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Zacharias
09/03/2006 13:11
Ménestrogier

Texte A : La chute

Rimailles bancales en trois vers sans queue ni tête aucunes avec un début, un milieu et une fin sans oublier une introduction (ici même) plus longue que le corps du texte mais rassurez vous c’est voulu et fait exprès pour donner un peu de volume à ce texte qui sans cela aurait été bien maigre voire maigrissime d’ailleurs pas de ponctuation c’est plus rigolo comme ça mais pas de problème il vous sera bientôt loisible de reprendre votre souffle car l’introduction touche dès à présent à sa fin et voici que se profile le grand’œuvre :

Sur les marches, Il s’est dressé
Comme une bouse, Il est tombé
Et maint’nant, Il est bien emmerdé*


*Et merd* aux personnes que ça embête de trouver ce mot ici


Texte B : Convocation

Je me pose doucement sur les Marches, à peu près à mi hauteur. Je ne peux pas d’ailleurs viser plus haut. Pas encore.
J’aime le contact froid et soyeux de la pierre de chéetan sous mes pieds nus. Je devrais venir plus souvent. Mais je ne suis pas très pieux. J’aime bien aussi la vue que l’on a sur la Ruche d’Aguilar. La grande cité se déploie en arc de cercle au pied de la centaine de larges et hauts gradins se hissant jusqu’au temple. Au soleil levant, les alvéoles se teintent de rose et d’or liquide. Les constructions les plus éloignées, celles qui bordent la Mer d’Iskot, sont brouillées par la grisaille de la brume marine et c’est mieux ainsi. Il s’agit des quartiers mal famés de la Ruche, un enchevêtrement d’alvéoles délabrées et de passages insalubres. J’y suis né. J’espère ne jamais y remettre les pieds.
Vayer Asach est déjà là. Ferdiya Lorne aussi. Leur place n’est pas vraiment ici, à la moitié des Marches. Mais on ne peut les taxer de conformisme. Je les ai aperçus de loin, fort reconnaissables à leurs vêtements qui tranchent sur ceux, plus discrets, de leurs voisins. D’ailleurs, les plus proches Aguilarns se tiennent à distance respectueuse d’eux. Et j’ai bien vu qu’ils guettaient ma venue tout en se surveillant du coin de l’œil. Jalousement. Ils attendent que je choisisse avec lequel des deux je veux construire mon nid.
Ferdiya se trouve plus près de moi au moment de l’atterrissage. Elle en profite pour enlacer ma taille et me voler un baiser avant que Vayer ne s’en mêle. Je savoure le goût sucré de ses lèvres puis je l’écarte doucement pour reprendre mon souffle. Je viens tout de même d’effectuer un long vol de nuit. Vayer m’attrape par l’épaule et m’attire contre lui.
- Bon vol, mon poussin ?
- Trop long ! Si j’avais su plus tôt pour la Convocation, je n’aurais pas pris cet engagement. Quoique ! Mille personnes debout pour m’ovationner après mon tour de chant, c’est tout de même agréable.
Je n’aime pas trop qu’il m’appelle « mon poussin », surtout en présence de Ferdiya. J’ai dix-neuf ans passés quand même ! Avec ses vingt-cinq ans et ses ailes immaculées, Vayer Asach se pavane comme un coq de basse cour. De haute cour, devrais-je dire ! Je grogne une vague réponse en secouant mes ailes encore mouchetées de brun pour en faire tomber le givre. Il fait frais, ce matin, et j’ai volé haut pour arriver jusqu’au temple en évitant les encombrements. Il faut dire que huit mille emplumés environ se posant presque tous en même temps, ça fait plutôt désordre. D’un autre côté, le spectacle vaut le coup d’œil.
Vayer m’enveloppe de ses bras puissants, plaquant mes ailes dans mon dos comme si j’avais l’intention de prendre mon essor et d’échapper à son étreinte. Ce qui n’est pas le cas. J’aime la gourmandise de sa bouche sur la mienne. Nous échangeons un long baiser qui exaspère Ferdiya. J’ai toujours mon apparence de mâle mais ça ne le dérange pas du tout.
Je n’ai pas encore choisi. Il faudra bien pourtant que je me décide avant d’avoir vingt ans. Pour le moment, j’entends bien profiter des avantages de l’Androgynie. Auprès de la charmante Ferdiya, je m’essaie à imiter l’assurance de Vayer et ses exploits virils. Lorsqu’il m’entraîne dans sa luxueuse alvéole, c’est la belle Aguilarne qui devient mon modèle. Les alternances de soumission et de domination par lesquelles elle sait si bien me rendre fou de son corps souple, je les expérimente sur lui. La plupart du temps, Vayer me préfère sous mon aspect femelle mais de temps en temps il me veut garçon. J’avoue que la première fois, je n’étais pas trop à mon aise et que j’ai eu du mal à garder mon intégrité masculine. Lui, le spectacle de mon corps hésitant entre les deux sexes l’a plutôt fait rire et sans doute excité.
Je ne sais toujours pas. Il me reste un peu moins d’une année avant de fixer mon choix : devenir femme et vivre avec Vayer au palais ou être à jamais homme pour épouser Ferdiya la Navigatrice. Je ne sais vraiment pas. Je les aime l’un et l’autre. Différemment. J’éprouve une immense tendresse pour Ferdiya. Avec Vayer, c’est plus du ressort de la passion.
Ce dernier me lâche enfin. J’ébouriffe mes plumes puis je lisse de la main mes rémiges sous les regards mi appréciateurs mi scandalisés des Aguilarns occupant les degrés autour du trio haut en couleur que nous formons. Vayer Asach est tout de même le neveu de la reine, son profil de médaille est connu de beaucoup et sa tunique dorée suffit à renseigner ceux qui ignorent sa position sociale. Ferdiya est réputée meilleure Navigatrice depuis Hetfe Xaris. Sa longue robe bleu nuit s’étoile des distinctions récoltées à l’issue de ses nombreuses missions. Quant à moi, Raphèl, je suis en train de me bâtir une solide notoriété grâce à mon talent. Et aussi, soyons honnête, grâce à ma jolie petite gueule. Lorsque j’ai commencé à me produire dans les tavernes et les salles de spectacle de la Ruche, j’ai dû repousser pas mal de fans un peu trop empressés. Je n’avais pas l’intention de me caser tout de suite. Je voulais me consacrer exclusivement à mon art. Mais qui peut résister au superbe duc Vayer Asach ? En tous cas, depuis qu’il m’a pris sous son aile, personne ne se hasarde à me draguer. Seule Ferdiya Lorne reste sur les rangs. Et comme Vayer ne déteste pas la compétition, il la laisse tranquille, s’amusant juste à l’agacer par une attitude protectrice à mon égard.
Je passe mes longs doigts de musicien dans mes cheveux noir corbeau pour démêler quelques nœuds puis lève la tête vers le haut des Marches et vers les colonnes fuselées soutenant le dôme doré. Le temple resplendit dans le soleil maintenant bien éclos. Les piliers légèrement tors sont censés évoquer les arbres originels dans la canopée desquels nos ancêtres vivaient parmi les Anges. Sur le parvis, la reine s’avance, identifiable de loin à ses ailes poudrées d’or et suivie par ses nombreux rejetons. Une flopée de courtisans aussi colorés que des perroquets l’escorte. Le duc Asach devrait se trouver parmi eux. Mais il a préféré se mêler à la foule anonyme par amour pour moi. Mon orgueil s’en trouve agréablement chatouillé.
- Tu connais la raison de la Convocation ? lui demandé-je.
Il hausse les épaules et esquisse une moue d’ignorance.
- Je n’en sais rien, mon poussin.
Je lui envoie une bourrade et il bloque mon poing avec une force incroyable. Ce n’est pas pour rien que la reine l’a nommé Champion, l’an dernier. Soit dit en passant, la royale tante de Vayer apprécie peu, ce n’est rien de le dire, sa relation avec une saltimbanque immature issue des bas quartiers de la Ruche. Mais si c’est lui que je choisis, elle sera bien forcée de m’accepter à la cour. Je devrai porter ces terrifiantes robes pleines de rubans et de fanfreluches mais j’en profiterai pour révolutionner la pesante musique officielle !
- Arrête de m’appeler poussin ! râlé-je.
- Alors épouse-moi, Raphèl ! Tout de suite !
Il plaisante à demi. Dans ses grands yeux sombres, je lis le désir et l’impatience. Il enrage du délai légal que je tiens à respecter. Je pourrais me fixer avant mes vingt ans mais je n’y tiens pas. Mon existence de bâtard vivant plus souvent dans la rue que dans l'alvéole insalubre de mon alcoolique de mère m’a enseigné la saveur de la liberté. Même si la cage dans laquelle il veut m’enfermer est dorée, elle me fait peur. Et puis il y a ma belle Navigatrice. Justement, elle assène un coup sec sur le haut de l’aile droite de Vayer.
- Tu n’as pas le droit ! C’est à Raphèl de décider. Il lui reste encore quelques mois avant l’échéance.
- Il est tellement tête en l’air qu’il risque d’oublier. Tu sais ce qui arrive aux Réfractaires, mon poussin ! me susurre-t-il en passant sa main dans mon dos, entre mes ailes. Le salaud ! Il sait bien quel effet ça me fait ! Entre le plaisir et la fatigue, j’ai les jambes qui flageolent. Je m’assieds sur la marche ocre jaune, aussitôt encadré par mon Duc et ma Navigatrice. Enfoui dans la tiédeur caressante de leurs ailes, je me sens bien. Comme jamais. De ma mère, je n’ai reçu que des cris d’ivrogne, de mon beau-père seulement des coups puis des attouchements lorsque mes plumes ont commencé à virer au blanc et mon corps asexué à hésiter entre mâle et femelle. J’ai déserté le taudis familial pour hanter la rue et tester mes premiers envols. Je me suis vite aperçu que, dans ma donne au grand jeu de la vie, je détenais trois atouts maîtres. D’abord, ma voix qui subjugue les foules, particulièrement lorsque je passe sans transition apparente du registre de ténor à celui de soprano et vice versa. Il me suffit pour cela d’opérer un rapide changement de sexe. Au début, ça a été assez douloureux et désorientant mais je suis vite devenu expert en métamorphose. Ensuite, un corps longiligne et harmonieux entre les parenthèses de mes ailes plus longues que la normale et un adorable visage triangulaire aux grands yeux obliques. Et enfin mes ailes. Personne ne vole aussi vite et aussi longtemps que moi. A part les Navigatrices bien sûr. Cela me permet d’assurer des concerts un peu partout dans les Domaines et d’accroître ma renommée. Sans parler de quelques petits trafics juteux.
Avec ma voix et ma beauté éthérée, j’ai ferré Vayer Asach. Il est tombé raide amoureux de moi au cours d’un concert en plein ciel que j’avais organisé pour mon dix-septième anniversaire. La puissance de mes ailes et mon joli visage androgyne ont à peu près à la même époque séduit Ferdiya Lorne, la glorieuse Navigatrice.
Je ferme les yeux de contentement et entoure de mes bras languides la taille de mon amant et celle de ma maîtresse. Pourquoi faut-il donc choisir entre eux deux ? Pourquoi ne puis-je continuer à être fille avec Vayer et garçon avec Ferdiya ? Quelle fichue Loi que celle qui oblige les Aguilarns à se fixer à l’âge de vingt ans ! La punition qui sanctionne la non-conformité est terrible. Je ne l’ai jamais vu pratiquer mais des frissons agitent mes plumes rien que d’y penser. L’exil dans les Marais Noirs serait presque supportable sans son corollaire, l’amputation des ailes.
- Vous croyez que les Anges viennent dans le Temple quand la reine rassemble les Aguilarns sur les marches ? Est-ce qu’eux aussi obéissent à la Convocation ? demandé-je sans ouvrir les yeux.
- Blasphémateur ! murmure Vayer à mon oreille et il en profite pour m’en mordiller le lobe et me lécher le cou. Je sens mon corps réagir et parviens à bloquer ma transformation. Aujourd’hui, j’ai enfilé une combinaison de vol ajusté et je n’ai pas envie d’y comprimer les rondeurs d’une poitrine qui n’est pas négligeable. J’incline ma tête sur l’épaule accueillante de Ferdiya et l’interroge à son tour.
- Toi qui es au fait de pas mal de secrets, ma belle, tu sais peut-être pourquoi la reine nous a Convoqués ?
Elle enroule une mèche de mes longs cheveux autour de ses doigts et s’en caresse la joue. Elle adore, dit-elle, leur texture et leur parfum. Au bout d’un moment, elle reconnaît :
- Je n’en sais rien, mon trésor. Abaladaya ne m’en a rien dit. Je ne suis pas du Premier Cercle.
Non, mais elle appelle la reine par son prénom. La Navigatrice, messagère en chef de notre souveraine, rencontre cette dernière pratiquement tous les jours. Je suis aimé par deux Aguilarns volant dans les hautes sphères du pouvoir. Bientôt, moi aussi, j’en ferai partie. Et pas seulement par alliance. Mon propre talent me hissera au sommet. Et je gagnerai un nom à accoler à mon prénom.
A la suite d’un nouveau silence, Ferdiya marmonne :
- Il y a une rumeur. Il s’agirait d’une Convocation Judiciaire.
- Mmmmh… Qui a bien pu se laisser prendre ?
Le nez dans les plumes frisées, si douces, de la courbure de son aile, j’entrouvre les yeux et je me délecte du tracé délicat de son profil sur fond de ciel mauve. L’air vif des hauts vols n’a pas encore tanné sa peau. Elle se pare juste d’un hâle doré qui donne envie d’y mordre. Les frisottis du duvet blanc comme neige filtre les rayons du soleil et transforment mon champ de vision en un spectacle onirique. Je fredonne silencieusement les premières paroles d’une chanson qui parlera d’ailes et d’elle, ma superbe Navigatrice. La fatigue et le bien être alourdissent mes paupières et je referme les yeux. Je n’entends pas vraiment sa réponse, quelque chose comme :
- Personne. Pas encore. Arrestation programmée.
Les Convocations Judiciaires sont peu fréquentes. La Ruche est une cité hautement civilisée. La dernière fois que les Aguilarns se sont retrouvés sur les marches pour obéir au royal et incontournable commandement, je commençais tout juste ma carrière. Un pauvre type avait tué par amour, si je me souviens bien. Mais peu m’importe. J’ai rarement l’occasion de me retrouver entre Ferdiya et Vayer, alors j’en profite au maximun. Des pensées égrillardes flottent dans mon esprit agréablement engourdi. Soudain, la voix de la reine éclate au-dessus de nos têtes comme une trompette martiale. L'amphitéâtre que composent les Marches l'amplifie.
- Peuple de la Ruche, ta reine t’a convoqué pour que tu assistes à l’expression de l’inaltérable et sainte Justice. Que les Anges te donnent foi et vérité ! Qu’ils accordent aux ailes de la Loi équité et droiture !
Les Anges… Il paraît qu’ils existent ! En tous cas, je n’en ai jamais vu. Et les deux soldats casqués qui se posent soudain sur la marche où nous nous trouvons n’en sont assurément pas, bien qu’ils soient d’une taille dépassant la normale. C’est un critère de sélection pour la Garde de la Justice et de la Paix Royales. Et les uniformes bleu nuit confirment leur terrible office. Vayer saute aussitôt sur ses pieds. Il devine avant moi la raison de leur présence. Je me lève à mon tour. Ferdiya m’imite. Mais c’est à moi que l’un des deux Gardes tend le Jugement. Je regarde sans y croire le parchemin scellé de noir. Le duc Asach s’en empare avant que je n’aie esquissé un geste. De toutes façons, l’incompréhension et la peur me paralysent. Les Aguilarns qui nous entourent refluent loin de celui que la Justice royale désigne comme criminel. Pourtant je n’ai commis aucun délit, enfin aucun qui ne justifie un Jugement !
Vayer brise le sceau, déroule le parchemin. Les Gardes le laissent faire. Au fur et à mesure qu’il lit, je vois ses yeux s’écarquiller, son teint devenir livide. Je n’ose l’interroger. Je ne veux pas savoir. C’est Ferdiya qui croasse :
- Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi en ont-ils après Raphèl ?
La voix de mon amant est blanche lorsqu’il m’apprend :
- Il est écrit ici que tu es un Réfractaire et que la Loi que tu as bafouée te met désormais au ban de la société.
Incrédule, je me récrie, les prenant tous à témoin, Vayer, Ferdiya, les gens sans visage qui me dévisagent, les Gardes :
- Mais je n’ai pas atteint vingt ans ! Il me reste encore six mois ! C’est une erreur ! Ce ne peut être qu’une erreur !
Vayer secoue la tête. Des larmes coulent le long de ses joues.
- Ta mère, ta propre mère a avoué que tu as en fait bientôt vingt-deux ans.
Ma mère… elle signerait n’importe quoi pour un tonnelet de vin. Mais la trahison qui me blesse le plus, c’est le doute que je déchiffre dans les yeux des deux seuls êtres que j’aime.
- Vayer, ne vois-tu pas que la reine m’a piégé ? Elle a trouvé ce moyen pour nous séparer à jamais. J’aurais fait tache à la cour…
Je jette autour de moi des regards furtifs. Je dispose de si peu de place pour m’élancer. Mais je ne peux attendre sans réagir qu’on me coupe les ailes ! Autant tenter le tout pour le tout…
Je bouscule le duc Asach qui tombe dans les jambes d’un Garde et me mets à courir en oblique pour prendre un peu plus de champ. Je me jette dans le vide. Il me semble d’abord tomber comme une pierre puis les puissants battements de mes ailes me soulèvent et commencent à m’emporter loin des Marches. L’envergure exceptionnelle de ma voilure me donne de bonnes chances de semer les Gardes de la Justice et de la Paix Royales… mais pas la flèche qui, telle un mortel rayon de soleil, vibre et se fiche entre mes épaules.
Je chute…


