétales. Je restai encore quelques instants assis, sous le choc, puis je pensai à aller récupérer une grande dose d’air pur. Je sortis de ma cachette et allai m’étirer sur le chemin précédemment emprunté par la procession. Tout en me contorsionnant dans tous les sens, je vis Dok bondir hors des fourrés et se précipiter dans la direction des créatures en aboyant de toutes ses forces. Pris d’une brutale frayeur, je me mis à le poursuivre en le sommant de s’arrêter de suite, de m’obéir. Je ne voulais surtout pas qu’il rattrape la procession, et à ce train d’enfer, il ne mettrait pas longtemps. Ce n’est que quand j’évoquai l’idée d’une privation de nourriture qu’il ralentit sa course. Fier de ma trouvaille, je freinai moi-même mon élan et me rapprochai sans difficulté de mon crotard, que je saisi par la peau du cou :
- Alors Dok, on est tout de suite moins à l’aise, hein ! Qu’est ce qu’il t’as pris de t’enfuir comme ç…
Mais alors je remarquais que l’animal n’avait que faire des mes sermons. Non. Ce qui l’intéressait se trouvait droit devant lui, et il ne le quittait pas des yeux. J’eus l’ingénieuse idée de, à mon tour, regarder dans la même direction.
C’est alors que je crus avoir une hallucination.
Le chemin s’arrêtait net, et précédait une clairière recouverte d’herbe verte et grasse, d’une taille qu’elle n’avait pu obtenir que méticuleusement entretenue. Mais le plus étonnant n’était pas ce paysage sorti de nul part, mais bien le petit être qui se trouver au centre.
- Il y a une place près de cet arbre là. Je l’ai préparé pour toi, juste pour toi. Ne t’en fais pas, Dok pourra se coucher près de cet arbuste-ci. A plus petite taille plus petite couchette n’est-ce pas ?
Elle partit d’un rire cristallin tout en sautillant vers les deux arbre désignés.
-Voilà j’ai tout bien préparé pour ton arrivée, Kern. Tu dois être bien fatigué. Si j’osais, je te conseillerais tout de suite de t’allonger et de récupérer…mais tu dois être bien assez grand pour y penser tout seul, n’est-ce pas ?
Encore une fois, son visage s’illumina d’un sourire et l’air devint plus léger au son de la douce mélodie de ses gloussements.
Je restai pétrifié. Tenant toujours Dok par l’encolure, n’ayant pas bougé d’un centimètre depuis cette apparition, je n’étais même plus en mesure de penser. L’idée que ce que je vivais là ne pouvait pas être réel ne me vint même pas à l’esprit, et tout au contraire, l’envie de me laisser porter par ce rêve éveillé devenait de plus en plus forte.
Lentement, j’y cédai.
Dok aussi.
Et la petite fille, douceur étoilée d’un autre monde, perle blanche dans un paradis vert-feuille, fit tout pour m’y entraîner.
Je bondis d’un saut léger et vint m’allonger au creux des racines duveteuse de l’arbre qu’elle m’avait désigné. Elle, elle rigolait, au loin, jouant avec Dok dont la queue n’avait jamais autant remuée. Son rire me traversait la tête et y déposait les empreintes d’un monde merveilleux. Sourire d’enfant sur mon visage d’or brun, je laissai mon esprit vagabonder. Je m’élevai au dessus de la forêt, tournait la tête de tous les côtés, puis replongeait avec ivresse vers le cœur de la clairière. Je m’immergeai alors dans le petit corps de chair et dégustait ses cheveux fins, son nez rebondi, ses yeux, dont les pupilles reflétait le brun de la vie. Dans mon voyage, je rencontrai peu à peu tout ce que j’avais vécu. Je faisais marche arrière, je revoyais les scènes de vie oubliées, celles qui font mal, celles qui font sourire ou pleurer. Je m’apercevais jeune et misérable, moins jeune et toujours plus triste. Je ne comprenais pas cette attitude, moi, qui flottais maintenant allègrement dans cet univers de paille. Je saisissais au vol mes idées noirs, mon long désespoir, filament noir et insaisissable, et je les jetai au loin. Je fonçais à toute allure dans mon univers passé, je le nettoyais, le vidais, je me prenais la main, m’entraînais vers des cieux plus clairs. Je repartais jusqu’au plus profond et dénichais mes restes d’une enfance gâchée, d’un avenir voué à la solitude. Des mots me revenaient en pagaille, je les brisais d’un souffle.
-Pourquoi suis-je ici ?
Tout se mélangeait à présent.
Une scène réapparaissait dans ma mémoire. Les longs éléphants s’inclinaient sur mon passage, abaissant bien bas leurs trompes de caoutchouc. Ils souriaient toujours, mais il m’adressaient cette récompense, à moi.
-Parce que tu le mérites…
Puis une tête énorme émergeait dans mon esprit. Ses yeux globuleux et son nez en patate me mirent de la joie au cœur. Il cirait et me sermonnait, mais ses paroles pour moi n’étaient plus justes. Elles étaient dépassées. Au lieu de rancœur, il me couvrait de louanges, au lieu de coups, ce sont des caresses que je recevais. Dok me sautait dessus, et un grand seau d’eau me trempait le visage.
- Raconte-moi Kern…
- Te raconter ?
- Oh oui !
Une petite marionnette qui se meut sans cœur dans les rues sales. Un petit nuage qui passe au dessus du monde, le survole. Un petit être qui comprend autant qu’il grandit. Un petit être qui voit peu à peu se dévoiler la vraie nature de son milieu, en même temps que celui de la vie. Et qui voit s’éloigner au loin les maigres espoirs de ses désirs. Réussir personnellement. Se construire une vie, à soi-même. Son père qui sermonne entre ses dents d’ivrogne. Qui sermonne des paroles de sage, des lettres de cœur et de philosophie. Et le petit être de l’écouter et d’y croire… ce petit être qu’a choisi Galdek avant qu’il ne prenne la même voie que son père…
- Galdek ?
- Oui, le connais-tu ?
- Hihi si je le connais…
- Oui ?
- Il t’attends
- Où ?
Galdek et son pouvoir. Galdek et sa sagesse. Il me donnait tout. Il était assis à sa table, en train d’écrire le roman de sa vie, quand soudain il leva les yeux. Lentement, comme s’il comprenait ce qu’il avait cherché toute sa vie, il orienta son regard dans ma direction. Ses yeux pétillaient, son crâne faisait éclore mille fleurs au parfum enivrant, ses mains volaient dans l’espace, son corps entier s’était fait de neige. Il sourit de fierté, et par sa bouche ouverte sortirent des mots de victoire…et de remerciements. On distinguait même, comme une lumière, un mot plus important que tous les autres : Bienvenue, me disait-il, bienvenue !
- Qui es-tu ?
- Considère moi comme une réussite…
- Qui suis-je ?
- Ce que tu es ? Un rêve. Le rêve de toi-même … Tu es un sage, Kern.