La Pierre de Tear fait peau neuve ! L'aventure continue sur www.pierredetear.fr !
L'ancien site est a présent archivé pour la postérité et en mode "lecture seule". Vous pouvez consulter l'ensemble du contenu et des anciennes discussions du forum,
mais plus créer de nouveaux topics ni écrire de nouvelles réponses.
Le chat sauta lestement sur mes genoux, carda langoureusement mes cuisses protégées par des braies de laines épaisses, tourna quatre ou cinq fois en rond avant de trouver sa place, ouvrit sa petite gueule rose et, alors que je croyais qu’il allait se mettre a bailler, me dit :
« t’as vu l’heure ? J’ai failli m’ouvrir une boite ! J’ai faim ! »
« Eh ! Laisse moi le temps d’arriver s’il te plait ! J’ai eu une journée plutôt difficile . »
« Pas besoin de me le dire… ça se voit à tes vêtements… c’est quoi cette tenue ? »
« Pff »
Il poussa gentiment le chat à terre, puis se dirigea vers la cuisine. Il ouvrit le placard du haut et saisi une boite de bouchées au saumon. Il espérait qu’une fois la bouche pleine, le chat ne poserait plus de questions. Il était bien élevé après tout. Ce fut peine perdue. Bien qu’affamé, ce chat n’en restait pas moins le plus curieux des animaux dits domestiques. Il délaissa vite sa gamelle, puis, d’un air derrickien, commença son interrogatoire :
« T’es parti à quelle heure ? Je t’ai pas entendu te lever ce matin… Et t’as pas déjeuné ? J’avais compter les petits pains. Tu crois que c’est le ventre vide que tu pourras assumer toutes tes responsabilités ? Et alors ? C’est quoi cette tenue ? »
Parfois, l’homme se dit qu’il préfèrerait, de loin, l’entendre miauler. Même sa mère était moins crispante. Qu’est ce qu’il aurait aimé un moment de paix, surtout après une journée comme celle là. Mais il lui fallu ce rendre à l’évidence, la seule façon d’obtenir le silence c’était de parler.
« D’accord. Je vais te raconter ma journée mais s’il te plait, tais toi. »
Préférant s’installer confortablement. Notre homme quitta la cuisine pour s’effondrer lamentablement dans son vieux rocking-chair. Le chat, pour sa part, opta pour le piano.
« Alors… tout a commencé ce matin. J’allais prendre mon café quand Bo Peep a frappé à la porte. Elle avait ENCORE perdu ses moutons. Il a fallu que j’organise une battue. Le grand méchant loup s’est porté volontaire mais j’ai du lui démontrer par A + B qu’il n’était pas le mieux placé pour ce genre de tâches. Quand on a retrouvé les moutons, ils avaient déjà attaqué une bonne partie du rez-de-chaussée de la maison d’Hansel et Gretel. J’ai essayé de les joindre, mais ils sont en vacances chez le petit bonhomme en pain d’épice… et ça captait pas ».
Il regarda d’un air las le chat qui faisait sa toilette. Il lui semblait que raconter cette journée était aussi pénible que de la vivre. Entre deux léchouilles, le chat avait l’air consterné mais il avait au moins la délicatesse de se taire.
« A ce moment là, il devait être onze heures. Je rêvais déjà aux œufs mimosas que j’allais manger au déjeuner quand j’entendis un bruit de coquille fêlée tout de suite suivi d’un hurlement retentissant. Cet imbécile d’Humpty Dumpty était tombé du mur. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’il est plutôt douillet et je n’allais pas m’amuser a recoller les morceaux. Inutile de dire qu’il m’a coupé l’appétit cet œuf. J’ai donc sauté le repas du midi et opté pour une balade en foret. Je pensais pouvoir m’y détendre mais c’était sans compter sur Grincheux, qui lui, comme d’habitude, était plutôt tendu.
Notre homme marqua une pause. Il venait de réaliser l’absurdité de la situation. Il était en train de raconter à son chat les revendications d’un nain sociopathe. C’est a ce moment là que le chat repris la parole.
« Effectivement, c’est plutôt une rude journée mais ça ne me dit pas pourquoi tu portes des braies ? »
« J’y viens… un peu de patience. Pendant une heure, Grincheux a déballé ses problèmes existentiels.. En gros, môssieur ne supporte plus la vie en communauté. Il demande un logement individuel. Il m’a complètement miné. J’étais tellement dans le gaz que je n’ai même pas vu les trois petits cochons qui batifolaient dans la boue ! Je me suis lamentablement étalé après avoir buté sur Nouf-Nouf. Il va très bien, je te rassure, mais moi j’étais totalement dégoulinant. La ferme du vieux MacDonald n’étant pas très loin, je suis donc allée voir s’il ne pouvait me dépanner. Il m’avait rien d’autre a ma taille que ces vieilles braies. »
Le chat eu envie d’intervenir pour vanter les mérites de la boue sur le teint fatigué de son maître mais un simple regard vers celui-ci lui permit de comprendre que c’ eut été la phrase de trop. Quand à son maître il était déjà reparti dans ses pensées. Cela faisait maintenant quelques années qu’il avait ouvert ce refuge pour personnages de contes de fée délaissés. C’était un travail épuisant mais pour rien au monde il ne les aurait abandonné. Ils avaient tant fait pour lui. Et qui sait, peut-être qu’un jour les contes reprendront leur place au cœur de l’imaginaire ».
Texte B : Mister chat
" Le chat sauta lestement sur mes genoux, carda langoureusement mes cuisses heureusement protégées par des braies de laine épaisse, tourna quatre ou cinq fois en rond avant de trouver sa place, ouvrit sa petite gueule rose et, alors que je croyais qu'il allait se mettre à bâiller, me dit : .... "
- Tu me fais un câlin, dis, j'ai envie d'un câlin.
- Je suis en train de lire, le chat.
- Tu me fais jamais de câlins, j'en ai marre moi, t'es partie toute la journée et moi j'ai pas de câlins.
- Rien à faire ? Et les pelotes de laines démontées ? Et le pot de crème par terre ?
- La laine ? C'était pour me faire un coussin pour ma sieste.
- Un coussin ? et le gros truc bleu devant la cheminée, c'est quoi ? Une planche peut-être ?
- Il est pas con-for-ta-ble.
- Et la crème ? C'était aussi pour dormir ?
- Non, c'est que j'avais envie de crème
- Par terre ?
- Euh ... C'était la faute du chien.
- Quel chien ? On n'a pas de chien. Le dernier qui est venu a fuit comme s'il avait le feu au derrière.
- Bon j'l'ai pas fait exprès.
- Eh, bien, pas de lait, ce soir, ni demain d'ailleurs
Après avoir boudé quelques minutes, le chat se remit à pétrir mes cuisses puis il dit :
- Alors, il arrive ce câlin? Et puis, t'as fait quoi aujourd'hui ? Des trucs bien ?
- J'ai fait un tour en ville. J'avais deux-trois trucs à acheter. J'ai croisé quelques membres du conseil. Ils cherchent toujours une solution à ton problème.
- Mon problème ? J'ai pas d'problèmes, moi.
- Ah, oui, et alors explique-moi pourquoi un jeune enchanteur aussi puissant que toi reste coincé dans le corps d'un chaton de 6 mois ? Et d'ailleurs pourquoi t'es-tu transformé en chat ? D'après eux, si tu ne peux pas revenir à ton aspect normal, c'est que tu ne le veux pas,
- Tu me fais un câlin ?
- Si je te fais ce câlin, tu m'expliques pourquoi tu t'es changé en chat ?
- Promis
- Promis ?
- Promis juré
- C'était pour que tu me fasses un câlin ...
Avant que j'ai pu faire quoi que ce soit, il sauta de mes genoux et se dirigea vers la fenêtre, l'air penaud et fier à la fois. Je me levai et essayai de le rattraper mais il m'évita prestement. Il sorti et en quelques bons, quitta mon jardin.
Vous vous demandez sûrement qui était ce chat-mage. Eh bien, c'était ...
DRRRRRRRRIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIINNNNNNNNNNNNG
- Allez, récréation, les enfants, vous aurez la suite demain
- mais, m'dame ...
- J'ai dit dans la cour, les enfants, la suite est pour demain.
Bande-son : La métamorphose de Mister Chat Dyonisos
Texte C : Elle
Le chat sauta lestement sur mes genoux, carda langoureusement mes cuisses heureusement protégées par des braies de laine épaisse, tourna quatre ou cinq fois en rond avant de trouver sa place, ouvrit sa petite gueule rose et, alors que je croyais qu'il allait se mettre à bâiller, me dit :
- "Me regarde pas comme ça, ça me stresse."
Ma respiration s'arrêta. Le temps se suspendit, rien ne bougea pendant une minute. Mon esprit buttait sur quelque chose qu’il n’imaginait même pas. Puis comme je devenais rouge et que mon cœur réclamait de l'oxygène, je finis par prendre, dans un sursaut qui fit presque tomber le chat, une grande inspiration. Haletant, je paniquai, je ne savais quoi faire. Puis d'un mouvement sec, je repoussai le chat, qui chuta au sol.
Il se dressa sur ses pattes, me regarda dans les yeux, et me dit, d'un ton peu amène, ou autant que je pu le deviner dans sa voix féline :
- "Tu pourrais avoir un peu plus de respect envers moi. Tu ne devines même pas qui je suis, et ce que je représente. Et je ne peux te le dire. De toutes façons tu as toujours été un sombre borné de naïveté. Mais tu es sensible et intelligent. Je t'aime. Alors tu comprendras, un jour, quand tu auras réduit la dose incroyable de stupidité qui t'habite.
Sur ce, je me casse."
Il tourna les pattes, mais revint à moi.
- « Et range un peu ici, tu veux. »
Il grimpa sur le comptoir de la cuisine et sauta dehors par la fenêtre.
Je regardais toujours la fenêtre, quelques heures plus tard. Je cherchais les raisons, les causes et les conséquences, je réfléchissais à ce phénomène incroyable, j’essayais de trouver un appui réel, de distinguer la vérité. J’avais terriblement peur d’avoir été victime d’un séisme de mon esprit, d’une anormalité du temps et de la matière. Jusqu’où nos limites arrivaient elles ? Pouvais-je voir, entendre des choses que les autres ne percevaient pas ? Pourquoi moi ? Pourquoi maintenant ? Je craignais d’être malade, j’espérais rêver. Je tremblais d’en venir à la conclusion que j’étais… je n’osais même pas penser le mot. Je bondis lorsqu’un courant d’air sembla me souffler le mot, dans un murmure ferme, comme s’il voulait m’en convaincre par son horrible douceur : « fou ». J’allais en venir à des extrémités lorsque mon ventre émit un son flûté.
Je me percutai à la réalité du temps, tout tourna au-dessus de moi. Mon ventre semblait être mon seul point d’attache à la terre. Il me tiraillait de plus en plus, et l’horizon tanguait de même. Fébrilement, je sautai sur une biscotte qui traînait là. Je résolu de ne penser à rien. Assis là, ma biscotte à la main, le monde se stabilisa doucement.