Texte C : Les Marcheurs de Vide

- Comment est le monde ?
La main de Mère se crispa nerveusement sur celle de la petite fille, moite de peur.
- Notre monde est terrifiant, rauqua t-elle. Il est… vide et blanc, tout est blanc. Lumineux… tu ne sais pas quelle chance tu as d’être aveugle ! Tu n’es pas confrontée à chaque instant à ce… ce rien infini et froid. Allons, ça suffit, ne me pose plus jamais cette question !
Mère essaya brusquement de se dégager, mais la petite fille la retint :
- Mais où vivons-nous alors ? Où posons-nous nos pieds ? Où plantons-nous les fruits que nous mangeons ?
Silence.
- Raconte-moi, Mère, je t’en prie. Je ne peux rien voir, que cette lumière qui inonde ma vue, je ne connais rien d’autre que cette pièce.
Nouvelle hésitation. Dans un soupir douloureux, Mère se réinstalla contre la petite fille, mais resta un moment sans parler. Lentement, ses doigts rudes effleurèrent le large bandeau qui couvrait les yeux morts.
- Il y a des escaliers, avoua t-elle enfin dans un preste murmure. Des milliers et des milliers d’escaliers, à l’infini, notre peuple n’en occupe qu’une infime partie, nous n’osons jamais trop nous éloigner. Les marches sont si étroites... Un faux pas, une bousculade et ce serait une chute dans… dans le Néant ! Oh ! Quelle chance tu as d’être aveugle !
Un sanglot noya ses dernières paroles. Pourtant, elle ne s’interrompit que le temps de calmer ses pleurs :
- Nous vivons sur les marches, et construisons nos maisons sur les paliers de pierre blanche. Les hommes recueillent l’eau de pluie et… et seuls les plus courageux s’écartent beaucoup. Je n’ai jamais fait plus de cinquante marches. De toute façon, c’est tout pareil, des marches, des arches, du blanc et… et j’ai trop peur.
Cette dernière phrase lancée sur un ton de défi, pour que la petite fille se rappelle les principes de son peuple. La Peur est louable. La Peur protège la vie. La peur nous sauve du Néant. Il n’y a bien que ce fou, cet Aryn, qui refuse de reconnaître les bienfaits de la Peur.
Exalté de sa jeunesse rayonnante, il dévale les marches sur ses deux pieds agiles (et non à quatre pattes, pour ne pas tomber, comme il convient), se rit de la Peur et virevolte nonchalamment comme s’il était sur un large palier, même dans les escaliers les plus étroits.
Mère l’a en horreur. Un jour, à courir ainsi entre les gens, il déclenchera une catastrophe. Quelqu’un va tomber, c’est couru. Il faudrait l’abattre, l’abattre pour le bien du peuple. Il n’a pas peur ; c’est dangereux, trop dangereux…
La petite fille secoua la tête. Elle n’était pas d’accord avec Mère. Tant pis. Pour le moment, elle voulait juste savoir, pas juger, juste connaître ce monde dont on l’éloignait, à cause de la Peur, cette peur qui l’entourait, qu’elle avait bu au sein et qui s’accrochait aux esprits comme une boue poisseuse, qui semblait même alourdir l’air et le rendre moins respirable. Cette peur qu’elle exécrait tant. Elle demanda :
- Comment sommes-nous arrivés dans ce monde ?
Aussitôt, Mère se détendit. La Peur reflua quelque peu, latente, à la frontière de la conscience maternelle. Cela relevait du domaine de la légende, et les légendes ne représentaient aucune menace.
- Un vieux conte, dit-elle, prétend que nos ancêtres vivaient autrefois sur un monde large et plat, sans Vide et sans danger. Certains d’entre eux, les Marcheurs de Vide, avaient le pouvoir de palper le Néant, et par là même de voler _Ce qui est parfaitement impossible puisqu’il n’y a rien dans le Vide, on ne peut donc pas le toucher !_.
Quoiqu’il en soit, ces Marcheurs n’étaient qu’un ramassis d’imbéciles, qui ignoraient totalement la mort. Ils allèrent de plus en plus haut dans le Néant, jusqu’à rejoindre la demeure du Dieu Céleste, qui fier de cette audace, les récompensa de l’éternelle jeunesse ! Puis ce faisant, il leur dit qu’il existait plus haut encore un monde où tous vivraient en parfaite harmonie, un monde nommé Nebril. Il dit que leur rôle était de guider les Hommes jusqu’à Nebril, et les Marcheurs de Vide acceptèrent cette tâche, nullement conscients des dangers de leur mission.
Bref, ils entreprirent, pour que leur peuple puisse lui aussi grimper dans les cieux, de construire de gigantesques escaliers. Cinquante, cent générations de Marcheurs se succédèrent sans qu’ils atteignent leur but, mais ils continuaient malgré tout, si bien que les Dieux Terrestres commencèrent à s’inquiéter. L’escalier était beau, semblable à une tresse infiniment complexe et d’une blancheur parfaite, et si tous les Hommes l’empruntaient, les Dieux n’auraient plus de raison d’être. Ils envoyèrent Ordela, la Raison, et celle-ci, s’approchant du bas des marches, émit un murmure qui traversa des cieux et des cieux, jusqu’à insuffler une question dans les esprits des Marcheurs. « Que se passerait-il, s’ils tombaient ? »
Mère haussa la voix, prise dans la frénésie de son récit :
- Ces idiots n’y avaient pas songé ! Enfin, ils découvrirent la bienfaisante Peur, et conscient du Vide, se mirent à tomber. En ultime recours, certains s’accrochèrent aux escaliers qu’ils avaient bâtis, et c’est là qu’ils vécurent finalement grâce aux ressources apportées pour leur subsistance. Nous serions leurs descendants, toujours vivants ici et ce grâce à la Peur.
Mère acheva ainsi son récit sur un accent triomphant, claironnant bien haut la victoire de sa divinisée Peur, puis déposa un bref baiser sur la joue de sa fille :
- Il est tard, Vayana. Dors à présent.
Elle s’en fut, laissant la petite seule avec ses songes. Des songes où elle tournoyait dans le Néant, libérée de la peur et exaltée par la douce sensation du Vide sous ses pieds.



Au matin, elle fut réveillée par une main sur son épaule nue, une main à la douceur inconnue. Par réflexe, elle tendit les doigts vers le visage de son vis-à-vis.
- Qui est là ? Qui êtes-vous ?
Comme sa main effleurait les lèvres de l’autre, elle put saisir son sourire, mais aucune réponse ne vint. Elle continua donc son inspection, découvrant progressivement le nez droit, les joues lisses, les sourcils arqués d’un jeune homme, à qui elle donna une quinzaine d’années. Puis, alors qu’elle palpait les longs cheveux lisses comme de la soie, une main longue et fine s’empara de la sienne :
- Je m’appelle Aryn, fit une voix rieuse. As-tu peur ?
Cette question acheva d’intriguer Vayana. Perplexe, elle se redressa sur un coude, mais répondit néanmoins avec franchise :
- Non, j’exècre la peur. C’est à cause d’elle que je suis enfermée ici depuis douze ans.
- Tu n’es pas enfermée, Vayana. Voudrais-tu découvrir ton monde ?
- Je suis aveugle, comment ferais-je ?
- Je te guiderai. Viens.
Sans attendre, Aryn la releva et l’entraîna à sa suite, sans lâcher sa main une seconde. Vayana suivit ses pas alertes, troublée lorsque la pierre rugueuse sous ses pieds nus se changea en une matière lisse et fraîche.
- Du marbre, murmura le garçon à son oreille. Du marbre blanc à l’incomparable pureté. Nous sommes sur un palier, fais encore un pas.
Elle s’exécuta. Aussitôt, une douce chaleur caressa son visage, une brise légère s’engouffra sous sa courte robe de soie fine et dans sa longue chevelure, amenant jusqu’à elle des senteurs épicées. De ravissement, elle ne put retenir un rire cristallin.
Puis lentement, une autre sensation supplanta celles-ci, comme une… pulsation, un battement venu des pierres qui sourdait depuis ses pieds et l’emplissait de bien-être.
Aryn s’agita à son côté :
- Toi aussi tu le sens ! se réjouit-il, enthousiaste. Viens, laisse-toi guider par les vibrations !
Alors, libérant ses doigts, il s’élança dans le dédale de marches. Elle suivit.

- Tu sens la chaleur sur ton visage ? C’est le soleil. Aujourd’hui, le temps est radieux… Attention, cette marche est traîtresse !
Avant même que ne vienne l’avertissement, Vayana avait ressenti le rythme, quelque peu déphasé, de la mélodie qui emplissait son esprit. D’instinct, elle se jeta en avant et atterrit souplement dans les bras d’Aryn. Ils reprirent leur course.
Au fil des jours, elle avait appris à différencier les pulsations des pierres, à reconnaître les altérations du marbre comme autant de piège dont il fallait se jouer. Guidée par ces battements autant que par l’amitié et la voix d’Aryn, ses yeux morts, qui lui avaient si souvent fait défaut, lui semblaient maintenant bien inutiles. Tous ses autres sens en éveil, elle s’épanouissait dans une floraison d’odeurs et de sons, de contacts. Près des vergers, le Vide embaumait. Elle ne se lassait pas d’inspirer à pleins poumons, pas plus qu’elle ne s’ennuyait du rire d’Aryn ou de la fraîcheur des marches.
Une ombre, cependant, viciait ces sensations nouvelles. À chaque instant, Mère entravait ses pas dans la mare nauséabonde de sa terreur. Elle n’osait la suivre dans ses pérégrinations, engoncée dans un corset d’angoisse, mais ses cris hystériques et rauques brisaient l’harmonie du matin, lorsque Aryn venait la chercher et qu’elle goûtait pour la première fois de la journée à la douceur du Néant.
- Ce fou va te perdre, Vayana, avait ragé Mère le deuxième jour. Tu vas tomber et mourir par sa faute ! Je savais qu’il fallait l’abattre, je le savais ! Il a pourri ton esprit de sa folie furieuse !
Les gens autour d’eux avaient émis un murmure de haine, manifestant ainsi leur accord. Aryn s’était contenté d’un rire, son mépris l’auréolant d’une onde presque physique, puis il avait pris la main de Vayana, et ils étaient partis en courant dans les escaliers.
Ce jour-là, cependant, nulle pensée ne venait troubler la joie de la petite fille. Sa main enfouie dans celle d’Aryn, elle se laissait conduire. Il avait dit vouloir la mener dans un lieu connu de lui seul.
- Quand arriverons-nous donc ! s’exclama t-elle en bondissant au-dessus d’une marche inachevée. Ca fait si longtemps que nous progressons !
- Nous y voilà, Vayana, ne t’inquiète pas.
Comme il disait ces mots, les vibrations prirent une puissante jusque-là inconnue. Elle s’immobilisa, troublée et ravie.
Forte, pénétrante, l’onde traversait son corps et l’entourait d’un Vide plus doux encore qu’à l’ordinaire, presque palpable et réconfortant. Les bras écartés, paumes en avant, elle inspira profondément jusqu’à ne faire plus qu’un avec ce qui l’entourait. La mélodie emplit son esprit, d’une rare suavité, encore plus pure en ce lieu que sur n’importe quelle marche. Mais où était-elle ?
A travers ses sens grands ouverts, elle percevait les mouvements du Néant comme dans un large palier, mais le vent soufflait et s’engouffrait entre de la pierre, quelque part. Il n’y avait aucune odeur, mais le vide en lui-même semblait frais et apaisant. Sous ses pieds nus, le sol à la curieuse vibration était glacé et lisse, intensément plaisant.

Emerveillée, Vayana demanda enfin :
- Aryn… où sommes nous ?
- Dans un temple, murmura t-il à son oreille, si près d’elle que leurs vêtements se frôlaient. Cette pierre est du cristal.
- Un temple ? Il n’y a pas de temple dans ce monde, juste des marches et des paliers…
- Il n’y a que celui-ci. Viens.
Son ton s’était fait étonnamment solennel. Prenant la main de la petite fille dans la sienne, il s’avança lentement d’une dizaine de pas, avant de s’immobiliser :
- Continue… pria t-il. Je suis juste derrière toi.
Vayana se troubla, perdit un instant l’harmonie qui emplissait son âme. Où la conduisait-il donc ? Mais bien vite, son front reprit un pli plus serein encore. Confiance. Jamais, non jamais Aryn ne la mettrait en danger. Aussi, lorsque la pulsation se modifia brusquement, avança t-elle sans hésiter même une seconde.
Son pied prit appui sur une matière indéfinissable… voluptueuse, qui la fit frissonner. Au lieu de vibration, seule une unique note raisonnait en elle, puissante ou faible en fonction des mouvements du Vide, mais toujours d’une incomparable pureté, si bien qu’elle ne pouvait seulement en décrire la hauteur. C’était comme si… comme si la note faisait partie d’elle, au même titre que la surface sous ses pieds.
Aryn se glissa derrière elle, son souffle effleurant ses cheveux.
- Comment suis-je ? demanda t-elle calmement.
C’était bien la seule question qu’elle n’avait jamais osé poser, par crainte de la réponse. À présent, elle n’avait plus peur, de rien.
- Tu es belle, répondit-il tout aussi sereinement. Tes cheveux sont longs et soyeux, argentés. Ils brillent comme le tissu de ta robe. Tu as un petit nez fin, une bouche rieuse, un visage ovale, et ta peau est plus blanche encore que le marbre. Tu es assez petite, mais c’est normal, à douze ans.
Vayana l’interrompit d’un soupir amusé :
- Blanc… argenté… je ne vois même pas de quoi tu veux parler. Pour une aveugle, les couleurs ne peuvent s’expliquer.
Aryn eut un rire. Sans rien répondre, il passa les mains dans les cheveux de la petite fille, puis glissa jusqu’au nœud qui maintenait son bandeau en place :
- Il est temps… ouvre les yeux.
Le tissu glissa sur la gorge de Vayana.
Les deux grands yeux gris s’ouvrirent, contemplèrent un long moment la tresse complexe des escaliers et des marches… des marches… blanches. Comme le Néant, comme la lumière qui les nimbaient et se reflétait sur le marbre. Lentement, Vayana tourna sur elle-même, découvrant avec un autre sens les lieux qui l’avaient émerveillé, les hautes colonnes de cristal qui laissaient filtrer les rayons de lumières en des arcs-en-ciel féeriques. Aryn.
Sa première vision de son ami la fit rire. Il sourit, intrigué, mais ne dit rien quand elle lui effleura le visage :
- Qui d’autre que le Dieu Céleste pourrait me rendre la vue ? … Je me trompe ?
- Non.
Elle lui sourit. Alors, seulement, elle songea à baisser les yeux sur le sol qu’elle foulait, curieuse de découvrir la si parfaite matière…
Sous ses pieds, il n’y avait que du Vide.
De surprise, elle s’agrippa aux épaules d’Aryn. Le Dieu la serra doucement dans ses bras, souriant, toujours :
- Tu sais que ne rien voir ne signifie pas qu’il n’y a rien, murmura t-il en regardant le ciel. Les véritables marches, elles sont là, sous nos pieds. Il te suffit de les gravir. Le peux-tu ?
Vayana n’hésita guère. Le regard malicieux, elle jeta un bref coup d’œil vers le bas, là où elle savait que son peuple se terrait, terrifiée. Puis, s’écartant d’Aryn, elle commença à escalader les marches invisibles.
- Allons-y, dit-elle à son ami en lui prenant la main. Nebril ne doit plus être loin.


Texte D : Sur les marches

-"Vous plaisantez Dursam?"
Le visage de l'apothicaire s'était empourpré si vite que le pauvre petit
clerc crut un instant qu'il était réellement coupable de la chose.
-"M-mais… c'est ce qu'il se dit partout en ville. Enfin, au marché du moins,
et vous savez bien qu'il s'agit du lieu qui fourmille le plus
d'informations…"
Les yeux du vieil homme semblaient à présent sortir de leurs orbites,
tant la crédulité de son apprenti lui était insupportable.
-"Etes-vous complètement stupide, mon jeune Dursam, ou est-ce que vous avez
encore passé la nuit à respirer des vapeurs d'ereth? Je vous avez bien dit
qu'à force, vous deviendriez plus gâteux que je ne suis censé l'être - aux
yeux de ces paysans incultes et de ces commères qui n'ont rien d'autre à
faire que de parler des savants qui pour elles ne sont que de simples
faiseurs de tisanes - ...".
Le jeune homme continua d'écouter, avec un semblant d'attention, les
plaintes de son maître qui n'en finissaient plus. S'il ne l'avait pas côtoyé
depuis l'âge de douze ans, il n'aurait pu comprendre le moindre mot. Quand
l'apothicaire eut fini son monologue postillonnant, Dursam répondit:
-"Certes, tout cela paraît incroyable, mais j'ai croisé un soldat devant
l'étalage du vendeur d'épices - un ami d'enfance si vous voulez savoir, en
qui j'ai toute ma confiance. Eh bien, figurez-vous que ce dernier a confirmé
l'information; bien sûr, je ne vous aurais pas dérangé pour vous dire les
faux mystères qu'entretient la femme du boucher depuis des lustres".
Il reprit son souffle, tout en essayant de dissimuler le fait qu'il se
trouvait tout tremblant:
-"C'est un fait, mon Maître. Elle est morte".
Le vieil Ircadoth se mit à faire les cent pas dans son laboratoire. Il
était encore plus terrifiant que de coutume, ses traits marqués d'une fureur
confuse, et accentués par les flammes rougeoyantes du foyer qui seul,
éclairait cette pièce sombre, remplie d'instruments des plus étranges, et
chargée d'une odeur de souffre très désagréable. Le jeune apprenti
restait planté là, ses yeux allant de droite à gauche, puis de gauche à
droite, pour suivre du regard les allés et venues tourmentés de son maître.
Il l'entendait marmonner:
"Mais comment….? Comment?"
Dursam non plus n'en revenait pas: Jahanir, morte. Impossible,
incroyable, terrifiant. Le royaume Fyrir n'avait jamais vécu un jour sans
elle. La ville de Bor lui avait construit la plus grande des citadelles du
monde, l'autel le plus massif, la statut la plus haute… Elle était l'âme
même de Fyri: elle l'avait bâti de ses mains.
-"Maître, tout ce que je sais, c'est que toute la ville est en pleine
panique; et je me demande à quoi va ressembler le royaume lorsque la
nouvelle aura franchi les remparts… S'il s'agit d'une rumeur, celle ou celui
qui l'a propagée sera au moins pendu. Mais cette information me semble bien
trop grave pour n'être qu'un canular".
Ircadoth s'était assis, accoudé à la table, la tête dans les mains.
-"Je n'arrive même pas à comprendre comment elle aurait pu mourir… C'est
complètement absurde!"
Il releva soudain la tête, le regard dans le vide, puis se dressa, le
torse bombé:
"En route Dursam, nous allons voir de quoi il retourne", proclama-t-il d'un
ton solennel.
-"Mais Maître, nous-"
-"De toute manière, la Reine m'aurait convoqué".