Je passais le reste de la journée à m'occuper le ventre et l'esprit du mieux que je pu. Le chat ne revint pas.
Le soir recouvrait le village de Tendriss. On voyait ici et là, les flammes des bougies s'éteindre, les bruits de la vie s'essouffler.
Je m'allongeai sur mon lit, et finis par sombrer dans un sommeil mélancolique et inquiet. Je me retournai sans cesse, j’avais chaud et froid, je ne me sentais pas bien. Cela ne m'était pas revenu depuis l'accident de Meldrick. Je songeai, une infinième fois aux moments de bonheur passés avec elle. Je me repassai ce film que j'avais tant de fois revu. Depuis notre rencontre à notre Alliance, jusqu'à... l'accident. Tous les détails, je revoyais tout, je connaissais tout par cœur. Je refoulai un sanglot menaçant d'obstruer ma gorge. Dans un sursaut, je refusai sauvagement de repenser à elle et d'être triste. Comme toujours, mes réflexions m'amenèrent à songer qu'elle n'aurait pas aimé me voir ainsi dès que je repensais à nous. Elle aurait voulu que je souris, que je ris, que je m'apaise. Mais c'était si dur, si dur.
Quelques pensées voletèrent ci et là. J’en saisi une au passage. Je relevai la tête. Non. Cette force qu'elle avait, cette immense force capable de dire non à tout, de dire oui à rien, d’imposer son regard… Je devais l'honorer. Oui j'étais trop égoïste, je me devais, moi qu’elle avait choisi, de tenter au moins, d’atteindre ses sommets. Je repensai à son enterrement.
Je n'avais su si j'aurai eu le courage de réaliser ce qu'elle avait prévu pour ses funérailles. Elle avait décidé qu'on ne jouerait que des musiques gaies, que tout le monde porterait des habits colorés, pas un seul de terne, qu'on rit, qu'on continu à être heureux. Elle avait même choisit le lieu : la forêt d'Eldoran, la plus belle forêt du monde à ses yeux. Elle avait même souhaité une pluie de confetti. Ca lui ressemblai tant... Et enfin, pour être certaine de l'exécution parfaite et sans encombre des choses, elle nous avait, à tous, fait prêter serment.
Une femme incroyable.
Je me surpris un regard admiratif. Elle avait réussit. Le jour de l’inhumation, il faisait beau. C’était le printemps et la forêt est magnifique à cette période. Les couleurs sont douces et pleines de vie, la faune s’éveille à peine de sommeil hivernal. Personne n’avait osé mettre ne serait-ce qu’une seule couture noire. Comme si une divinité l’avais arrangé, toutes les couleurs ainsi réunies s’accordaient à la perfection. Tout le monde avait un visage plus ou moins paisible, plus ou moins troublé. Les enfants jouaient sans limites, et dérangeaient les oiseaux qui s’échauffaient la voix.
Puis je songeai à moi. Je me rendis compte à quel point je m’étais laissé allé depuis son décès. Ma vie était fade. J’avais perdu l’étincelle qui allumait mon énergie. Je travaillais chez Rofft à la forge, et je gagnais le nécessaire pour vivoter. C’étais lamentable. De son vivant, elle n’aurait jamais toléré ça. Oh non. Elle m’aurait envoyé faire le tour des villages de la Gragure pour y faire des travaux utiles, aider les gens, gagner de l’argent et un nom. Oui ! Elle m’aurait ri au nez à la seule proposition de travailler pour quelqu’un d’autre. Elle m’aurait secoué et jeté dehors.
Je soupirai de plaisir, le cœur allégé au souvenir de la mélodie de son rire. Je m'endormis finalement pour de bon et fis des rêves fins d'allégresse, remplis de couleurs, de feuilles et de confettis.
Au matin, je surpris le chat à dormir sur mon ventre. Mon mouvement l'avait réveillé. Il me lança un regard indéchiffrable et me dit :
- "Tu as fini par lâcher ce poids. C'est bien, tu es tellement mieux comme ça. Tu finiras peut-être par comprendre un jour."
Texte D : Rêver ne vaut pas vivre
Le chat sauta lestement sur mes genoux, carda langoureusement mes cuisses heureusement protégées par des braies de laine épaisse, tourna quatre ou cinq fois en rond avant de trouver sa place, ouvrit sa petite gueule rose et, alors que je croyais qu'il allait se mettre à bâiller, me dit :
- Hop ! Monsieur Chat entre dans la danse.
Doucement surpris, je plisse les yeux. Je jette un coup d’œil autour de moi et scrute la pièce, bien que je sais pertinemment ce geste inutile. La grande horloge, à sa place dans le cadre de bois, indique vingt-trois heures. La table se dresse au milieu de la pièce, le feu fait entendre son crépitement cajoleur … la pièce semble endormie, comme à son habitude. Alors je baisse mon regard vers l’animal, encore calme et insignifiant il y a quelques secondes à peine:
-Ca y est ! Tu t’es enfin décidé. Tu en auras mis du temps, toi.
Je laisse glisser ma main le long de son pelage brun, si doux et si chaud. Ma peau glacée contraste amèrement avec cette vie brûlante que je jalouse tant :
-Tu en as de la chance, j’espère que tu le sais.
Il tourne lentement sa tête vers mon pâle visage de vieillard :
-Ne te plains pas trop, l’Oncle, tu pourrais ne plus être là… Alors profite.
Un bref soupir agite alors ma carcasse creuse. Il dit vrai. Mais à quoi bon ? Puisque tout ça n’est qu’un jeu, puisque je ne suis rien de plus qu’un élément inutile dans une ronde sans fin, une danse millénaire. Puisque je ne suis qu’un fantôme d’âme, à demi-mort, à demi-vivant. Mais, après tout … pourquoi pas ? Pourquoi p…Chut ! Je l’entends arriver.
Un petit souffle court, son collier de clochette qui tinte dans l’opaque silence de la maison. Ses petits pieds nus qui cognent le dallage de terre. Je ne m’entends plus respirer. Elle me fait le même effet à chaque apparition. Cette course de vie, cette explosion de bonheur, elle est si petite et si jeune, elle est si belle ! C’est Elle !
La porte s’entrouvre doucement, en faisant grincer ses vieux gonds rouillés. Puis, petit à petit, un joli nez apparaît dans le sombre entrebâillement. A sa suite vient un grand front pâle, deux yeux couleur ciel d’été, ouverts à la vie. Un petit visage de fée sur une enfant encore innocente. Mon cœur bondit dans ma poitrine, et mes yeux grands ouverts reflètent le même émerveillement. Jamais je ne m’y habituerai !
Elle fait quelques pas timides dans ma direction. Mais ce n’est pas moi qu’elle regarde, elle ne le peut pas, je suis invisible pour elle … je ne suis pas de son monde. Elle se présente maintenant devant moi, petite silhouette gonflée de vie. Son grand sourire béat me traverse et vient se fixer sur la créature allongée sur mes genoux. Mais l’enfant ne bouge pas, elle reste là, à le regarder…lui, Monsieur Chat. Elle sourit encore quand, d’une grâce toute féline, Monsieur Chat consent à déplier son corps endormi, à étirer tous ses muscles, à bailler ouvertement, comme une gentille provocation. Avant de bondir hors du moelleux matelas que je lui confère, il me jette un dernier regard, et dans un souffle miaulé :
-Profite, vieille branche.
Il s’élance alors vers la petite fille qui l’attend là, les mains croisées derrière le dos, les pieds joints au sol, et sa jolie robe jaune caressée par un souffle mystérieux tout droit sorti de son imagination. D’une voix claire et chantante, elle ouvre le bal :
- Monsieur Chat nous a rejoint. Bienvenue Monsieur Chat. Tu as une chance exceptionnelle, car aujourd’hui nous avons des invités. Je pense qu’ils te plairont. Suis-moi.
Et aussi vite qu’elle est arrivée, elle s’enfuit en riant, rire cristallin, dans le couloir de la maison. Le chat, toujours en état de torpeur somnolente, la suit dans les dédales pierreux menant au grand air du dehors. Moi, je ne peux résister à la tentation. Que je le veuille ou non, je me lève de mon fauteuil et me traîne à leur suite. Etrangement, j’arrive sans peine à ne pas les perdre de vue. Comme dans un rêve. Elle, petite fleur légère qui sautille au loin, le chat, bondissant de sa grâce naturelle, et moi les suivant à distance pour ne pas déranger cette parfaite harmonie … Elle est si belle…
Au dehors, l’oiseau les a rejoint. Il s’ébroue quelques instants sur une branche avant de venir se poser délicatement sur son épaule. Elle tourne son visage vers lui, tête à tête intemporel entre deux êtres unis par un même rêve. Une larme roule doucement sur ma joue ridée. Mon âme est émue par cette scène qui semble venue d’un autre monde. Pourtant, l’appétit de Monsieur Chat réveille la vigilance de l’oiseau qui s’envole au moment où deux pattes se referment sur le vide. Le regard sévère de la jolie fée ne dure qu’un instant et cède place à une mine réjouie et dont le regard se fait pétillant :
- Approchez tous, j’ai une surprise pour vous.
Tendant le museau, Monsieur Chat s’approche des genoux de l’enfant. Piaillant, le moineau vient se percher sur sa chevelure dorée. Tous écoutent. Le fantôme de mon corps s’approche discrètement de cette assemblée singulière, craignant d’en percer la chétive pureté.
- Aujourd’hui … dans la forêt … ils se réunissent.
- Qui donc ?
- Eux…
- Eux ?
Eux…Mon cœur se serre dans ma poitrine. Bien sûr. Eux. Qui d’autre pourrait bien fouler du pied cette terre recluse, à part, hors du monde réel. Oublier m’est impossible, évidemment, mais observer à nouveau ces êtres qui, autrefois, étaient des miens me transperce de douleur et de tristesse.
Un gloussement réjoui émane tout à coup de la petite bouche en cœur. La jeune enfant, prenant l’oiseau dans ses mains, repart en courant à travers les broussailles. Le chat bondit à sa suite, se faufilant furtivement dans les grandes herbes de la forêt. Que puis-je faire d’autre ? Il n’y a rien d’autre à faire. Alors je me glisse à mon tour dans l’étendue verdoyante, me laissant guider par la lumière de vie qui court au loin, un moineau entre les doigts. Je ne la perds pas de vue…j’en suis incapable. Et ainsi nous traversons la forêt. Les arbres nous cèdent le passage, et même la végétation, de plus en plus dense, nous ouvre la route. Les feuilles se courbent, les tiges s’écartent…puis enfin nous arrivons.