La foule était dans tous ses états; la traverser fut une dure lutte.
Ircadoth et Dursam ne vivait guère loin de la citadelle, fort heureusement.
Lorsqu'ils arrivèrent aux portes de l'enceinte, ils entendirent un garde
crier:
"Il est là! Dis au messager que ce n'est plus la peine de partir!"
L'apothicaire tourna la tête vers son apprenti, l'air suffisant:
"Entends-tu? Je l'avais bien dit".
Dursam acquiesça, sans rien montrer de son agacement.
Les deux immenses portes s'ouvrirent pour laisser pénétrer les deux hommes.
Ircadoth pensa: Si Seje m'a fait appelé, c'est qu'il se passe quelque
chose de grave: soit c'est à cause de cette folle rumeur qui propage une
hystérie collective, soit Jahanir-… soit il lui ait vraiment arrivé
malheur…

Ils furent tous deux escortés par trois jeunes gardes de la citadelle.
Ils gravirent les marches qui menaient au Temple de Jahanir, puis
s'inclinèrent humblement devant l'immense statue de bronze. La déesse ne
pouvait apparaître qu'au monarque de Fyri, sous forme d'un avatar "si beau
et lumineux qu'on ne saurait en décrire les traits précis"; ainsi Seje
l'avait expliqué à Ircadoth, qui comme d'habitude, voulait tout savoir.
Après avoir scrupuleusement respecté le rituel, ils redescendirent les
marches pour rejoindre le Palais de la Reine qui se trouvait à quelques
mètres à peine, juste en face du Temple.
Au dessus des deux portes de bois massif qui donnaient directement dans
la salle d'audience, se dessinait la plus belle œuvre du royaume: un vitrail
de presque vingt-cinq pieds de haut, d'une finesse extraordinaire,
représentant Jahanir la Mère. Ses longs cheveux noirs flottant dans le
néant, ses mains rapprochées effleurant le Premier Souffle, symbolisé par
une bulle bleue diffusant une lumière surnaturelle. Un effet avait été
voulu par l'artiste, pour que tous les jours à l'aube, le Premier Souffle
s'allume du premier rayon de soleil. Attendant que la Reine soit prête à les
recevoir, les deux hommes étaient captivés par cette image; dommage que le
soleil fût en train de se coucher. Mais ce que préférait Dursam, c'était le
regard de Jahanir: tellement plein d'amour en voyant ce qu'elle venait de
créer. Nul ne pouvait se lasser de cette icône, bien moins pompeuse que la
statue de bronze trônant dans le Temple. Enfin, le chambellan leur ouvrit et
les annonça à la Reine Seje:
"Sa très grande Majesté, voici le très Vénérable Ircadoth, Grand Mage de
l'Ordre de Vakad', Gardien de la Citad-"
-"Je sais qui il est, merci", coupa la jeune Seje. Avec un léger sourire,
elle fit un signe de tête discret à Ircadoth puis à Dursam. Et comme
d'habitude, ce dernier ne put s'empêcher de rougir bêtement. Tout ce
protocole l'affolait. De plus, il n'arrivait toujours pas à se faire à
l'idée que ce vieux fou possédait tous ces titres, et surtout, toute cette
sagesse. Il avait choisi une simple vie d'apothicaire après la fin de la
Guerre Civile qui avait vu s'affronter royalistes et Adeptes de Jahanir. Ce
conflit avait fait saigner le royaume durant des années… Une véritable
boucherie, qui s’était arrêté il y avait à peu près un an. Ircadoth avait d'ailleurs
beaucoup soutenu Seje, qui ne comprenait pas l'essence même de cette haine:
la dynastie Boroven était la langue de Jahanir depuis le commencement des
temps. Ses monarques étaient les plus grands fidèles de la déesse-mère, et
faisaient respecter sa loi qui était des plus simples et des plus justes.
Comment comprendre, alors, cette opposition dénuée de sens? Le Mage avait
bien tenté de lui expliquer que les Adeptes de Jahanir avaient les idées
bien arrêtées, et que si cela ne tenaient qu'à eux, des sacrifices humains
se feraient tous les jours en place publique.
La jeune reine pensait avoir eu son lot de problèmes; cela ne semblait
pas être le cas. Elle avait l'air découragée, épuisée et surtout… infiniment
triste.
-"Ce qu'il nous arrive, Ircadoth, est si terrible que j'ose à peine vous en
faire part…"
-"Ne vous inquiétez pas, Seje. J'ai entendu des... choses".
-"Vous ne savez malheureusement pas tout". Sa voix tremblait. La pauvre
était au bord des larmes. Dans une situation si embarrassante, nul ne parla,
et attendit que la Reine retrouvât une attitude digne. Mais ce ne fut pas le
cas; elle reprit son récit en pleurs:
-"Je ne vous ai pas dit-… Je n'ai dit à personne que… que depuis le
commencement de la Guerre, Jahanir n'était plus jamais venu me parler!"
Le mage était stupéfait: cela faisait donc plus de huit ans.
D'accoutumée, elle apparaissait au monarque chaque fois que ce dernier avait
une question à lui poser, ou un conseil à lui demander. Était-ce cela la
fameuse nouvelle? Seje avait-elle essayer de dissimuler en vain la
disparition de Jahanir? Était-ce pour cela qu'un serviteur du Temple, ne la
voyant plus passer des heures devant l'autel, aurait pu propager la rumeur
disant que la déesse-mère était morte?
-"Mais pourquoi ne pas m'en avoir parlé, Seje?", dit-il sur un ton
réconfortant, mais ferme.
La reine ne semblait pouvoir calmer ses sanglots.
-"Oh Ircadoth! C'est terrible! Terrible! Vous n'imaginez pas".
Sur ce, elle manqua d'air et dû se retirer. Quelques minutes plus tard,
le mage se rendit dans sa chambre: la jeune femme était très affaiblie,
le teint livide. Ses physiciens lui avaient administré un mélange d'herbes
infâme, mais qui était le remède le plus efficace pour bien dormir. Avant de
tomber dans un sommeil profond, elle put seulement murmurer:
-"Vous verrez… demain…"

Il était déjà tard lorsque le vieux mage s'endormit dans ses anciens
appartements luxueux. Affalé dans un fauteuil près de la cheminée, il avait
laissé aller sa réflexion, le regard perdu dans les flammes. Puis lentement,
il avait sombré dans un sommeil agité. Il ne passa pas ce que l'on peut
appeler une bonne nuit; se réveillant fréquemment et en sueur, il ne pensait
qu'à une seule chose: quel était le fin mot de l'histoire? Pourquoi aucun
conseiller de la reine, ni même aucun serviteur ne voulait lui dire quoi que
ce fût? Dursam, dans la chambre voisine, ne dormit pas mieux. Il était tant
inquiet qu'il passa presque toute la nuit devant la fenêtre, observant la
ville en contrebas. Lorsque enfin le soleil se montra derrière les collines
la surplombant, tout deux se retrouvèrent dans le couloir. En observant son
apprenti, Ircadoth se rendit compte qu'ils étaient dans le même état: un
mélange d'excitation gonflée d'une ardente curiosité, et surtout d'une très grande
inquiétude… Au fond d'eux-mêmes, ils ne voulaient pas savoir.
Sans un mot, ils descendirent dans la salle d'audience, où la reine
devait les retrouver. Quand ils arrivèrent, elle n'était pas encore là; ils
eurent alors le temps de boire un verre d'hydromel, ce qui les revigora
rapidement après la nuit qu'ils avaient passé. Quelques minutes plus tard,
ils virent Seje s'avancer vers eux. Elle était seule. C'était comme si elle
était victime d'un mal incurable. La veille, le chambellan avait confié à
Ircadoth que son état s'aggravait de jour en jour, et que tous les remèdes
restaient sans effet. Elle n'avait même pas pris la peine de s'apprêter;
vêtue d'une simple robe de chambre, elle leur fit signe de la suivre. Son
pas oscillait, et à plusieurs reprises, Dursam crut bon d'aider la jeune
femme dans ce qui semblait lui être le plus épuisant des voyages. Il
traversèrent la longue et haute salle sans un mot. Arrivés devant la grande
porte donnant sur l'extérieur, ils levèrent tous trois les yeux vers le
magnifique vitrail. Après quelques secondes, Seje posa délicatement sa main
sur l'épaule du jeune homme, et il comprit ce qu'elle lui demandait;
lentement, il poussa les lourds battants de bois massif, et ils s'avancèrent
ensemble sur le parvis. En face d'eux se trouvait le Temple de Jahanir,
mais… rien d'autre. Non, vraiment rien.
Alors, Ircadoth adressa un regard interrogateur à la jeune reine.
Celle-ci, sans détacher ses yeux du Temple, leur dit d'une voix à peine
audible:
-"Attendez encore… quelques secondes".
Et soudain, les deux hommes se rappelèrent que tous les matins, à l'aube,
un rayon de soleil éclairait le Temple, à travers le Premier Souffle. Ils se
regardèrent, intrigués. Il n'y avait rien d'inhabituel là-dedans. Alors ils
virent la lumière bleutée éclairer l'immense bâtisse en face d'eux. Plissant
les yeux, Ircadoth cerna une forme que l'on commençait à deviner: sur les
marches! Il y avait quelque chose sur les marches du Temple!
Ne détachant pas son regard de cette vision, il se mit à courir aussi
vite qu'il le pût, suivi de près par Dursam. Plusieurs fois, le vieil homme
crut tomber; mais arrivés au bas des marches, ils tombèrent tous deux à
genoux: la lumière devenue rouge semblait s'être concentrée en un point. Son
rayon désignait un corps. Le corps de Jahanir, nu, sur le flanc, ses beaux
cheveux traînant dans la terre et la poussière juchant les marches. Le temps
sembla s'arrêter. Les deux hommes, effondrés, restaient immobiles devant la
chose la plus triste qu'il aient vu de leur vie. La déesse-mère, dont on ne
pouvait voir le visage puisqu'elle était face contre terre, avait l'air si
fragile. Son corps était blanc, la peau sur les os. Ce n’était pas son avatar; elle était de chair et de sang. C'était comme si une simple jeune fille avait succombé à trop de douleur, de misère et de chagrin. Soudain, ils entendirent une voix. C'était Seje:
-"C'est le quatorzième jour". Ses mots étaient entrecoupés de sanglots. "Et
ses mains! Regardez ses mains…"
Les Mains Créatrices de toute chose étaient étalées dans la saleté, et
maculées de sang. Ne comprenant pas, ils se tournèrent vers la reine. Sans
rien dire, elle leur fit signe de regarder le vitrail qui se trouvait
derrière eux. Dursam se mit alors à pleurer: l’icône de Jahanir
avait également les mains en sang, ses doigts crispés autour d'une sphère
rouge, elle aussi sanglante. Mais le pire était son visage: il n'était plus
qu'un rictus effrayant de tristesse et de douleur, et des larmes rouges
perlaient sur ses joues. Toutes ces années de guerre… Tout ce sang versé
pour elle. Ou plutôt à cause d'elle. Lorsque le jeune apprenti comprit, il
sanglota de plus belle. Ircadoth ne lui reprocha pas cette faiblesse.
-"Ne vous inquiétez pas, tout redeviendra normal dans quelques minutes".
C'était la voix du vieux chambellan qui se trouvait sur le parvis du palais.
"Rentrez à présent, il ne sert à rien de rester là, à regarder ce spectacle
qui nous afflige tous".
Tous trois avancèrent, têtes baissées, en une procession macabre.
Ils ne discutèrent pas de ce qu'ils avaient vu. De toute manière, que
pouvaient-ils bien faire? Ils décidèrent seulement de continuer à prier
Jahanir pour qu'elle leur pardonne. Le lendemain, le peuple Fyrir fut
informé de la nouvelle: la déesse-mère était bien morte, tuée par son
peuple, à qui elle avait donné tant d'amour pour le créer. Bien des années
plus tard, on vit gravé sur toutes les icônes: Jahanir, Créatrice et
Ancienne Protectrice de Fyri, Sacrifiée par la Folie de ses Enfants
. Ces
derniers furent rappelés à ce douloureux fait tous les jours, car tous les
jours, le cadavre de leur Mère à tous, souillé du propre sang de ses enfants
fut exposé à leur regard, sur les marches du Temple.
Zacharias
09/03/2006 13:12
Ménestrogier

Texte E : Si près du ciel

Tout avait commencé par un jour d’hiver ensoleillé comme il en existait rarement en cette contrée perdue, où l’astre du jour semblait parfois oublier d’apporter ses rayons bienveillants. Malgré cette chaleur inattendue, l’air restait gelé et formait un petit nuage de vapeur au rythme de la respiration du père Joris. Sa maison était collée à l’église, si bien qu’il n’avait que quelques pas à faire pour ouvrir la porte en bois du lieu saint. L’église en elle-même, bâtie à l’écart du village sur un promontoire rocheux qui dominait la vallée comme Dieu sur les Hommes, était un modeste bâtiment ; modeste mais agréable dans ses proportions.
Le père Joris était de fort méchante humeur ce matin, en partie à cause d’un rhumatisme qui l’avait cloué au lit plusieurs jours durant, suscitant le mécontentement plus que l’inquiétude de ses fidèles. Il refusait de s’avouer à lui-même qu’il se faisait vieux et que, le jour où il mourrait, il n’y aurait personne pour garder la maison de Dieu. Ainsi chaque matin, quand cette funeste réflexion s’imposait à ses pensées, il s’efforçait de la chasser par ses prières.
En arrivant devant la porte, il s’arrêta net. Sur les marches était posé un paquet de linges roulés en boule, dont l’intérieur semblait remuer de façon étrange. Instinctivement, il regarda aux alentours comme s’il espérait voir quelqu’un, mais seul les grands arbres, en deuil pour l’hiver, s’étendaient autour de lui. Il s’approcha, méfiant de nature, et prit le paquet dans ses bras. En écartant les tissus, il découvrit la tête d’un bébé endormi, engourdi par le froid. Par miracle, il n’était pas mort, et le père Joris commença par se demander ce qu’il devait en faire. Il n’avait jamais élevé d’enfant puisqu’il avait consacré sa vie à Dieu et se sentait trop vieux pour en élever un maintenant. Cependant le petit visage si semblable à celui des chérubins peints sur le mur de sa chapelle l’émut malgré lui. Il écarta précautionneusement les langes pour constater que c’était un garçon. L’idée lui vint alors d’élever cet enfant pour qu’il prenne sa suite quand son heure viendrait.
Les jours passèrent. Bientôt tout le village fut au courant que le prêtre gardait un petit garçon dans son logis. En effet, aux heures des messes, il arrivait que le gamin se mette à hurler au point de couvrir la musique de l’orgue, si bien que le père Joris, confus, était obligé d’interrompre l’office pour aller le nourrir. Il se moquait bien de l’opinion des villageois sur cette adoption ; cet enfant était comme le sien, et il avait bien l’intention d’en faire à son heure un prêtre accompli.

Comme à son habitude, le soleil avait tardé à se montrer, au mépris de l’été qui s’annonçait. De nombreuses saisons avaient passé et l’orphelin avait bien grandi. Âgé à présent d’une douzaine d’années, c’était un garçon sérieux, un peu trop même jugeaient certains, davantage disposé aux activités intellectuelles que physiques. Il n’était pas très robuste mais curieux de tout. Et surtout, il avait dans le cœur la ferveur religieuse la plus profonde, qu’avait inscrite en lui le père Joris. Le garçon aimait ce dernier comme son père et se tenait constamment à ses côtés. Pendant les messes, il assistait le vieux prêtre, et sa figure si douce suscitait l’admiration des gens et la fierté de son père adoptif. Il ne regrettait pas de l’avoir pris sous son aile ; à présent c’était lui qui faisait vivre son église. Il serait digne de lui succéder. Car en plus d’être un garçon exemplaire, l’enfant possédait une voix magnifique. Ainsi il chantait des cantiques à la gloire de Dieu, sa voix couvrant l’orgue comme autrefois ses pleurs de bébé. Gabriel –c’était ainsi que se nommait le garçon- ne se glorifiait pourtant pas de l’attention qu’on lui portait ; on lui avait appris la modestie entre autres vertus nécessaires au salut de l’âme. Il était heureux de la vie qu’il menait, si simple, qui se résumait à une chose : servir Dieu.
Il faisait inhabituellement chaud lorsque Gabriel demanda au père Joris la permission d’aller faire un tour dans la campagne, pour s’accorder, dit-il, un moment de méditation religieuse. Le prêtre loua l’initiative du garçon et donna son accord. Tout heureux, Gabriel s’en fut par le petit bois, cherchant un endroit ou il pourrait s’allonger et profiter de cette journée de soleil si rare. A mesure qu’il avançait entre les arbres, il entendit un son résonner au loin. Intrigué, il continua dans la même direction. Plus il approchait, plus le son devenait audible. Il finit par discerner les paroles d’une chanson, qui semblait n’avoir rien de religieux. La voix était toute proche à présent. Il écarta les dernières branches qui lui barraient le passage, et se trouva nez à nez avec une fille. La chanson cessa aussitôt, laissant place à un silence gênant. Il ne put détacher ses yeux de ceux qui le fixaient sans ciller, des yeux sombres, trop sombres. Le sourire de la fille s’élargissait en même temps qu’augmentait le malaise de Gabriel. Enfin, elle rompit le silence en éclatant de rire. Gabriel relâcha son souffle et put enfin voir à qui il avait affaire. La jeune fille devait avoir son âge, estima-t-il, mais elle paraissait plus robuste et plus agile. Il remarqua avec stupeur ses cheveux noirs en bataille et sa peau sombre, alors que tout le monde au village avait des cheveux clairs et une peau blanche. On n’avait d’ailleurs pas beaucoup l’occasion de prendre des couleur à cause des caprices du soleil. Cette fille devait venir de très loin. Ses vêtements étaient en mauvais état et ses pieds nus écorchés et crasseux. Pourtant, malgré sa misère apparente, elle ne devait pas être malheureuse pour rire avec autant d’entrain. Enfin, lorsqu’elle se fut calmée, elle s’avança vers lui et demanda à brûle-pourpoint : « Qui es-tu, toi ? »
Le garçon, hypnotisé, ne put que répondre : « Gabriel…
- Gabriel ? C’est une blague ? Moi c’est Gabrielle ! » Elle éclata à nouveau de rire. Cette fois il se demanda si elle ne se moquait pas de lui. « C’est un mensonge ou c’est ton vrai nom ?
- Hé ! On ne choisit pas comment on s’appelle, pas vrai ? Bon, et à part « Gabriel », tu es qui ?
- Je… j’assiste le père Joris à l’église.
- Alors c’est toi l’enfant de chœur ? Tu vois, même moi qui ne fréquente jamais l’église, j’ai entendu parler de toi !
- Tu ne vas jamais à l’église ?
- C’est pas un lieu pour les pouilleuses dans mon genre, et puis j’ai une sainte horreur des églises, si on peut dire.
- Tu n’es pas chrétienne ? demanda Gabriel, de plus en plus étonné.
- Ma foi, je suis tout sauf chrétienne ! Rien d’étonnant à ça puisque ma mère est une sorcière.
- Comment cela ?
- Elle a été chassée de son village parce qu’elle vendait des herbes guérisseuses qu’on a pris pour des poisons de sorcière. Nous sommes parties très loin pour échapper au bûcher, alors personne ne doit savoir qu’on est là. C’est un secret. Tu ne le répèteras pas, hein ? »
Gabriel hésita tout à coup à faire une promesse à une infidèle, mais la jeune fille respirait l’innocence. Elle lui avait fait confiance sans le connaître ; qui qu’elle fût réellement, il ne pouvait pas la trahir. Néanmoins la présence d’une fille de sorcière devant lui le mettait mal à l’aise, et il aurait voulu rentrer. Mais quelque chose l’empêchait de bouger. Il demanda alors pour penser à autre chose : « C’était toi qui chantais tout à l’heure ?
- Tu m’as entendue ? D’habitude personne ne passe par ici.
- Ce n’étaient pas des chants religieux…
- Ha ha, bien sûr que non ! Même si j’avais un livre de cantiques dans les mains, je ne saurais lire ni les notes ni les paroles.
- Je pourrais t’apprendre à lire, si tu veux. »
Les mots étaient sortis de sa bouche avant qu’il ait pu les arrêter. La jeune fille fit une moue de surprise, parut réfléchir et répondit en souriant : « Pourquoi pas ? A condition que ton prêtre te laisse du temps libre… et que tu acceptes de faire cours à une infidèle. » Elle rit de plus belle, laissant à Gabriel le temps de mesurer ce qu’il allait faire. A la fin, il lui donna rendez-vous un autre jour et s’en alla sans savoir s’il venait de faire une bonne action ou de signer un pacte avec le Diable.