Je me hisse à sa hauteur, près du chemin de terre perpendiculaire. La petite fille s’est arrêtée. Elle a soudain le visage grave, comme si elle allait pleurer, comme si ce qui allait se dérouler maintenant était d’une gravité sans précédent. Peut-être l’est-ce vraiment ? Inconsciemment j’en viens à me comporter comme elle, la tête baissée en un signe de recueillement, le visage fermé. Même Monsieur Chat a perdu de son éternelle assurance, pliant sous la puissance mystérieuse qui émane de notre source de vie : Elle. Car c’est bien elle qui orchestre tout ceci, qui rythme les pas à la cadence de son imagination. Moi je ne suis qu’une pâle présence que tout le monde oublie à l’instant où il l’aperçoit. Je ne suis pas un être de lumière, mais mon corps n’est pas fait d’ombre. Il est invisible, mais bien là, il n’est pas matériel, il est abstrait, hors de l’espace du vivant et pourtant bien mouvant. Mais je ne vis plus depuis longtemps. Ou alors je ne vis que pour une chose. Elle. Si belle. Si forte. Si magique …et son monde … son monde créé dans l’unique but d’assouvir ma volonté.
Puis vient la musique. Douce, vibrante, claire, lumineuse…vivante ? Comme un ballet, sur un rythme calmement endiablé, animé par un souffle mystérieux. Le murmure danse, s’allonge, se contracte, puis se détend et étend ses bras à l’infini. Il ne va pas tarder à nous frôler. Je sens la respiration de la petite fée qui s’accélère, son visage toujours marqué d’une sérieuse concentration. Mon cœur s’emballe tandis que la musique se rapproche. Le clairon scintillant d’un violon fait vibrer l’air, celui plus doux d’un piano émeut notre âme. Le rythme est marqué, comme défini depuis des milliers d’années. Le murmure s’amplifie, il devient maintenant clairement définissable. Je le reconnais. Je l’ai toujours connu. On perçoit maintenant le bruit des pas qui foule la terre poussiéreuse du chemin. Les dizaines de pieds, certains dansant, d’autres marquant la mesure, se rapprochent et font trembler le sol. Dans notre petit groupe, plus personne ne semble respirer. Les mains de la petite se sont resserrées sur son cœur et s’enlacent en une étreinte passionnée. Monsieur Chat s’est dressé bien droit sur ses quatre pattes, ses yeux amandes grands ouverts, son esprit aux aguets. Même le moineau a cessé son manège euphorique et attend maintenant, juché sur l’épaule de l’enfant.
Et résonnent les tambours.
Et s’envolent les violons.
Mon cœur se resserre. Le visage humide de larmes de la petite s’éclaire d’un sourire féerique.
Et claquent les cymbales.
Et vibrent les hautbois.
Nous les voyons maintenant arriver. Et tout nous échappe, tout nous fuit. La forêt a disparu, laissant place à une pureté blanche et immaculée. La lumière nous enveloppe. Et ils sont là, eux. Troupe mille fois centenaire, rejouant éternellement les mêmes airs, les mêmes mélodies. Ils dansent, ils tournent et virent, en une folle ronde psychédélique. La même. Des gestes semblables se répondent et s’embrassent, des mains se serrent, des regards se croisent, la vie résonne et n’en finit plus de nous émerveiller.
Devant nous défile la fanfare du temps, belle et immortelle. Seuls survivants d’une race éteinte, nous revoyons en ces êtres de lumière et de chant les vestiges d’une civilisation passée. Nous étions beaux, nous étions vivants, nous étions humains. Mais nous étions puissants. Condamnés depuis le début, nous n’avons jamais essayé de comprendre pourquoi … pourquoi nous étions là. Alors voici ce qu’il reste d’un monde en déclin : Une musique fondue de vie et une petite fille dont l’imagination fait revivre les plus beaux vestiges de notre civilisation.
La procession s’efface, lentement elle s’échappe. La forêt revient, calmement reprend sa place. Tout redevient comme avant, et les larmes sur nos visages s’évaporent à la lumière du jour renaissant. La petite fille reste muette, comme une statue de vie tétanisée par la vision d’un souvenir qu’elle n’a jamais eu mais dont elle connaît l’origine. Et moi, je me réveille. Monsieur Chat s’est endormi. Le moineau ne comprend pas. Monsieur Chat à tout saisi, il dort pour ne pas oublier, pour se rappeler son autre vie. Le moineau volette et se méprend, seulement victime, et jamais conquérant. Avant que quiconque ne bouge, péniblement, je me retourne et commence la marche de retour. Le retour vers quoi ? Hors de ce lieu dans tous les cas. Hors de ce lieu où les souvenirs s’entrechoquent et mêlent à la passion et à l’amour, la honte et la tristesse. Toute ma vie j’ai cherché le moyen, toute mon existence vouée à un seul but : Trouver le moyen de survivre à notre destruction. Trouver la parade ultime à notre évolution vouée au déclin. Qu’ai-je gagné ?
Derrière moi, des pas précipités se font entendre. Foulant de ces pieds nus les herbes de la forêt, elle me dépasse en riant, suivie de près par Monsieur Chat bondissant, et le moineau piaillant. Elle. Je m’arrête. Je la regarde longuement, fuir, s’évader ainsi au son d’un rire joyeux. Sa robe jaune ondule sur son passage, se faufilant entre les ronces. Qu’ai-je gagné ? Je voulais fuir sans me détruire, je ne voulais pas succomber en même temps que tous les miens…que suis-je devenu ? Âme errante, fantôme de papier parcourant mille fois le chemin entre la maison et la forêt. Suivant la volonté de ce petit être…qu’ai-je gagné ? Je le sais : Elle. Elle n’est là que pour moi. Elle qui par le pouvoir de son imagination a recrée le monde que j’aimais. Elle qui représente toute l’humanité dans ce qu’il y a de plus pur. J’ai gagné à vivre avec elle. J’ai gagné à vivre mon rêve et mon utopie par la seule force de la pensée.
S’arrêtant brusquement dans sa course effrénée, Monsieur Chat s’assoit, les pattes de devant dressées à la verticale sur le manteau de feuilles mortes. De loin, je ne distingue que sa silhouette se découpant dans la lumière du jour, filtrée par le feuillage des grands chênes. Ses yeux se sont étrécis. Peut-être sourit-il ? Peu importe. De sa voix feutrée qui plane jusqu’au plus profond de mon être, il murmure :
-Profite…
De retour dans mon abri, j’ouvre péniblement la porte qui fait entendre son éternel crissement. Me dirigeant à pas lourds vers le fauteuil centenaire, je jette un coup d’œil à l’horloge : vingt-trois heures. Le temps n’a de toute façon plus de sens. Le feu crépite toujours dans l’âtre de pierres grises. Je m’enfonce dans le tissu délavé du fauteuil, anciennement si confortable. Je ferme les yeux. La journée touche à sa fin. Demain sera un autre jour…un autre jour semblable à celui-ci. La ronde ne s’arrête jamais, la petite fille perpétue le mouvement. Je voulais vivre dans le monde merveilleux de mes pensées, On m’en a donné le loisir. Je voulais profiter de la pureté de mon peuple, On me l’a servi sur un plateau doré. Tout cela. Elle en est la seule représentante. Ce petit être. Cette petite. Je ne vis que pour Elle. Elle ne vit que pour moi. La boucle se boucle, la ronde est parfaite, la danse continue sa folle procession.
Et le temps à jamais périra.
Et le ballet jamais ne s’essoufflera.
Monsieur Chat est de retour, animé par une seule volonté : celle de se reposer de sa journée.
Et tombera la poussière des jours.
Et chantera le mystère pour toujours.
Le chat sauta lestement sur mes genoux, carda langoureusement mes cuisses heureusement protégées par des braies de laine épaisse, tourna quatre ou cinq fois en rond avant de trouver sa place, ouvrit sa petite gueule rose et, alors que je croyais qu'il allait se mettre à bâiller, me dit :
- Hop ! Monsieur Chat sort de la danse.
Le chat sauta lestement sur mes genoux, carda langoureusement mes cuisses heureusement protégées par des braies de laine épaisse, tourna quatre ou cinq fois en rond avant de trouver sa place, ouvrit sa petite gueule rose et, alors que je croyais qu'il allait se mettre à bâiller, me dit :
« Merci, petit gars! »
Hébété, je regardai successivement le félin à la fourrure poussiéreuse et disparate, puis ma chope d’ale. Je réalisai alors que, venant tout juste d’entrer dans la taverne et de m’asseoir, je n’avais même pas trempé les lèvres dans la boisson tiédasse. Mon regard se porta à nouveau sur l’animal qui me dévisageait, comme attendant une réponse. Les quelques mots qui parvinrent à franchir mes lèvres balbutiantes furent :
« Euh… pardon messire greffier ? »
Le matou abaissa puis releva rapidement sa paupière droite sur un œil jaunâtre et plutôt vitreux.
Perplexe je hélai l’aubergiste, un homme corpulent à l’apparence d’un sac de pommes de terre plutôt miteux, et dont l’une des tubercules particulièrement tortueuse semblait vouloir s’échapper par un trou sis au milieu du visage. L’homme tourna son gros nez bossué vers moi et grogna d’un ton faussement poli et à vrai dire, plutôt sarcastique:
« Que puis je faire pour Monseigneur ? »
Il faut dire que ma tenue, maculée par les cinq longues journées de route entre Ishanga et Asankar, n’était ma foi pas très glorieuse. L’ironie du tavernier ne me plut guère mais, comme tout Voyageur de Monde, j’étais accoutumé aux railleries et quolibets en tout genre. Je continuai donc calmement :
« Pardonnez moi, Sieur aubergiste, mais connaissez vous ce chat ?
- Un... chat dans mon auberge ? suffoqua le gérant. Les chats sont interdits en dehors du temple d’Asheba !
- Eh bien, j’ignorais… Mais voyez vous, cet animal vient de me parler, puis de me faire un clin d’œil …
- Et alors ? Toutes ces bestioles de malheur le font, je ne vois pas ce que ça a d’extraordinaire. Sortez d’ici vous et votre sale bête, je ne veux pas d’ennuis, je suis un honnête tenancier moi ! haleta l’aubergiste qui commençait à virer au rouge.
- Messire calmez vous, ce chat n’est pas à moi, mais je peux le faire sortir si vous le souhaitez…Tiens, mais où est il passé? »
A ces mots l’homme-pomme-de-terre, passa du rouge à une couleur plutôt proche du violet ce qui le fit ressembler à s’y méprendre à une vitelotte. Proche de l’évanouissement, il se mit à prononcer en boucle quelques mots hachurés de souffle court :
« Un chat !… Mon auberge…. En liberté ! … Dehors ! Dehors ! »
Les clients, dont l’attention avait été attirée par les couinements de l’aubergiste, tournèrent vers moi une dizaine de regards mauvais, et en moins de temps qu’il ne faut pour le dire je me retrouvai nez à pierre avec les pavés crasseux de la rue.
« En voilà de drôles de gens» pensai-je. Tandis que je me relevais, je sentis un froufroutement accentué des vibrations caractéristiques d’un ronronnement, autour de mes chevilles.
« Encore vous, Sire de la Moustache ? Décidément, vous me causez bien du tracas! »chuchotai-je en lui grattant la nuque.
Le félidé était entré dans ma vie à peine une heure plus tôt, lors de mon arrivée dans la ville d’Asankar. Je marchais alors comme à mon habitude, au hasard des rues, le nez en l’air et les yeux écarquillés, afin de fixer dans ma mémoire la plus grosse quantité de détails possibles concernant cette ville, comme le veut ma fonction de Voyageur de Monde. Le chat déboulait d’une venelle sombre, poursuivi par trois loqueteux armés de gourdins et d’un sac, jetant de temps à autres des regards paniqués vers ses assaillants. Notre rencontre eut lieu à hauteur de mollets. La violence du choc me fit tout juste vaciller, mais assomma l’animal, se trouvant alors à la merci des vagabonds. Une fois n’étant pas coutume, je pris parti dans cette rixe. Le sort du pauvre animal décharné si dénué de défense face à ces marauds m’avait ému et avait eu raison de la carapace de stoïcisme imposée par ma profession. La lutte fut brève. La vue de ma tunique brodée aux armes du Roi d’Ishanga suffit heureusement à mettre en fuite les pleutres. Heureusement, car j’étais peu accoutumé au combat : personne ne s’avise d’attaquer les employés favoris des Rois. Pour me remettre de mes émotions, j’entrai dans la taverne la plus proche afin de déguster calmement une chope, avec le succès que l’on connaît.
La foule des badauds foulant le pavé de la rue s’était considérablement épaissie au cours de mon bref passage dans l’auberge. Des regards irrités, parfois teintés d’un peu de commisération me furent adressés à chaque fois qu’un passant remarquait mon compagnon. Suivi de près par le félin, je me hâtai vers une ruelle calme encore peu éclairée. Là, je m’assis sous le porche d’une petite maison et pensai à haute voix :
« Eh bien, il semble que les gens d’Asankar n’aiment guère les animaux…
- Oh, non. Ils exècrent seulement les chats, répondit une voix familière » Je sursautai.
A vrai dire, je ne m’attendais pas à une réponse, convaincu que la voix entendue à l’auberge était une hallucination due à l’émotion.
Hésitant je continuai :
« Et, hum…à qui ai je l’honneur de m’adresser ?
- Quand j’étais plus jeune, mes maîtres m’appelaient Flybert, mais ça fait bien longtemps que plus personne ne m’appelle par quelque nom que ce soit. Aurai-je l’honneur de mieux connaître mon sauveur ?
- Je suis Halleon, nouvellement promu Voyageur de Monde, Haut-Domestique de sa Majesté le Roi Kaer d’Ishanga. Je traverse les vallées et les plaines, les forêts et les villes, à la recherche d’anecdotes et de paysages à raconter à la Cour d’Ishanga. »
Après une courte pause je repris, d’un ton penaud :
« Vous savez, je n’ai aucun mérite à vous avoir sauvé, ces marauds ont simplement craint les représailles de mon employeur. D’ailleurs je ne sais même pas me battre correctement. Je suis censé observer le monde, pas intervenir dans le cours des événements. Au fait, qu’aviez vous fait à ces hommes, Sire matou, pour qu’ils vous détestent à ce point ?
- Asankar est la ville ou se situe le temple d’Asheba et les chats du monde entier y viennent pour mourir. Les habitants d’Asankar y voient un signe de malheur, me répondit le chat d’une voix très calme. Chaque dépouille de chat amenée aux Gardiens rapporte quelques pièces de bronze. »
Réalisant soudain que je parlais à un animal, je secouai la tête , incrédule. Je me mis à penser que je devenais fou, que le soleil matinal cognait déjà fort ou bien que je rêvais. Je ne pouvais pas réellement être assis là, à tenir une conversation polie avec un chat. Flybert sembla remarquer mon trouble :
« - Vous ne vous attendiez pas à rencontrer un chat doué de parole, n’est-ce pas ? Cela me surprend au moins autant que vous. J’ai acquis cette faculté à mon arrivée dans cette ville, il y à trois jours.
- C’est pour le moins déconcertant, en effet.
- La grande prêtresse d’Asheba dit que c’est pour nous aider à trouver celui qui nous aidera à accomplir notre rituel de mort. Je pense que vous pourriez être celui là. Voudriez vous m’accompagner jusqu’au temple, Halleon ? Vous avez été déjà si secourable envers moi.»
J’observai Flybert du coin de l’œil. Son état peu reluisant et sa fourrure clairsemée, comme mangée aux mites, laissait en effet deviner son âge avancé. Le chat semblait m’implorer de son regard jaunâtre et voilé. Pris de pitié pour le vieil animal, j’acceptai. Nous traversâmes la ville par ses plus sombres ruelles, afin d’éviter d’une part, la chaleur cuisante du chaud soleil de cette contrée, d’autre part et surtout, la foule des Asankariens hostiles aux félins.
Lorsque nous arrivâmes devant le sanctuaire félin, l’astre du jour était proche de son zénith. Le chat me précéda dans le temple dont la pénombre procurait une agréable fraîcheur en cette étouffante fin de matinée. A mesure que mon compagnon et moi progressions au travers de deux rangées d’imposantes colonnes en marbre sombre, un sentiment étrange s’emparait de moi. Cet endroit me semblait presque oppressant, et une angoisse légère mais persistante me nouait la gorge, malgré les ronronnements paisibles et satisfaits de mon nouvel ami.
Près de l’autel, gigantesque pierre ambrée taillée en forme d’iris félin, se tenait une femme, grande et svelte. Elle vint à notre rencontre, d’une démarche souple, presque aérienne. Elle ne s’arrêta que lorsqu’elle fut suffisamment proche pour que je puisse sentir son souffle sur ma peau. Sans dire un mot elle se mit à me détailler de ses yeux perçants, en tournant plusieurs fois autour de moi et en m’effleurant délicatement. Quelque chose dans son regard brillant et vif me mettait mal à l’aise, et je crus y décerner comme une lueur de folie. Puis d’une voix étonnamment douce et apaisante elle dit :
« Bienvenue. Je suis Kith Ecath, grande prêtresse d’Asheba . Tu as bien choisi »
Après quelques instants de perplexité, je compris qu’elle s’était adressée au chat, et non à moi… Mais qu’avait il donc « bien choisi » ? Un silence pesant commençait à s’établir. Je le rompis :
« Bon, eh bien Flybert, te voilà arrivé à bon port…euh… je ne vais pas vous déranger plus longtemps. Madame, mes homma…
- Vous restez, intima la prêtresse d’une voix toujours égale. Cette maison est la vôtre, à présent.
- Je vous sais gré de votre hospitalité mais cependant, je suis un Voyageur de Monde et le Roi…
- Il suffit. »
Mon malaise commença à se changer en panique devant l’insistance ferme et l’autorité de cette étrange femme. Un sourire s’afficha sur son visage, un sourire aux dents petites et pointues… Des dents de chat.
« Sais tu, étranger, que les chats ont le droit à neuf vies ? reprit elle.
- Euh, oui, oui, balbutiai je, de plus en plus terrifié. Les chats ont neuf vies, enfin, il paraît…
- Non, ils n’ont pas neuf vies, ils ont le droit à neuf vies. Ton ami termine aujourd’hui sa troisième. Tu as beaucoup de chance, il a choisi comme quatrième vie… la tienne »
L’ambre de l’autel s’illumina soudain. Sur la stèle se tenait Flybert, ombre opaque contrastant avec le rayonnement jaune de la pierre. Ce fut la dernière image que je vis avant de m’effondrer.
J’ouvris les yeux. Il faisait chaud. Je reconnus autour de moi ma chambre de Haut-Domestique au palais du Roi Kaer, et son aménagement simple mais de bon goût. « Quel rêve étrange j’ai bien pu faire ! » songeai-je en me dirigeant vers le balcon pour contempler Ishanga.
La lumière aveuglante du soleil m’éblouit lorsque je me faufilai entre les lourds rideaux de toile brodée. Mes pupilles s’étrécirent jusqu’à devenir un mince fil divisant en deux parties égales mes iris jaunes. Ainsi commençait ma quatrième vie.
Texte F : BONNE CHANCE
Le chat sauta lestement sur mes genoux, carda langoureusement mes cuisses heureusement protégées par des braies de laine épaisse, tourna quatre ou cinq fois en rond avant de trouver sa place, ouvrit sa petite gueule rose et, alors que je croyais qu'il allait se mettre à bâiller, me dit : « ça t’énerve, hein ?
Mes mains se crispèrent sur la chaise où je me trouvai.
- Quoi donc ? lui répondis-je, un brin irrité.
Il amorça quelques nouveaux tours, cherchant la position qui lui serait la plus convenable, et fléchit les pattes arrière avant de s’allonger en boule sur moi. Il leva une patte jusque sa gueule, puis sortit d’un geste ses griffes auparavant rétractées pour les lécher consciencieusement. Entre deux coups de langue, il miaula : « Te retrouver avec moi pour seule compagnie. N’est-ce pas ? Cela fait quelques temps déjà que tu cherches à me perdre.
- Je me demande ce qui peut te le faire croire, marmonnai-je, le regard braqué sur la lourde porte en chêne qui semblait refuser de vouloir s’ouvrir.
- Un vrai soldat tel que toi – il émit un roucoulement à la mesure de son amusement, puis cligna des paupières – coincé dans la chambre d’une auberge avec pour seul compagnon… un chat ?
- Il suffit, coupai-je.
Je reniflai. Ses grands yeux verts se réduisirent à deux minces fentes obliques, puis il poursuivit sa toilette, tel un chat normal.
Cela allait faire quelques jours que ce diabolique animal ne cessait de me suivre partout où j’allais. Quelle misérable erreur avais-je faite en achetant – oui, j’avais payé, de surcroît, pour le garder ! – ce qui devait être le pire compagnon que je pouvais me faire ! Un chat, j’avais cru. Non, pas seulement. Ce qui devait m’attirer les faveurs de la jolie Eliana, à mon retour victorieux de la guerre, s’avéra être la cause de mes problèmes actuels.
Un chat.