Les choses se passèrent différemment qu’il le pensait. Gabriel aurait voulu oublier que la fille qu’il instruisait n’avait aucune foi en le Dieu que, lui, vénérait. Elle n’acceptait pas l’obéissance, alors pourquoi aurait-elle donné sa vie à quiconque ? Et quand Gabriel lui répétait que la récompense de cette soumission était le bonheur éternel au Paradis, elle lui riait au nez. Parfois leurs discussions s’enflammaient, comme si Dieu et le Diable eux-mêmes s’affrontaient au travers de ces enfants, mais ils savaient alors se freiner mutuellement et respecter leurs opinions. Gabriel lui apprit tout ce qu’il savait, et quand elle se lassait de l’entendre défendre les vertus chrétiennes, elle se mettait à chanter des chansons paillardes qui lui faisaient monter le rouge aux joues. Quoi qu’il puisse penser après ces journées, Gabriel se sentait heureux. Il avait même l’effroyable impression que ces moments de joie pure étaient bien plus agréables que les heures interminables de messe quotidiennes. Et cette impression avait pris des proportions telles qu’il en venait à penser que c’était le démon qui se cachait sous cette fille et le tentait dangereusement. Il passait ses soirées à prier seul dans la chapelle, indifférent à la fatigue ou à l’irritation du père Joris qui le voyait somnoler pendant l’office.
Il se persuadait de plus en plus de s’engager sur la voie du péché, quand une dernière journée d’été donna un coup fatal à sa foi. Il avait quinze ans. En trois ans il avait appris tout ce qu’il savait à la jeune fille, et même si elle avait dédaigné son enseignement religieux, elle en savait autant que lui dans les autres domaines. Cet après-midi-là, elle le prit par la main sans dire un mot et l’entraîna plus loin dans les bois, vers un petit lac caché parmi les arbres. La surface calme de l’eau reflétait les rayons du soleil et la berge était parsemée de galets.
La jeune fille lâcha sa main et se tourna vers lui avec un sourire plus beau que le ciel lui-même. Gabriel sentit ses muscles se tendre. Il avait le pressentiment que, s’il n’arrêtait pas maintenant, il commettrait quelque chose d’irréparable. Mais elle était si belle, cette créature, si tentatrice dans sa beauté, et son regard le clouait sur place. Il ne pouvait plus bouger. « C’est mon domaine, dit-elle en écartant les bras. Tu es le premier à y venir.
- C’est un sortilège qui te permet de cacher ce lieu au reste du monde ?
- Peut-être bien, répondit-elle d’un air malicieux, mais il se demanda s’il devait la prendre au sérieux. Tu m’as appris une quantité de choses, à mon tour de faire ton éducation ! »
Et, sans prévenir, elle se débarrassa de ses défroques. Atterré, Gabriel détourna les yeux en implorant : « Je t’en prie, ne me tente pas de cette façon ! Ne me détourne pas de mon Dieu !
- Il est temps, Gabriel, de savoir qui de ton Dieu ou de moi tu aimes vraiment » répliqua-t-elle d’un ton acerbe.
« Je… J’aime mon Dieu plus que tout, tu le sais ! Je n’ai pas le droit de goûter à la chair que tu m’offres, comprends-le ! Déjà, ces années passées avec toi ont été une épreuve pour moi. » Elle le regarda d’un air de pitié et lâcha : « Mon pauvre garçon, tu es donc prisonnier à ce point de ton esprit ? Nies-tu avoir envie de moi ? Ton Dieu n’interdit pas d’être heureux… Une fois, juste une fois, oublie-le ! Oublie-le et laisse-moi t’aimer… »
Elle le suppliait à présent, et il ne put résister à l’appel de ses sens. Il plongea à sa suite dans le lac, savourant la fraîcheur de l’eau qui ne parvenait malheureusement pas à éteindre son ardeur. Elle rit, encore et encore, comme une enfant innocente, fière de sa victoire. Elle ne voulait pas voir le combat auquel il se livrait. Et même lorsqu’ils furent enlacés sur la berge du lac, trempés, mêlant leurs souffles et leurs corps, elle eut l’impression qu’une barrière se dressait encore entre elle et lui, et elle espéra la briser un jour. Contre sa volonté s’il le fallait.

« Gabriel ? Tu es encore là ? »
La faible lueur d’une bougie apparut derrière lui mais il ne s’arrêta pas de frapper. Le martinet s’abattait sur son dos sans retenue, cinglant, mordant. « Gabriel ! » s’exclama le prêtre avec effroi en découvrant le châtiment que s’infligeait le garçon. Il se précipita pour lui arracher le fouet des mains et le jeta à terre. Gabriel resta à genoux, les yeux hagards, et, reconnaissant le père Joris, éclata en sanglots convulsifs. « Mon garçon, que t’arrive-t-il ? le pressa le vieil homme. Pourquoi te fais-tu du mal ?
- J’ai péché, mon père ! s’écria-t-il en s’agrippant aux pans de sa bure. J’ai péché ! Je dois expier ma faute ! Laissez-moi me repentir, je vous en prie !
- Mon fils, calme-toi, et explique-moi ton tourment… »
Gabriel leva son visage baigné de larmes vers l’homme de Dieu. Il le regardait avec bienveillance. Il pouvait lui faire confiance. Il lui avait toujours fait confiance. Alors, sans un souffle, le garçon lui raconta tout. La fille qui disait s’appeler Gabrielle, sa mère sorcière, leur rencontre, son instruction, et enfin, le secret le plus lourd, son inavouable péché. Tandis qu’il parlait, les traits du prêtre se crispaient de plus en plus, et lorsqu’il eut fini, le cœur et l’âme déchirés, le visage de son père adoptif n’était plus qu’un masque de pierre. Il s’efforça toutefois de rassurer le garçon : « Allons, tu as bien fait de m’en parler. Il n’est pas trop tard pour demander le pardon du Seigneur. Tu es encore vulnérable à ton âge, et cette fille n’était autre qu’un démon déguisé. Ne va plus la voir, passe tes journées à prier, et ton cœur s’apaisera. Tu n’as pas su résister à la tentation mais tu le regrettes suffisamment pour que cela ne soit pas un trop grand péché. Le Paradis est ouvert aux âmes repentantes. »
Gabriel regarda le prêtre avec des yeux pleins de gratitude. « Merci, mon père, balbutia-t-il. Je ferai ce que vous dites… Je n’irai plus là-bas…
- C’est bien, Gabriel. A présent dis-moi, où habite exactement la sorcière ?
- Au fond des bois, non loin d’ici… » Il ne trouva pas la force d’en dire plus. « Va te reposer, dit doucement le père Joris en posant une main sur son épaule. Ton dos est dans un sale état et tu dois être fatigué… » Gabriel hocha la tête et se leva en réprimant un grincement de douleur. Ce fut avec un soupir de soulagement qu’il s’étendit sur sa couche, après avoir soigné ses plaies. Alors seulement, un cri d’horreur lui échappa, et il mesura ce qu’il venait de faire.

Agenouillé devant l’autel, les mains jointes, Gabriel n’arrivait plus à prier. Il lui semblait que Dieu restait désespérément sourd à son appel. Il essayait de ne pas entendre les cris de haine au loin, ni de sentir l’odeur de brûlé qui emplissait l’air. Il n’avait pas voulu accompagner le père Joris, le cœur alourdi par sa faute.
« Tu pries pour te faire pardonner ce qui vient d’arriver ou ta trahison ? »
Gabriel se retourna d’un bloc. Elle était là, devant la porte, essoufflée d’avoir couru, les yeux humides de larmes qu’elle retenait de justesse. Mû par un élan de regret et d’amour, il se leva et courut vers elle. Elle se déroba à l’instant ou il allait la prendre dans ses bras. « Gabrielle ! cria-t-il en se jetant à ses pieds. Pardon ! Oh, pardonne-moi, je t’en prie !
- Crois-tu qu’il soit encore temps pour le pardon ? répliqua-t-elle d’une voix brisée. Ma mère vient de brûler sur le bûcher et j’ai été trop lâche pour la suivre dans la mort. Comme tu n’étais pas au village je suis venu jusqu’ici pour te trouver. J’ai voulu croire que ce n’était pas toi… que ça ne pouvait être toi… »
Elle n’arrivait pas encore à réaliser qu’il l’avait trahie. « Maudit soit le jour où j’ai croisé ta route, Gabriel ! cracha-t-elle en reculant. Le vrai Diable, c’est toi ! Toi et tous ceux qui ont érigé ce bûcher, ainsi que ce maudit prêtre ! Ouvre les yeux, ton Dieu n’a jamais existé ! J’ai cru un instant que tu pouvais m’aimer plus que lui… Je me suis cruellement trompée !
- Je regrette, dit-il inutilement. Je regrette tellement… C’est moi qui me suis trompé. »
Mais elle ne l’écoutait plus. Elle hocha la tête, comme si elle venait de prendre une décision irrévocable. « Je t’aime » murmura-t-elle tout à coup, sérieuse pour la première fois, et triste aussi. Oh, si triste ! « Je voudrais te haïr, et pourtant je t’aime, si fort que j’en ai mal. Mais c’est la dernière fois que tu me l’entends dire. La dernière fois que tu entends le son de ma voix. »
Elle sortit en courant avant qu’il ait pu ajouter quoi que ce fût. Elle n’avait pas menti. C’était la dernière fois qu’il devait entendre le son de sa voix.
Peu de temps après, quand le père Joris fut mort et qu’il décida, à la surprise de tous, de ne pas lui succéder, Gabriel retourna au bord du lac pour contempler la surface immobile de l’eau. Il avait oublié sa foi mais trahi un ange.


Texte F : Un autre visage


Au cœur des vastes plaines sablonneuses du désert de Tan’Fa, se dresse la plus haute tour que la terre ait connue. Les Dieux, dans leur recherche de gloire et de folie, l’érigèrent au début de l’ère, sans autre but que d’imposer leur puissance, ainsi édifiée. Pointant vers l‘abyme azurée en un faisceau infini, son tronc est un assemblement de deux escaliers qui s’enroulent sans fin, et sans jamais se rencontrer, accumulant les marches comme autant de grains de sables recouvrent ce désert. Personne ne connaît sa hauteur exacte, et personne n’ose imaginer le nombre de marches qu’elle possède tant l’impression qui se dégage de ce monument impose l’admiration et le respect, et fait perdre aux plus courageux leur inébranlable assurance.
Cependant, les siècles s’écoulant dans les sabliers du temps, les hommes habitant cette terre, éprouvèrent le tenace nécessité de lui donner une signification, un but. C’est ainsi que, en l’an 386, le plus valeureux des nomades se présenta sur la première des marches de l’édifice. L’esprit déterminé, le sourcil froncé et le poing serré, il avait la ferme intention de gravir cet interminable escalier et de trouver la cabane qui, ayant été aperçue par quelconques visionnaires mystiques, juchait sa frêle taille au sommet de la tour.
Le peuple eut beau attendre des années, jamais on ne revit le courageux guerrier, et jamais on n’en sut plus sur le mystère de la tour des Dieux.
Pourtant, personne ne put empêcher les rumeurs de répandre leurs flots invisibles sur la planète entière. Bientôt, la légende naquit. On disait dans toutes les contrées que la difficulté de gravir les marches était bien moins physique que morale. On disait que, plus on montait, et plus l’envie de partir nous envahissait. On disait que, marches après marches, aucun homme ne pouvait soutenir l’assaut intérieur que l‘on subissait alors. On disait que, si aucun être n’avait réussi à atteindre le sommet de la tour, c’était à cause de la nature humaine avant tout, et non du danger que pouvait représenter la construction …
Cependant, comme toute légende, celle-ci était fondée sur des idéologies, des pensées, des espoirs que chacun éprouvait, des rêves même, et, si un jour, un homme parvenait en haut de la tour, le peuple tout entier perdrait une raison de s’intéresser à la vie, et de croire en la suprématie des Dieux … Peut-être valait-il mieux que ce jour n’arrive jamais …

°°°

Le clan des At’Lan imposait sa domination sur la région Sud du désert de Tan’Fa. Depuis des décennies, chaque génération de chef avait su rassembler et regrouper ses guerriers pour faire perdurer le règne des At’Lan. Une armée puissante, des paysans valeureux qui avait su, au fil des ans, développer des techniques d’agriculture incroyables.
Le grand territoire que recouvrait le désert de Tan’Fa était ainsi divisé en quatre communautés, composées de nomades sanguinaires et assoiffés de conquêtes. Depuis plus d’un demi-siècle, les guerres ne cessaient d’accumuler les morts par milliers, dans l’unique but de conquérir de nouveaux territoires. Pourtant, les frontières ne bougeaient que rarement, et si un peuple gagnait un nouveau territoire, souvent minuscule, c’était pour perdre à nouveau quelques semaines plus tard aux mains d’un autre clan.

Incessantes, inutiles, grotesques, et inhumaines, voila la vision des guerres qu’avait Dun’Lan. Cependant, elles constituaient l’essentiel de sa vie et, d’après son père, son unique but d’exister en ce bas monde. Tout était tourné vers la guerre, tout était produit pour la guerre, et tout finissait détruit par la guerre, cette infâme tumeur qui gangrenait les populations de nomades. Pourtant, la réaction des hommes était, d’après Dun’Lan, d‘une inconscience inestimable. Au lieu de se rendre compte de la gravité de la situation, au lieu de sortir la tête de l’eau et de se dire « Non! Il faut arrêter ce massacre », les hommes du clan plongeaient plus profond dans cet océan de sauvagerie et accentuaient ses effets négatifs. La fierté du clan dépendait de ses victoires, la victoire dépendait de ses hommes, ses hommes dépendaient de son chef … et son chef était le père de Dun’Lan… le destin de ce dernier s‘en trouvait tout tracé: il serait le futur chef du clan, aussi paradoxal que puisse paraître cette certitude. Il vivait dans l’amertume, il évoluait dans un univers rempli de dégoût et de rancœur envers le peuple qu’il devrait commander. Il détestait les siens, et indirectement, il se haïssait.