Son pelage était entièrement noir, ses yeux verts étincelants. Je savais l’amour que ma belle amie portait à ces animaux, et comptais bien, par ce biais, m’attirer ses bonnes grâces en le lui offrant. Le poil soyeux, le regard vif, il me paraissait en bonne santé, mais toutefois suffisamment calme pour ne pas lui rendre la vie dure. Un œil ouvert, il me regardait approcher – que ne remarquai-je immédiatement ce regard ! – et lorsque je me tournai vers son propriétaire, ce dernier s’empressa de me vanter ses qualités, dont une particulièrement : Hhamouts – c’était le nom de ce monstre déguisé en chat – était en mesure de trouver des matériaux précieux, et portait chance. Selon lui. Que n’ai-je pas détourné les yeux en pestant contre la mauvaise foi des négociants, contre les racontars qu’ils utilisaient pour persuader leurs victimes d’acheter des articles de mauvaise qualité ou dont ils n’avaient cure ! Que n’ai-je pas dénigré tant de fariboles comme je me plaisais à le faire avant la guerre ! Je fus tout bonnement séduit par cette histoire, aussi naïf et aveugle qu’un enfant venant de naître. Je trouvai l’occasion magnifique de dénicher quelque précieuse pierre afin de la porter à ma douce amie, m’assurant davantage son intérêt que grâce à un vulgaire animal. J’aurais dû remarquer ce regard entre l’animal et son propriétaire, j’aurais dû m’apercevoir que la bête ne mangeait ni ne buvait. Ceci au moins aurait dû conduire l’une de ses puces à mon oreille.
Un chat…
Une griffe perça mes braies et je sursautai, m’extirpant de mes songes. Je dardai sur lui un noir regard, qui sembla particulièrement l’amuser.
- Dame Eliana est en bas, m’assura-t-il. Je suis certain qu’elle a hâte de te retrouver. Tout le monde ne parle que de toi.
- Quel malheureux hasard t’a mis sur mon chemin !
- Miaw ?
Je sentis la pression des griffes de ses pattes arrière sur mes braies, mais aucune ne perça. Il tendit le cou, puis posa sur ses pattes avant son petit menton noir. Il ferma un œil, me contemplant de l’autre. Ses moustaches frémissaient. Le sourire perpétuel qui animait son visage me hérissait le poil.
- Ne fais pas l’innocent, Hhamouts, le sermonnai-je.
- Tu as simplement vécu quelque aventure.
- « Quelque aventure » ?! Tu ne m’as causé que des ennuis !
- L’aventure est composée pour une bonne part d’ennuis.
- J’ai eu mon compte avec toi ! tonnai-je, ne m’occasionnant qu’une griffure supplémentaire sur la cuisse. Hhamouts détestait les cris, et avait les griffes aussi acérées que la plus aiguisée des lames.
Un chat ?
La première semaine, je portai l’animal dans son panier, bloquant le rabat afin qu’il ne puisse se sauver. Je ne l’avais pas payé si cher – ô cruelle destinée – pour le voir s’éclipser si rapidement. Hormis quelques crissements lorsque le chat arrachait des brins d’osier à son panier, il était calme, et ne semblait pas même chercher à sortir de son nid. Je ne suspectai pas qu’il aurait pu être autre chose qu’un chat. Toutes ces histoires de créatures féeriques, toutes ces légendes, je n’y accordais que peu de crédit. Pourtant, d’étranges évènements commencèrent à se produire.
Une pièce, ramassée ici ou là, quelque petite monnaie égarée, oubliée, perdue. Des bijoux, d’abord simples, puis d’argent et d’or. Ceci titilla ma curiosité. Je remarquai alors qu’à chaque endroit où le panier avait stationné se trouvait quelques heures plus tard un petit trésor. A ce rythme, pensai-je, je rentrerais chez moi immensément riche, et Eliana n’aurait d’yeux que pour moi. Toute cette affaire se combinait fort bien.
Je me vantai pendant quelques jours de mon sens commercial pour avoir acheté pareil animal à aussi bas prix, me gaussant de son vendeur qui, pour ses affaires, aurait sûrement mieux fait de garder Hhamouts. Puis, un soir que je rentrai à l’auberge du village dans lequel je me trouvais alors, le panier, posé sur une chaise, émit un grognement. Sans doute l’animal voulait-il revoir le jour, peut-être avais-je abusé de sa patience en le maintenant enfermé dans ce panier d’osier. Le grognement s’amplifia, suivi d’un cri à mi-chemin entre le miaulement et le feulement. Je reculai contre la porte, effrayé. Il ne pouvait pas sortir, il n’en était pas question !
Une gigantesque griffe se glissa entre deux brins d’osier, et d’un coup en arracha suffisamment pour lui permettre de sortir, ce qu’il s’empressa de faire. Le chat ne m’accorda qu’un bref regard avant d’étirer lentement ses pattes avant puis arrière, et grimpa sur la fenêtre, les yeux scrutant la pénombre. Le ciel était noir, l’obscurité totale. Il leva le menton, puis se mit à miauler à l’attention du ciel de jais. Je l’observai en silence, pétrifié, terrifié, émerveillé. Ce miaulement ressemblait davantage à un chant qu’à un miaulement. Il se tourna alors vers moi et me dit : « Tes conditions de transport ne sont guère confortables, jeune maître. J’aurais souhaité me présenter à toi auparavant, mais tu ne m’en as guère laissé l’occasion. Mon nom est Hhamouts. »
Cette voix de basse, grave et feutrée, émanait bien de lui. Ses yeux verts étincelèrent à la lueur d’une chandelle.
- Serais-je fou ? dis-je, plus à moi-même qu’à lui.
- En aucun cas, jeune maître, me répondit-il, tout naturellement.
- Les chats ne parlent pas, rétorquai-je, halluciné.
- Dans ce cas je ne suis un chat.
Nous engageâmes une longue conversation et je fis peu à peu sa connaissance. Il refusa de me dire plus que son nom, mais je remarquai rapidement qu’il prenait un malin plaisir à me rabrouer sans cesse, ainsi qu’à me faire passer pour quelqu’un d’intéressé. Certes, l’argent me serait fort utile de retour au village, mais je n’escomptais pas amasser de colossales richesses. Hhamouts fut même, par la suite, un compagnon de route agréable, qui se plaisait à me taquiner et à blaguer, galopant à mes côtés sur le chemin. Puis le prochain village arriva, et les rumeurs commencèrent. Des vols avaient été commis, et je m’en inquiétai grandement. Mes idées avaient pris une tout autre ampleur et ma toute nouvelle richesse m’intéressait davantage que ce patelin ; je me procurai un coffre, puis y plaçai tous mes trésors gracieusement offerts par l’animal, avant de poursuivre la route qui devait me mener chez moi. Mon retour s’annonçait fort bien. L’ovation de ma victoire ne serait rien comparée à la richesse que j’aurais amassée en chemin.
Chaque village que je traversai se vit en proie à de curieuses rumeurs de vols, aussi, avec mon coffre plus lourd d’heure en heure, j’attirai rapidement l’attention. Les gens commencèrent à me montrer du doigt ; on m’interdit de m’arrêter dans certains d’entre eux. Je commençai à dormir à la belle étoile, profitant à l’occasion de l’hospitalité de quelques fermiers qui acceptaient de me laisser un toit et un peu de paille pour dormir. A ma dernière escale, un Garde m’arrêta pour s’assurer que dans mon coffre ne se trouvait rien qui aurait pu être volé. Je n’avais l’air que d’un soldat de retour dans son village comme il avait dû en croiser mille, mais l’or qui s’accumulait dans mon petit coffre attira son attention. Et dans le cas où il me croirait coupable, comment lui expliquer que tout cet or venait d’un chat, lequel avait disparu la veille au soir, sautant de son panier troué pour retrouver sa liberté ? Comment lui expliquer qu’un vulgaire animal aurait eu le pouvoir de me rendre riche ? Au mieux, il m’aurait laissé partir en me prenant pour simple d’esprit, au pire, il m’aurait fait enfermer pour ma folie.
J’avais rejoint ma chambre, surveillée par deux gardes, lorsqu’un mouvement attira mon attention ; Hhamouts était derrière la fenêtre. Je la lui ouvris et le laissai retrouver son panier.
- Cette richesse attire les regards, marmonnai-je entre mes dents. Tu as bien fait apparaître tous ces bijoux et tout cet or, n’est-ce pas ? Mais d’où venait-il ?
Il me lança un regard amusé. Je venais seulement de comprendre.
- Maudit chat… que ne t’ai-je laissé avec ton ancien maître… !
Les yeux de Hhamouts s’étrécirent.
- Tes paroles me blessent. Tu souhaitais la fortune, tu l’as acquise.
- Certes, mais ces biens appartenaient-ils à d’autres ?
- Jamais je n’ai créé. Cela je ne peux.
- Veux-tu dire que tu les as volés ! m’écriai-je.
Ses yeux verts se tournèrent vers la porte lorsque celle-ci s’ouvrit avec fracas. Un garde entra en grande pompe.
- A qui parles-tu, étranger ?
- Je me parlais à moi-même.
Le chat se frotta contre ses jambes. D’un geste, il le repoussa, le sourcil froncé. Il observa minutieusement la pièce, et après en avoir conclu que j’étais bien seul, ressortit. Hhamouts regagna son panier.
Ainsi, depuis le Garde, j’attendais avec hâte l’arrivée de leur chef, qui devait éclaircir le mystère de mon trésor. Hhamouts était toujours là, m’observant, allongé sur le flanc aux côtés de la cheminée.
- Quelle idiotie de te garder avec moi !
- Jeune Maître, c’est moi qui t’ai choisi, et non l’inverse.
- Tu m’as choisi ? C’est tout de même moi qui t’ai acheté ! Mon argent… quel gâchis.
- Mais tu étais le seul à pouvoir me conduire où je souhaitais.
- Où tu souhaitais ? Et où comptes-tu donc aller ?
- Cela tu ne peux le savoir encore, jeune Maître. Quelle différence cela fait-il pour toi ?
- Je vais finir dans les douves du Seigneur de ce pays, maudit animal !
- J’ai beaucoup de mal à croire – il roucoula de nouveau, comme il avait l’habitude de le faire lorsqu’il était amusé – que mon jeune Maître ait pu sortir vivant de cette guerre. Il semblerait qu’un rien t’impressionne.
Je sentis la fureur monter en moi.
- A moins que ce ne soit simplement la couardise qui ait épargné ta vie.
- La couardise !?
- Je gage que tu te cachais derrière ton voisin durant les combats, ou peut-être n’y participais-tu même pas…
- Silence ! tonnai-je.
Immédiatement, l’animal se dressa sur ses pattes, les oreilles rabattues sur son crâne, et feula durant de longues secondes. Quelques gouttes de sueur perlèrent sur mon front ; Hhamouts paraissait plus gros.
« Qui donc commande ici !? » gronda sa voix de basse, plus grave encore qu’à l’accoutumée. Je ne sus que répondre, impressionné par son charisme. Quel était donc cet animal ? Etait-ce seulement un animal… ?
Un chat ?!
- Vas-tu enfin descendre de mes genoux ? lançai-je d’un ton que je m’efforçai de mesurer. Inutile de vexer à nouveau l’animal.
- Pourquoi donc ? Tes genoux sont confortables, jeune Maître.
- Pourquoi m’appelles-tu Maître, si tu…
- Ne pose point de question qui ne te regarde.
Je ne supportai plus sa présence. Les yeux rougis, le nez coulant, je me mis à éternuer sans retenue aucune. Mon allergie était des plus incommodantes.
- Je ne resterai plus longtemps ici. Mais tu seras récompensé de m’y avoir amené.
La porte s’ouvrit avec fracas sur une femme à la longue tresse rousse que je reconnus comme étant Eliana. Frappé de stupeur, je l’observai avancer vers moi d’un air furieux.
- Mouzar ! C’est bien toi ! Comme tu as l’air pitoyable avec ces yeux rouges !
Elle rigola devant mon regard irrité. Le chat sauta sur le sol, puis se frotta contre ses jambes. Elle le regarda un instant, puis ses yeux s’exorbitèrent et elle le prit dans ses bras.
- Un… tu es un Mazal ?
A ma grande stupéfaction, elle s’adressa directement à Hhamouts, qui se mit à ronronner.
- Je suis ton cadeau, jeune Maîtresse. Hhamouts est mon nom.
Elle leva un regard surpris vers moi, puis reposa le chat sur le sol. Je me levai, tirai un mouchoir de mes poches, puis partit me moucher le plus loin possible de Hhamouts.
- J’ignorais que tu étais suffisamment courageux pour me ramener un Mazal, Mouzar.
Je marmonnai entre mes dents. Pourquoi tous semblaient me prendre pour un couard ?
- Je pensais même que tu étais mort à la guerre. Je me suis fourvoyée à ton sujet, dit-elle d’un ton pensif.
- Il suffit, Eliana ! Pour qui donc me prenais-tu ? Et que fais-tu ici ?!
- Je fais mon devoir, Mouzar. Je suis prêtresse ici. Et un Mazal était juste ce qu’il me fallait. Comment t’es-tu sorti de toutes les embuscades qu’il t’a créées ? Je ne me rappelais pas de toi comme étant dégourdi et vif d’esprit.
Je fronçai les sourcils de mécontentement, ce qui ne fit que renforcer son amusement.
- Par contre, je pense que tu te plains toujours autant de ton sort !
- Je puis l’affirmer, jeune Maîtresse.
Vexé jusqu’à la moelle, je refusai de leur prouver qu’ils avaient raison, et retins mes paroles. Mais en mon for intérieur, je savais que Hhamouts était le seul responsable de mes malheurs. Cela ne faisait aucun doute. Tous mes ennuis venaient de lui. Quels ennuis d’ailleurs ?
- Que vas-tu faire de moi ?
- L’intendant n’est pas arrivé avant moi, tu peux t’en féliciter. Un messager de Mazals, voila qui est formidable. Tu es lié à Hhamouts, à présent. Tu dois rester ici.
Le chat – le Mazal… - miaula à mon intention.
- Je vous unirai ce soir même.
- Quoi ? Nous… nous unir ?
- Tu m’as ramené à ma Maîtresse, tu mérites ce titre.
Eliana me jaugea du regard un instant, un doigt sur le menton.
- Tu n’es pas si mal, je dois avouer. Je pense que je me ferai à ta compagnie.
- S’il ne te convient pas, jeune Maîtresse, je puis toujours l’exécuter.
- Il est vrai…
- Héééé !
Auraient-ils oublié ma présence ? Je me figeai devant eux.
- Ai-je seulement le choix ?
- Le choix ?
- N’était-ce pas ce que tu voulais, jeune Maître ? lança le chat en dardant sur moi un regard empli de menaces.
- Si… si… mais…
- Voila qui t’est offert.
- Tu ne portes pas chance.
- Seulement à mes véritables Maîtres.
Dans le fond, était-ce un mal ? Epouser une prêtresse me permettait d’acquérir un rang que je n’aurais jamais osé imaginer, et j’avais toujours souhaité m’attirer les faveurs d’Eliana. Finalement, par des moyens détournés, peut-être cet animal portait-il chance…
Un chat !... Je me mis à rire.
Texte G : Métamorphose
Le chat sauta lestement sur mes genoux, carda langoureusement mes cuisses
heureusement protégées par des braies de laine épaisse, tourna quatre ou
cinq fois en rond avant de trouver sa place, ouvrit sa petite gueule rose et,
alors que je croyais qu'il allait se mettre à bâiller, me dit :
"Qui est-ce que vous croyez regarder? J'ai eu une dure journée; les
courtepattes ne s'attrapent pas toutes seules, vous savez."
D'un air de reproche, il sortit une dernière fois ses griffes avant de fermer
les yeux et de reposer sa tête sur mon giron. Quant à moi, je n'osais pas
bouger du fauteuil en osier dans lequel j'étais assis. L'incrédulité me fit
seulement lever la tête vers le lit où dormait ma maîtresse. A poings
fermés. Elle ne voudrait jamais croire les élucubrations d'un serviteur,
fût-il le plus fidèle, et le seul qu'il lui restait en fin de compte. Je
soufflai la lampe à huile qui éclairait faiblement la pièce et me préparai
à une courte nuit.
Nous étions arrivés le soir même, sous un ciel orageux. A l'approche du
poste de guet que surplombaient les hautes murailles protégeant la cité,
j'avais machinalement revêtu mon capuchon afin de dissimuler mon visage.
Précaution superflue: les gardes postés à l'entrée de la ville ne nous
avaient accordé qu'un bref regard. Passées les portes, la cité ressemblait
à n'importe laquelle des villes que nous avions traversées, si ce n'était
l'immense tour inachevée qui s'élevait au centre. Alors que je m'étais
arrêté un instant pour la contempler, une voix m'avait interpellé:
"Vous, z'êtes pas d'ici.
- Vous avez le don de mettre le doigt sur l'essence du problème.", avais-je
répliqué à l'homme qui s'était approché.
"Oh, vous fâchez pas. C'est juste que tous les étrangers regardent cette tour
en entrant. Pour ce qu'elle vaut... eh, notez que j'en suis pas mécontent,
hein?"
Malgré l'impatience de ma maîtresse, je m'étais hasardé à une autre
question.
"Qu'a-t-elle de spécial, cette tour?
- Rien de spécial, vraiment. C'est juste que le Mage Circes nous fait trimer
jour et nuit pour la construire. Mais, hein, ça va être de la belle ouvrage,
c'est sûr."
L'inconnu m'avait jeté un sourire craintif, avant de tourner la tête vers le
poste de guet non loin, son sourire disparaissant soudain. Il s'était
empressé de disparaître à son tour.
L'aube filtrait à travers les minces rideaux. Le chat était parti. Je me
levai donc, et d'un pas silencieux me dirigeai vers la porte. Je l'ouvris sans
bruit et marquai un temps d'arrêt. Si la porte était fermée, comment ce
satané matou avait-il fait pour sortir? Secouant la tête, je me dirigeai vers
l'escalier menant à la salle commune. Il était là, sur les marches, ombre
noire dans laquelle brillaient deux émeraudes. Il m'adressa un "bonjour" poli
et un signe de la tête, puis il dévala l'escalier sans plus me prêter
attention.
Je descendis les marches à sa suite. Je commençais à douter de mes sens. La
ville semblait dirigée d'une main de fer par ce Circes. Sa magie se
manifestait-elle ainsi, par des chats bavards? Perdu dans mes pensées, je
faillis rentrer dans l'aubergiste qui faisait des allées et venues entre le
bar, les tables et les cuisines. J'eus un sourire en le voyant s'affairer pour
que tout soit prêt à l'arrivée des premiers clients. Ca, c'était tout à
fait normal. Je lui commandai un solide petit déjeuner pour ma maîtresse. Il
se dirigea vers les cuisines en maugréant et en invectivant sa femme qui
officiait aux fourneaux, et dont la réponse acerbe me parvint étouffée à
travers la porte. Mon sourire s'élargit. Vraiment, quoi de plus normal?
Nous avions fui Itaca deux lunes plus tôt. Depuis, nous n'avions jamais
séjourné dans une ville ou un village plus de deux nuits d'affilée. Nos
poursuivants n'avaient à aucun moment fait mine de nous rattraper, mais
certains motifs peuvent pousser une populace indifférente à se changer en une
foule hostile. Trois semaines auparavant, nous nous étions arrêtés dans
l'unique auberge d'un village à flanc de coteau, éloigné des routes
commerciales. Peut-être avais-je cru que la menace s'était éloignée,
peut-être que les habitants m'avaient paru plus ouverts et amicaux que dans
les autres villages que nous avions traversé jusque là? J'étais descendu
dans la salle commune me mêler aux autres clients tandis que ma maîtresse se
reposait. A peine m'étais-je installé à une table que s'étaient élevés
des murmures suspicieux, puis une voix avait clamé: "Oui, c'est bien lui! Je
le reconnais!".
Nous avions juste eu le temps de rassembler nos affaires et de sauter sur nos
chevaux. A quelques mètres derrière nous, sur la route qui traversait le
village, une assemblée menaçante se formait. Ma maîtresse, bien que
fatiguée, n'avait pas hésité à user de ses pouvoirs: les villageois se
lanceraient à notre poursuite, mais dans la mauvaise direction; le lendemain,
ils auraient oublié jusqu'à notre existence.
Alors que j'ouvrais la porte de la chambre, je vis que ma maîtresse était
éveillée. Assise sur le lit, elle caressait le chat qui, affalé sur les
draps, ronronnait de contentement. Je m'annonçai d'un éclaircissement de
gorge et effectuai une révérence à l'adresse de ma maîtresse. Mon regard se
tourna vers le sans-gêne qui occupait le lit. Cette bestiole savait-elle ouvrir
les portes?
"Je vous souhaite le bonjour, Maîtresse. Le petit déjeuner ne ve pas tarder
à arriver. Nous devrons nous mettre en route rapidement, je le crains.
- Argos, je t'ai déjà dit des centaines de fois de m'appeler par mon nom."
fit-elle avec un sourire. "C'est toi qui as fait entrer le chat?
- Non, maî... Dame Simaitha. Est-ce que... vous a-t-il parlé? Le chat, je
veux dire.
- Bien sûr que non, ce n'est qu'une bête!" me répondit-elle en partant d'un
petit rire doux et chantant, tout en grattant le ventre de l'animal, qui se
laissait faire placidement.
On frappa à la porte. Je sortis accueillir l'aubergiste qui portait un plateau
rempli de nourriture encore fumante. Je le déchargeai et avant qu'il ne s'en
aille je l'interpellai:
"Maître aubergiste!
- Oui, monsieur?
- Vous avez un chat à l'auberge, n'est-ce pas?
- Le Rusé, vous voulez dire? Il attrape les souris. Et des rats, aussi. En
tout cas, ça fait longtemps qu'on n'en a pas vu dans le coin.
- Et est-ce qu'il fait des choses... spéciales?
- Il vous a parlé, hein? D'habitude il parle pas aux étrangers." L'homme me
jeta un coup d'oeil suspicieux, puis il haussa les épaules. "De toute façon,
on l'écoute plus. Ca nous a rapporté que des ennuis. Allez, bon appétit."
L'aubergiste fit demi-tour et repartit avant que je puisse le questionner à
nouveau.