« - Soit un homme mon fils! Dans moins d’un an, tu seras le nouveau chef du clan! L’homme le plus important en ce bas monde, l’homme qui, d’une poignée de fer, devra mener ses troupes à la bataille et en ressortir toujours vainqueur. Tu seras cet homme mon fils. Je te l’ordonne. »
Les yeux emplis de larmes tant la colère et l’impuissance bouillonnaient en lui, Dun’Lan était ressorti de la cérémonie officielle avec un nouveau poids sur la conscience, un poids si lourd que la volonté et l’envie de vivre du fils du chef pliaient sous lui. Comment allait-il faire, comment allait-il pouvoir? Car non seulement il serait le nouveau chef, mais auparavant, il devait accomplir une action « digne d’un homme » comme aimait dire son père.
« - La plus grande action que tu pourras imaginer, celle qui unifiera ton peuple derrière toi, celle qui fera de toi le plus grand. Tu dois faire ton choix, et il faut qu’il soit judicieux, qu’il soit dignement valu, pour que tu mérites enfin le titre d’homme… »
Le voix du chef n’avait même pas tremblé. Son ton ne s’était pas fait tendre et compatissant, au contraire, il s’était fait plus dur que jamais. Son fils serait son fils et aurait le droit au titre d’homme seulement s’il réalisait une action incroyable, surhumaine, qui prouverait à la face du monde qu’il était digne d’être un homme … digne de vivre…


Dun’Lan avait perdu sa liberté. Le destin avait choisi pour lui, et surveillait dès à présent que son désir soit exécuté sans la moindre réticence. La résignation douloureuse tirait les traits du jeune nomade, qui considérait d’ores et déjà sa « véritable » vie comme terminée. Il vivrait maintenant sous le joug tyrannique de son destin, n’aurait d’autre choix que celui de courber l’échine et de marcher le plus longtemps possible sur le chemin qu’on lui traçait depuis si longtemps.
S’il ne relevait pas le défi, il ne serait pas considéré comme un homme, et tous le prendraient pour le déchet de leur civilisation, la plus basses et mauvaise herbe que la nature ait crée. Il lui était impossible de supporter cela, il devait prouver à tous son droit valu sur le titre d’homme. Qu’il haïsse un peuple tout entier, c’était son affaire, mais qu’il soit ravalée au rang de déchet, cela ne pouvait être accepté. Il était un homme, plus que tous les autres même, et ce n’est pas une coutume ridicule qui lui enlèverait ce droit … l’injustice serait trop grande…

°°°

Sur les plaines sablonneuses des terres du clan, le vent frais de la nuit soufflait, entraînant dans ses tourbillons les danses silencieuses de milliers de grains de sable. Le soir tombé, le désert se drapait d’un manteau de froid, et étouffait en son sein les moindres bruits de la nature. Tout était calme. Les étoiles répandaient leur halo de lumière douce sur les étendues désertiques, qui paraissait comme enchantées … endormies.
Tous dormaient.
Tous … sauf une personne. Trop de tensions accumulées l’empêchaient de trouver un sommeil bénéfique. Alors il rêvait, et se prenait à penser à une vie meilleure.
Il avait entendu des histoires à propos de pêcheurs. Ces marins vivaient de leurs métiers, dans de petits villages près de la Mer Salée. Ils nourrissaient de nombreuses populations, exportant le produit de leur pêche à travers tout le continent. Mais ce qui fascinait le plus Dun’Lan, était que ce peuple était libre. Peut-être pas libre au sens où nous l’entendons, mais il n’y avait chez eux aucune obligation, aucune hiérarchie, aucune guerre, et aucune concurrence. Ce paradis se transformait en idylle et tout lui paraissait beau et magique dans cet autre monde. Les rêves du futur chef se prolongeait souvent ainsi, imaginant la vie qu’il aurait souhaité avoir, se prenant pour l’un de ces pêcheurs, à se lever le matin tôt, à rassembler les filets, puis à trier les prises de la nuit. Bien des fois les larmes de la rancoeur lui montaient aux yeux, et bien des fois la vie qu’il menait refaisait surface avec une ardeur irraisonnée…c’était chaque fois plus dur. Se savoir ligoté, enchaîné à des traditions qu’il réfutait, à une culture qu’il haïssait, à un peuple qui l’écoeurait.
La fenêtre entrouverte de sa chambre laissait entrer quelques bribes de souffle calme, faisant onduler les rideaux d’un mouvement doux et silencieux. Dun’Lan décelait dans ce vent voyageur l’odeur de la mer, celle du sel qui irrite les lèvres mais rend si vivants ses songes. Et parfois, le bruit du claquement des voiles lui parvenait, accompagné des cris des marins, des clapotis de l’eau. Alors, parfois, il s’endormait, l’espoir à fleur de peau…

°°°

C’est un matin, où le soleil de plomb était déjà haut levé dans le ciel azur de l’été, que Dun’Lan eut l‘idée qui allait bouleversé son existence. Elle lui permettrait d’accomplir un exploit qui le placerait pour toute sa vie sur un nuage indétrônable. Il n’aurait plus jamais à prouver à quiconque quel homme il était, tant l’immensité de ce qu’il allait accomplir était insurmontable. Elle le protègerait toute sa vie d’une aura indestructible.
Il avait, comme tous les peuples de la planète, maintes fois entendu la rumeur courant sur une mystérieuse tour, au milieu des terres abandonnées de L’Ouest Min’Fa. Une tour si haute que son sommet se perdait dans le ciel. Il avait aussi entendu parler de ses marches, ses marches si nombreuses et qui avait vaincu parmi les plus valeureux des hommes que le monde ait connu.
Voila en quoi consistait son idée. Il allait proposer à son père de gravir la tour des Dieux pour prouver à tous qu’il était digne d’être un homme. Il réussirait cet exploit qui lui permettrait d’être débarrassé toute sa vie de l’insupportable pression qui pesait sur lui, et qui l’empêchait de vivre. En revenant victorieux, son peuple n’aurait d’yeux que pour lui et le suivrait dans toutes ses décisions … Repoussant une dernière fois au loin ces espoirs inaccessibles de la Mer Salée, il prit sur lui et accepta le destin qui lui était imposé.
Félicité par son père en qui la fierté d’un fils se reflétait dans son regard embrasé, acclamé par les guerriers du clan, c’est avec l’impression d’avoir parfaitement fait son choix que Dun’Lan quitta la capitale pour se rendre au pied de la tour des Dieux, à plus de trois jours de galop. Il partit sur le dos d’un cheval des sables, spécialement offert pour l’occasion, qui lui permettrait d’atteindre la construction divine sans trop se fatiguer.
Il s’élança, droit vers l’Ouest Min’Fa.
Passé le dernier avant-poste des terres de son clan à la suite d‘une demi-journée de rapide galop, la mer brune s’ouvrit devant lui, dressant fièrement ses dunes rondes et lisses, faisant voltiger autour de la monture le sable chaud du désert.

Lorsque le soleil atteint son apogée au bout du troisième jour de voyage, les sabots du cheval des sables vinrent placer leurs empreintes à quelques mètres à peine de l’immense construction. Il était arrivé à destination.
La légende ne mentait pas. Dun’Lan ne pouvait deviner le sommet d’un tel édifice, bien qu‘il s‘y fut essayé à plusieurs reprises. On ne voyait du bâtiment que ses deux escaliers enchevêtrés qui s’élevait dans les airs tes deux tentacules elancées. Son tronc se perdait dans les hauteurs azurées, semblant conduire tout droit au domaine des Dieux eux-mêmes.
Déjà, la détermination de Dun’Lan s’amoindrit. Déjà, Dun’Lan se prit à déglutir péniblement, et la réussite de son entreprise lui parut moins flagrante. Sur ce point là aussi, la légende disait vrai.
Mais cet exploit lui permettrait de revendiquer fièrement son titre d’homme, il pourrait brandir au nez de son père les preuves de sa réussite … il devait vaincre la tour.
L’esprit déterminé, le sourcil froncé et le poing serré, Dun’Lan posa le pied sur la première marche de la tour. Puis il hissa son autre pied sur la deuxième. Et ainsi commença la montée des marches.
Le début ne fut pas pénible, et il progressa rapidement, trottinant sur l’escalier de la tour.
Encore.
Encore des marches…
Sa détermination n’avait pas chutée, il continuait à s’élever.
A nouveau des marches.
Elles se succédaient toutes dans une monotonie affolante.
Dun’Lan n’avait plus conscience du temps.
Il montait, et gravissait les marches les unes après les autres.
Toujours des marches.
La sueur perlait à son front et lui glissait le long de la joue.
Peu importe. Il montait, l’esprit fermé à toute sensation.
Encore des marches, qui défilaient devant ses yeux à une vitesse incalculable.
La douleur de ses muscles commençait à se faire sentir.
Mais il continuait, négligeant sa souffrance.
Rien ne lui ferait renoncer.
Une marche … puis une autre … et encore une...
Il ne voyait plus que ça, il ne pensait plus qu’à ça. Il posait le pied sur la suivante, et sur une autre encore, puis un autre … une autre … encore
L’esprit embrumé, la vision floue des marches qui se succèdent sans répit.
Le tournis aussi … puis le vertige.
Et enfin il céda …
… Enfin il s’arrêta.
S’écroulant de tout son long sur l’escalier, le souffle coupé, le corps douloureux, et la tête prise de violents vertiges, il tentait de reprendre le contrôle de son esprit. Tout tournait autour de lui, il n’arrivait pas à fixer une idée, il ne pouvait rien saisir que des bribes de vision et de sensations. Le temps, la douleur … plus rien n’avait de sens, et tout se brouillait, tout se mélangeait en lui. Il ne savait plus où il était, il ne savait depuis combien de temps il marchait … mais pourquoi marchait-il … et où ?
Le vide total.
Le noir.
Le point zéro.
L’absence de tout.
Plus rien ne subsistait dans sa mémoire, plus rien n’existait.
La tour lui faisait un don. Un don bénéfique, un présent inestimable.
Elle lui offrait la possibilité de repartir du néant, de lever les barrières qui s’étaient abaissées au cours de sa vie. Elle lui donnait la chance de recommencer au point de départ…
Alors Dun’Lan sentit une chose. Une seule chose, et rien d’autre. Il ne souffrait plus, ne respirait plus, ne voyait plus, ne se souvenait plus … rien n’était présent en lui à l’exception d’une seule chose …
Cette chose était un souffle, une douce brise fraîche qui caressait le visage meurtri de Dun’Lan, et faisait se ranimer en lui la flamme de la vie. La brise devint un vent puissant qui parcourut tous les membres du jeune homme, les ranimant un à un, leur insufflant un nouveau souffle.
Alors, ce vent se chargea d’une odeur. Une odeur de sel, une odeur de grand large, de bateau, et de pêche.
Dun’Lan ouvrit brutalement les yeux. Remis à la vie par ce souffle précieux, il huma l’odeur qu’il lui offrait, et toutes ses pensées convergèrent vers un même point, un même espoir…
Puis le vent se chargea de bruits, de sons, de marins discutant et de vagues clapotant sur le rebord des bateaux, de voiles claquant au vent de la mer, et des cordes se tendant autour des mats.
Alors Dun’Lan se releva comme jamais il ne l’avait fait. Les yeux emplis d’espoir et de gratitude, il comprit tout. Guidé par le vent, porté par une force intérieure qui venait de s’éveiller et offrait à lui une vie nouvelle, il s’élança dans les escaliers, mais cette fois-ci vers le bas, vers le chemin du retour et de la délivrance.
La solution était si évidente qu’elle ne l’avait effleurée auparavant. Il ne devait pas la laisser s’échapper. Au diable les hommes et leurs coutumes, au diable les guerres et les luttes, au diable le destin qui le condamnait, au diable tout cet univers qui l’enfermait dans un monde sans avenir. Il avait pris sa décision, il la savait la plus juste et bénéfique. Il fuyait, il s’échappait de tout, il courait vers cette vie nouvelle qui l’attendait depuis si longtemps. Son père n’était qu’un humain, aussi faible que tous les autres. En quoi Dun’Lan lui était-il redevable? En quoi un clan avait-il le droit de l’enchaîner ainsi à une existence indésirée?
Arrivé au bas de l’escalier, il enfourcha son cheval, mu par une espérance inébranlable, un espoir qu’il savait maintenant accessible. Il partit au grand galop sur le chemin de la Mer Salée, chemin qui le mènerait vers son rêve, vers ce à quoi il avait toujours aspiré.
Ses chaînes se libérèrent, son esprit s’ouvrit et son âme put enfin respirer l’air pur de la délivrance. Il irait vivre parmi les pêcheurs,se fondant dans la masse sans que personne ne s’inquiète de son identité. Il touchait du doigt ce qu’il avait toujours considéré comme un paradis inaccessible.