Tout avait commencé un funeste jour d'automne, dans la cité d'Itaca,
célèbre pour son temps pluvieux, son château qui tombait en ruines et la
magicienne qui l'habitait, et qui incidemment était ma maîtresse, Dame
Simaitha. Elle m'avait pris à son service quelques temps auparavant, et elle
avait pour habitude de m'envoyer en ville afin que je lui procure les
ingrédients dont elle avait besoin, et recueillir l'humeur des citadins. Un
philtre d'amour ou un charme de protection proposé au moment opportun était
bien souvent source de faveurs plus généreuses que ne l'aurait été le
simple paiement d'un tel service.
Ce jour là, un sentiment de crainte pesait comme une chape sur les rues de la
cité. Les gens marchaient en regardant droit devant eux et ne prenaient plus
le temps de flâner le long des étals des marchands. Ces derniers mêmes,
contrairement à l'usage, concluaient leurs transactions hâtivement et ne
déployaient plus autant d'efforts pour plumer l'occasionnel voyageur. La
raison de tout cela m'était apparue bien vite. Sur chaque échoppe avait été
placardée la même affiche, représentant le même visage et portant la même
inscription: "Cet homme est dangereux. Si vous le voyez, prévenez la
patrouille la plus proche." Ce n'était pas la mise en garde qui m'avait
effrayé, ni le regard mauvais que le dessinateur avait donné au visage sur
l'affiche, mais le fait que je voyais ce visage chaque jour, au château, dans
les nombreux miroirs que possédait ma maîtresse. Bousculant un ou deux étals
et plusieurs passants, j'étais retourné au château en courant à perdre
haleine. Dame Simaitha n'avait pas paru surprise à l'annonce de la nouvelle.
"Cela devait arriver. Demain, nous partirons." m'avait-elle simplement dit.
Lorsque je revins dans la chambre, je vis qu'une mine soucieuse avait remplacé
le sourire de Dame Simaitha. Alors que je déposais le plateau du
petit-déjeuner sur la table, elle prit la parole:
"Nous ne partons plus.
- Mais Maîtresse, au contraire! Nous ne sommes plus loin de la frontière. Je
n'ose imaginer ce qu'on vous ferait si nous étions découverts ici...
- Tu t'inquiètes pour moi, alors que tu subirais un sort bien pire si nous
étions livrés à la milice. Tu es incorrigible, Argos. Quoi qu'il en soit, il
nous faudra maintenir profil bas et rester ici quelques temps.
- Je crains que garder profil bas ne sera pas suffisant. Vous allez devoir
agir, et vite. Il vous a déjà repérée."
La voix fluette qui avait prononcé ces paroles était celle du Rusé,
maintenant juché sur le fauteuil en osier. Il fixait Dame Simaitha d'un regard
d'où émanait une intensité peu commune pour la gent féline. J'étais
partagé entre une crainte irraisonnée et l'envie de flanquer la bête hors de
la chambre. Mes tergiversations furent interrompues par les mots de ma
maîtresse:
"Argos, je te présente le Mage Circes, qui fut malencontreusement
métamorphosé en chat à la suite d'une expérience pour ainsi dire peu
couronnée de succès." Malgré l'ironie de ses propos, son ton restait grave.
Je brisai maladroitement le silence qui s'ensuivit:
"Circes? Mais alors qui...?
- Comme Dame Simaitha l'aura deviné, c'est effectivement un chat qui, sous mes
traits, dirige la cité. Et puisqu'il bénéficie de mes aptitudes à la magie,
croyez bien qu'il s'en donne à coeur joie."
Le Rusé, ou plutôt le Mage Circes, poursuivit à l'attention de ma
maîtresse. L'arrivée d'une magicienne en ville était une aubaine pour lui.
Après sa transformation, il s'était installé dans une auberge précisément
dans l'attente qu'une telle opportunité se présente. Il désirait obtenir son
aide pour retrouver son corps et débarrasser la cité de l'emprise d'un
imposteur. J'étais plutôt enclin à attribuer au magicien des motifs
égoïstes, mais nous n'avions pas le choix: selon Circes, le chat qui occupait
son enveloppe corporelle savait qu'une magicienne se trouvait en ville et se
dirigeait dès à présent dans notre direction. Ses manières de chat ne
l'ayant pas abandonné, il chassait en solitaire.
Tout cela avait bien peu de sens pour moi. Un simple serviteur n'a pas à se
soucier de ces choses-là. Ma maîtresse l'avait bien compris et me congédia
en me donnant pour tâche de rassembler dans l'arrière-cour les clients et le
personnel de l'auberge . Ces derniers ne se firent pas prier quand je leur
annonçai la venue du Mage Circes en personne. Bien qu'ayant entière confiance
en les pouvoirs de Dame Simaitha, je ne pouvais m'empêcher de craindre pour sa
sécurité. Je m'approchai d'une lucarne qui donnait sur la salle commune et je
vis une scène que je n'oublierai jamais.
Le Rusé se tenait au milieu de la salle et fixait du regard l'homme qui venait
d'entrer dans l'auberge. Celui-ci ne bougeait pas d'un cheveu, malgré ses
muscles tendus, ses poings serrés, ses yeux écarquillés, sa bouche ouverte
d'où sortait un faible râle. Tout son corps luttait contre le carcan que lui
avait imposé Dame Simaitha, dont je voyais la concentration faire perler des
gouttes de sueur sur son front. Le chat se mit à parler, doucement d'abord,
puis de plus en plus fort jusqu'à ce que ses paroles se confondent en un
grondement assourdissant. Soudain, le chat s'écroula, formant un petit tas
anthracite sur le sol de la salle commune. Au même instant, le mage se
détendit et adressa un sourire à ma maîtresse avant de s'effondrer à son
tour sur le pas de la porte.
Malgré l'étrangeté de la scène à laquelle je venais d'assister, je ne
pouvais m'empêcher de la trouver singulièrement familière...
***
Je me trouve dans une pièce humide, éclairée seulement par deux torches qui
dégagent une fumée âcre. Ma maîtresse est à mes côtés, elle sourit. Je
distingue une silhouette étendue sur une table, les pieds et les poings
solidement attachés. Ma maîtresse ne devrait pas s'en approcher, elle le fait
pourtant. Elle me parle, d'une voix douce d'où je sens poindre l'excitation:
"Argos, tu n'imagines pas à quel point je suis heureuse. Pense à tout ce que
nous allons pouvoir partager, maintenant." Elle prononce des mots qui
résonnent, qui enflent, qui vibrent.
J'ouvre les yeux. Je suis allongé sur une table, les membres entravés. Ma
maîtresse s'approche de moi et penche un visage inquiet au-dessus du mien. Je
tourne la tête, et j'aperçois une silhouette recroquevillée sur le sol.
J'étais un chien. Je serai un homme, pour le meilleur et pour le pire.
Texte H : LE CHAT MOT
Le chat sauta lestement sur mes genoux, carda langoureusement mes cuisses heureusement protégées par des braies de laine épaisse, tourna quatre ou cinq fois en rond avant de trouver sa place, ouvrit sa petite gueule rose et alors que je croyais qu’il allait se mettre à bâiller, me dit soudain :
- Il était à l’abri dans sa cage doré
L’oiseau de paradis. Mais il s’est envolé,
Pauvre volatile ! Alors je l’ai mangé.
L’oiseau si fragile vient donc de s’envoler,
Voilà pourquoi, humain, pourquoi je l’ai mangé.
J’ai mangé ce mutin parce qu’il s’est envolé !
A bon oiseau bon chat ! Son lot est de voler
Le mien... ha... ha... ha... tchaa ! est donc de le croquer.
Le félin ôta d’une griffe délicate la plume chatoyante qui, posée au coin de son nez charbonneux, venait de le faire éternuer. Je décidai de faire comme si j’avais pour coutume de discuter avec un chat ou avec l’un quelconque des animaux peuplant mon domaine.
- Fils de la Nuit, mon chat, tu as croqué l’oiseau
Qu’avant-hier le Pacha m’a donné en cadeau !
Mais la cage était close et l’oiseau bien nourri !
- La vie est peu de chose, demande à ces souris
Dont tu es bien aise que je te débarrasse !
Me rétorqua le matois matou en fermant à demi ses yeux d’or liquide. Je grinçai des dents à cause de l’argument spécieux et ripostai :
- Donc sur cette thèse, il faut te faire grâce
Que d’un oiseau vivant tu fis un oiseau mort ?
- Démontre-moi comment je pourrais avoir tort
Quand d’un piaf succulent, je fis un bon repas ?
Il était indolent et ne me craignait pas.
La porte était ouverte, il fut très imprudent.
Ce n’est pas grande perte, il était trop pédant
Car présent d’un Pacha, il ne voulait jamais
Donner sa langue au chat ! L’orgueilleux se croyait
Le parangon des cieux, bien plus qu’une volaille,
Le seul chantre des dieux... excuse-moi, je bâille,
Le repas fut fameux mais assez peu digeste.
Ce chapon, ce fumeux, était une vraie peste !
J’appelle un chat un chat. Ne me dis pas, mon maître,
Que toi, tu t’attachas à ce passereau traître !
Te voici délivré du souci inutile
D’avoir à t’occuper d’un odieux volatile.
Tu sauras qu’il ne faut acheter chat en poche.
Car un trop beau cadeau c’est anguille sous roche.
Il s’étira languissamment, lustra à petits coups de langue sa ténébreuse pelisse puis bâilla derechef, découvrant les crocs pointus qui avaient déchiré la chair délectable de l’oiseau. Je me sentis soudain très fatigué et surtout circonspect quant à mon état mental. Etais-je réellement en train de converser avec un chat et sans m’en étonner plus que ça ? Bah ! Il y a assurément des choses plus étranges sous le soleil. Je lui demandai sèchement, le mettant face à ses responsabilités :
- Que dire à mon ami lorsqu’il me viendra voir ?
Que l’oiseau qu’il m’offrit est dedans le chat noir ?
L’insolent minet, sautant de mes genoux, s’assit sur le tapis pour se lécher la queue. Puis levant sur moi son regard malicieux, il répliqua :
- Je te sais fort malin, tu sauras l’abuser.
Adieu, car j’ai, humain, d’autres chats à fouetter !
Texte I : L’Avènement
Le chat sauta lestement sur mes genoux, carda langoureusement mes cuisses heureusement protégées par des braies de laine épaisse, tourna quatre ou cinq fois en rond avant de trouver sa place, ouvrit sa petite gueule rose et, alors que je croyais qu'il allait se mettre à bâiller, me dit :
- M… Mmm… mmm !
Je lui jetai un regard interrogateur. Les yeux d’ambre de Hrieltsche étaient exorbités, ses joues gonflées, ses pattes s’agitaient nerveusement sous l’effort qu’il faisait, si bien que je craignis qu’il n’en vienne à me lacérer les cuisses. Repoussant dans un soupir le feuillet que j’étais en train d’étudier, je caressai les oreilles du minet :
- Eh bien ? Vas-y Hrieltsche !
- Mmmm… mm… MEUUUUUH !
Je bondis de ma chaise, et le chat rebondit sur les dalles de pierres, expulsé fort peu galamment de mon giron. Se redressant d’une secousse, il se gratta l’oreille d’un air anxieux, le regard accusateur :
- Meuuh ?
- AAAAAAAAH ! !
Je reculai plus encore, mais le mur m’arrêta, ce traître, et me repoussa d’un coup de pierre au derrière :
- Dis donc petit ! grogna t-il de sa voix rocailleuse. Te colle pas à moi comme ça, ça chatouille.
- Oups ! Désolé m’sieur Martel.
- Ouais, c’est ça. Il a quoi ton abruti de chat ? À toujours se glisser dans mes recoins poussiéreux, il a dû attraper une crevure, c’est sûr.
Je reportai mon regard sur l’animal, dont les tremblements stressés me semblaient véritablement inquiétants. Il marchait de long en large, ses petites pattes blanches parcourues de frissons terrifiés, et poussaient de temps à autre des « Meuuuh » retentissants. Je m’appuyai sur le bord de la table, sans doute très pâle, car le miroir sur le mur d’en face se voila la face comme face à un mort. Cette fois plus de doute, Hrieltsche beuglait. Il beuglait véritablement, non pas comme un chat qui imite une vache, chose aisée pour un Chamalin tel que lui, cette race, venue d’Orient, étant réputée particulièrement intelligente, ce qui en faisait le compagnon idéal pour tout apprenti magicien coupé du monde. Non. Il beuglait vraiment, bœuf miniature au museau pointu et aux pattes de velours. Il ne me fallut guère de temps pour me ressaisir :
- Martel ! Réveille le Grand Mage ! Dis-lui que je viens le voir en urgence !
- J’y cours.
Le mur eut un élan comme pour faire volte-face, mais fut retenu par ses propres bases. Un juron rocheux lui échappa, et je secouai la tête avec compassion. Pas facile, quand on avait été un brillant sorcier, de se retrouver bloqué dans les pierres de l'Académie, tout ça parce qu’on s’était transformé en mur pour espionner un jour le vestiaire des jeunes sorcières. Mais quel crétin aussi, ce Martel, de n’avoir pas pensé à préparer un contre-sort !
J’y songeai tout en m’emmêlant dans les lacets compliqués de ma robe d’apprenti, d’une couleur violette plutôt agressive, ou du moins électrique. Il me manquait un bouton à la manche gauche. Je jetai vivement un coup d’œil autour de moi, mais le foutraille de ma petite chambre me découragea de suite : le lit défait envahi de livres et parchemins dans un état plus que douteux semblait n’avoir plus servi depuis des mois –je dormais par terre depuis pas mal de temps pour ne pas déranger la fée installée sous l’oreiller-, quant au bureau…
- MEUUUH !
Je sursautai.
-Un peu de patience, Hrieltsche ! J’ai presque fini !
Tant pis pour le bouton ! Un coup d’œil dans le miroir, qui avait fini par retirer son voile de deuil, me révéla un adolescent roux, au gros nez épaté …et bien loin de ce à que je m’attendais à voir.
- Arrête de jouer, Psyché ! Laisse son reflet à Rodolphe et rends-moi le mien !
Avec un gloussement argentin, le miroir se troubla, et enfin apparut l’image, nettement plus habituelle, d’un blondinet mal peigné, long et mince, à l’allure de jeune premier d’après la Mage adjointe, l’une de mes plus ferventes admiratrices. J’arrangeai consciencieusement les mèches de mon front, d’un geste fat qui arracha à la surface argentée une contorsion sarcastique. Puis je saisis mon chat sous le bras comme un vulgaire paquet, ce qui me valut un « meuuuh » méprisant et un coup de patte réprobateur. Je m’engageai dans les couloirs sans en tenir compte.
Le Grand Mage avait une mine poussiéreuse quand nous arrivâmes dans son bureau, et sa robe bleue …ou verte ? Je n’ai jamais réussi à me décider, on dirait que les couleurs bougent. Bref, sa robe paraissait avoir traîner dans une vieille armoire d’alchimiste. Comme je m’enquerrais de sa santé, il marmonna un vague « Martel a voulu me secouer l’épaule. », avant de me foudroyer d’un regard orageux :
- Qu’est-ce qu’il vous arrive encore, Monsieur Rydis ?
- Pardonnez-moi de vous réveiller si tôt, Grand Mage, mais il s’est passé quelque chose de très grave ! Je… je crois que mon chat a été ensorcelé !
Une note d’angoisse vibrait dans ma voix. Perché sur mon épaule, Hrieltsche confirma d’un « meuh » énergique, qui fit bondir le Grand Mage comme moi-même précédemment. Se drapant dans sa cape avec une dignité comique, il posa sur le chat des yeux écarquillés, puis émit un bougonnement, parfaitement réveillé désormais :
- Hum… oui, en effet, il y a un problème. Mais enfin, il doit exister un contre-sort… je pense. Quel être infâme a bien pu se montrer assez maléfique pour ensorceler un Chamalin ? Car c’est bien un Chamalin, n’est-ce pas ?
Je confirmai, et il dodelina de la tête, pensif, tout en caressant sa longue barbe blanche :
- S’il avait été noir, j’aurais jugé qu’il était maudit, mais là non, non non non. Sa blancheur est le signe de la plus parfaite pureté. Mmm, ça me rappelle un ancien parchemin oriental, il faut que je retrouve ça… Enfin, tu ferais mieux d’y aller avec ton, hum, chat. Je te recontacterai si j’ai du nouveau.
Il disparut, et le bureau passa aussitôt en mode répondeur :
- Le Grand Mage n’est pas là pour le moment. Si vous souhaitez laisser un message…
…
Comme je le craignais, Martel avait déjà largement répandu la nouvelle pendant que je m’entretenais avec le Grand Mage. Quand on dit que les murs ont des oreilles… et des bouches aussi ! Ils peuvent, dit-on, mener une conversation différente avec chacun des membres d’un château en même temps, sans seulement se mélanger une fois. Et en l’occurrence, toute l’Académie, ça fait quand même du peuple.
Alors que je passais dans les jardins, des centaines d’yeux curieux me dévoraient avidement, ou plutôt dévoraient Hrieltsche, qui, nerveux, se cachait la tête dans la capuche de ma robe en émettant de temps à autre un petit « meuh » terrifié _lequel s’entendait à plusieurs mètres, mon mini bœuf n’était pas franchement discret. Même la statue d’Eros, occupée à conter fleurette à la limpide Psyché, l’entité miroir, se tut un long moment pour nous regarder passer. Un curieux climat d’anxiété, de curiosité et d’excitation pesait sur l’Académie.
Mais ce fut à la bibliothèque qu’advint la « catastrophe ».
J’essayai vainement d’étudier un lourd manuel De la transmutation des corps des Naïades vertes fourchues lors de la cérémonie de la crevette. , en faisant comme si d’innombrables regards affamés de nouvelles découvertes ne se tournaient pas dans ma direction, quand mon chat décida de se donner en spectacle. Bondissant sur mon livre, Hrieltsche serpenta longuement sur la grande table d’un pas distingué, le museau en l’air, ses yeux d’ambre dardés sur l’assemblée d’un air parfaitement méprisant. À son passage, une vague de murmures s’élevait de la foule des magiciens, dont la houle mouvementée révélait l’intérêt et la nervosité. Malgré moi, je ne me sentais pas peu fier de l’attention soulevée par mon Chamalin, et c’est d’un air bravache que je lui suivais, afin d’éviter qu’on me le vole pour en faire un sujet d’étude. Un chat qui fait meuh, c’est tout de même trop rare pour qu’on laisse passer une occasion de l’obtenir.
Mais Hrieltsche, cependant, ne se contenta pas d’un simple tour d’horizon. Aidé d’un portemanteau particulièrement courtois, il bondit sur l’étagère des antiquités orientales, à la grande horreur du conservateur, qui se couvrit les yeux en le voyant approcher d’une amulette bleue extrêmement fragile. Mais le chat, sans s’y intéresser, l’enjamba d’un petit bond gracieux, qui le conduisit juste devant une coiffe ancestrale d’une valeur inestimable. Le vieux magicien s’effondra, pris de malaise.
À cet instant, la grande porte s’ouvrit dans un grondement horrible, qui fit tressaillir tous les magiciens assemblés. Le Grand Mage entra alors en trombe, sa robe verte… ou bleue ? Raaaah. Sa robe froissée et couverte de toiles d’araignées. Un parchemin à la main, il tourna aussitôt ses yeux exorbités sur Hrieltsche, un air d’horreur inscrit sur sa face ridée de vieille pomme. Sa voix sifflante et angoissée me fustigea :
- Ne le laissez pas s’approcher de la coiffe ! ! ! Trop tard. Avec une sorte de petit meuglement moqueur, le Chamalin venait de glisser sa petite tête blanche sous l’étrange couvre-chef, qui s’ajusta étrangement sur son front. Fier, il s’assit bien droit sur ces pattes arrières, dans la position que prennent toujours les statues Orientales. Les deux pans de la coiffe, un assemblage complexe et magnifique de lapis bleus, tombaient gracieusement sur ses frêles épaules, et entre les deux oreilles, que de petites ouvertures laissaient dépasser, deux cornes de vaches en or massif grandissaient l’animal d’une bonne cinquantaine de centimètres, si pesantes d’aspect qu’il semblait impossible qu’un simple chat puisse les porter ainsi sans fléchir. D’autant plus qu’entre leur courbe, un disque d’or large comme une assiette miroitait outrageusement, au point d’aveugler toute l’assemblée. Mais son éclat ne pouvait seulement égaler celui, terrifiant et ambré, des yeux de Hrieltsche.
D’un même élan, tous les magiciens se jetèrent à ses pieds, tremblant respectueusement dans leurs robes colorées. Le Grand Mage, horrifié, tourna vers moi des yeux hagards, son parchemin crispé contre son cœur.
- C’est… c’est la Prophétie ! La métamorphose de la Déesse Vache et du Dieu Chat en une seule entité parfaite et Toute Puissante ! Ils l’avaient prédit, les prêtres d’Orient, ils l’avaient prédit ! Nous sommes leurs… leurs esclaves….
Il s’effondra de tout son long, inconscient, les yeux révulsés. Et ainsi commença le règne éternel du Dieu-Déesse Hrieltsche Vachat, quatre-vingt douze mille fois béni par la Lumière, grand’ protectrice de la Paresse animale, dont je suis désormais le Grand Prêtre. Puissiez-vous avancer dans la gloire de son meuglement divin, mes enfants.
In De l’avènement du Règne Eternel, Monseigneur Rydis, Grand Prêtre du Dieu-Déesse Hrieltsche Vachat.
An 4 ap. H.V