C’est sur les marches qu’il avait vécu sa renaissance. Il ne considérait maintenant plus les jugement des autres comme une vérité mais comme une infime poussière que le vent balaye de son souffle protecteur

Aujourd’hui, il ne renonçait pas à être un homme, non, il renonçait seulement à le prouver, car d’aucun ne pouvait savoir mieux que lui qu’il était le plus brave de tous. Son jugement seul lui importait, et primait sur tous les autres…
Aujourd’hui, il ne renonçait pas à être un homme, mais il renonçait à le prouver à la face du monde. Car aujourd‘hui, et pour toujours, la face du monde n’était pas plus qu’un vulgaire visage, semblable à tous les visages du monde …
… un visage commun …
… rien de plus …
… un visage à oublier …
… car aucun visage n’est plus important que celui que l’on se donne…

Texte G : La chaleur

Kelya était tapie dans l’obscurité quasi totale qu’offrait la ruelle. Les yeux plissés, elle scrutait la maison située de l’autre côté de la grande rue sur laquelle débouchait la ruelle. Aucune lumière ne filtrait de la grande bâtisse. Il n’était pas encore rentré.
Cela faisait maintenant une heure qu’elle attendait, cachée derrière les poubelles qui dégageaient une odeur pestilentielle accentuée par la chaleur étouffante qui régnait, même à cette heure tardive de la nuit. Se déplaçant doucement pour trouver une position plus confortable, elle grimaça quand elle sentit que sa jambe droite était toute ankylosée. Elle se massa la jambe puis reprit sa position. Elle espérait qu’il ne tarderait pas à rentrer. L’attente la rendait fébrile et la tension qui animait son corps faisait écho à celle qui régnait dans l’air. Levant les yeux vers le ciel, elle constata que les nuages s’amoncelaient de plus en plus. L’orage n’allait pas tarder ; et lui non plus. Reportant son regard vers la maison, elle se força à se détendre laissant ses souvenirs déferler dans sa mémoire.


Les cris, le bruit de lames qui s’entrechoquent, le silence….son père étendu sur l’escalier, le sang gouttant sur les marches, le son d’un cheval s’éloignant au loin…Les larmes qui coulent à flot, incontrôlables…Suivies d’une détresse insondable qui la laisse incapable du moindre mouvement…La colère, faisant palpiter toutes les veines de son corps, se muant très vite en un sentiment de vengeance…La traque qui commence…Sa première découverte : Ragan, mercenaire…Sa poursuite, la menant de guerre en guerre à travers un continent ravagé par les conflits…Sa première bataille….L’horreur paralysante…Son premier mort, la fixant de ses yeux voilés comme pour revenir la hanter depuis l’au-delà…Sa proie, lui échappant grâce aux aléas du hasard alors qu’elle est si près du but…La Taverne de l’Oiseau Bleu avec ses compagnons d’arme qui l’accepte sans savoir qu’elle est une fille…La vérité….Krass, son père, non pas un riche marchand comme elle le croyait, mais l’ancien chef d’une troupe de mercenaires dont Ragan avait fait parti, connue de tous pour leurs innombrables massacres...Rien qu’un boucher, cupide, sanguinaire…Le profond dégoût,lui vidant l’estomac…L’égarement : toutes ces années de traque ont-elles encore un sens ?...Oui, la vengeance pour elle-même parce que ce meurtre l’a transformée…elle est devenue dure, froide, insensible à la souffrance…. Comme lui…Son reflet, en fin de compte… Tel père, telle fille…


Entendant le tonnerre grondé, Kelya revint à la réalité. Secouant la tête pour chasser ses souvenirs, elle changea de position une fois de plus et repris sa surveillance. Soudain elle entendit un bruit de pas provenant de la rue qui remontait vers la maison. Tous ces sens en alerte, elle scruta l’obscurité pour tenter de voir qui approchait. Une silhouette d’homme commença à apparaître. Au fur et à mesure de sa progression, les contours commencèrent à se faire plus nets. Un homme, de grande taille, puissamment bâti. Quand il parvint au niveau de la lanterne, elle le reconnut. Ragan ! Celui-ci avait une démarche hésitante. Elle sourit dans le noir. Sa tâche n’en serait que plus facile. Alors qu’il arrivait au bas des quelques marches qui menaient à la porte de la demeure, Kelya sortit de sa cachette. Ajustant sa tunique, elle déboutonna cette dernière, mettant ainsi en valeur sa poitrine sur laquelle glissaient quelques perles de sueur. D’une démarche chaloupée, elle se dirigea vers Ragan.
- « Hey Ragan », cria-t-elle. Celui-ci se retourna maladroitement et lui fit face. La dévisageant de bas en haut, sa bouche esquissa un sourire obscène.
- « Qu’est ce qui t’amène ma jolie ? »
- « Le Duc m’envoie. » répondit-elle d’une voix langoureuse, tout en se rapprochant lentement.
- « Hum. Je ne sais pas en quel honneur il t’envoie mais il a bien choisi. Viens par là ! » dit-il en l’attirant contre lui. Kelya se dégagea doucement et l’entraîna vers la porte, hors de la lumière offerte par la lanterne. Le plaquant contre la porte, celui-ci émis un grognement appréciatif et chercha à l’embrasser. Mais il n’en eu pas l’occasion. Sortant prestement le poignard dissimulé dans sa manche, elle le lui planta en plein cœur. Surpris, son regard descendit vers le poignard puis se reporta vers Kelya, interrogateur. Rapprochant sa bouche vers son oreille, elle lui murmura : « Te souviens tu de ton vieil ami Krass ? Ton chef que tu as tué il y a dix ans ? Tu aurais dû éliminer sa fille aussi. Sais tu pourquoi ? Non bien sûr, tu l’ignores » Sa respiration s’accélérant, elle continua : « En le tuant, tu as fait de moi son reflet, son alter ego. Pour te retrouver, j’ai dû me faire homme. J’ai dû apprendre à tuer sans remords ni regrets. J’ai dû oublier la joie, le rire, la douceur de la vie. J’ai dû oublier qui j’étais. » Elle reporta son regard sur son visage, détaillant un instant les traits de son visage. A travers la douleur filtrait l’incompréhension. « Cela n’a pas de sens n’est ce pas ? Que je te tue pour moi et non pour lui. Peu importe que tu comprennes ! Tu vas mourir pour que je puisse enfin me souvenir de ce que j’étais. » Plongeant son regard dans le sien, elle enfonça le poignard plus loin dans le cœur jusqu’à ce qu’il rendit son dernier souffle. A cet instant l’orage éclata. Levant la tête vers le ciel, Kelya se redressa et laissa la pluie glisser sur son visage et sur son corps pendant un long moment Enfin apaisée, elle jeta un dernier coup d’œil à Ragan, l’image de son père étendu sur les marches dix ans plutôt se superposant dans son esprit. Puis elle descendit lentement les marches et s’enfonça dans l’obscurité.


Texte H : Boafy

Sur les marches… les marches… Pfff ! Je sais pas moi…euh… Ah oui ! Ils organisent des ‘processions’ là… Des trucs bizarres… Arf faudrait que je me documente. Mais je peux pas aller au Réservoir à Connaissances à cause de mon âge, mais si je…Bon. Faut compter que sur soi-même ici. Humf. Que sais-je donc au juste ? Sur les ‘marches’. Eh ! Je me souviens d’un truc… Maintenant que j’y pense, c’est aussi une sorte de bâtiment en dur là… Oui le Maître a dit « tu prendras garde, les chemins sont nombreux, et torves » oui j’y suis ! C’est ça qu’il voulait dire ! Ca ressemble à nos Echelles à nous mais… en différent. C’est tout dur… Et puis…
Boafy laissa échapper sa plume, qu’il tenait mollement de la main : Un Balajahalah venait d’entrer en trombe dans son Recoin, sans prendre la peine de frapper.
Il avait l’air affolé, il était encore plus jeune que Boafy, la figure rouge et le souffle court, il se vida d’une traite :
« - Vite ta mère et deux autres sont bloqués sur les marches de ‘l’Eglise’ – Il prononça mal ce mot qu’il ne connaissait pas vraiment – au centre du village ! »
Il repartit aussi vite qu’arrivé, sans doute pour avertir d’autres personnes.
Boafy était blême. L’espace de trois secondes, il avait même arrêté de respirer. Il vibrait désormais d’une folle angoisse. Puis soudain, un déclic. En un bond il fût hors de son Recoin, il se précipita. Il descendit en hâte l’Echelle menant à terre.

Il ne savait qu’approximativement où se trouvait ‘l’Eglise’, car ce village bien que considéré comme petit par les humains, semblait immense pour les Balajahalah. De plus, il n’avait pas été souvent à l’espiondage, étant donné son jeune âge.
Pendant que ses jambes s’emballaient, ses doigts s’agrippèrent à son pendentif qui tombait sur sa poitrine et à l’heure qu’il est, faisait un boogie-woogie des plus scandaleux. C’était une sphère en flak (équivalent de l’étain) habilement travaillé. Les ornements étaient si fins, si harmonieux, Boafy passait des heures à s’y extasier. Son contenu, qui grelottait à l’intérieur, était un mystère. Il était sensé le protéger et lui donner du courage. Le secret ne pouvait être percé qu’en brisant la boule, car aucune fissure, aucun éclat, n’offrait la possibilité de l’ouvrir autrement : elle était d’une seule pièce. Sa mère le lui avait offert il y a quelques années, et c’était l’objet le plus cher à ses yeux.
Il parvint à un carrefour. Déjà épuisé, Boafy se permit une pause, le temps de s’orienter et de reprendre son souffle. Dressé comme un chien de prairie, il analysa les détails, les relia à des éléments dans son esprit. Une grande perche éclairante ici… avec au pied cet animal maléfique niaiseux –Boafy ne les supportait pas– qui miaulait d’un air exaspérant, une patte avant et arrière cassées, il ne bougeait jamais de là, vivant de l’aumône des clauchards. C’était somme toute, un parfait point de repère : il indiquait, par sa position dans le carrefour, telle une girouette affriolée, le nord, le sud, l’est et l’ouest. Boafy hésita un instant… tout droit ou à gauche ? Puis ses jambes s’emballèrent à nouveau, espérant ne pas faire erreur, à gauche. Il croisa une boémienne qui l’envoûta au passage de ses grands yeux suprémaciens. Il ne saisit que quelques mots, car ses pieds ne pouvaient s’arrêter : « …danser la Mariana ? C’n’est vraiment pas très compl… ». Heureusement elle ne l’avait pas vu et s’adressait à un passant. Boafy jonglait entre discrétion et rapidité, se cachant le plus possible.
Il déboucha enfin par une longue ruelle tortillante sur une place. A sa gauche trônait ‘l’Eglise’. Son cœur galopa à la vitesse de l’étincelle. Dans un recoin, à l’ombre d’une ‘marche’ justement, se tenait deux petites formes étranges. Replètes, d’une peau rude, presque écaillée, à reflet vert, vêtu extravagamment, et dotées de tête rieuse (d’habitude) recouvertes d’une abondante chevelure extrêmement fine, et particulièrement étrange, elles se serraient l’une contre l’autre. Leurs cheveux ondulaient comme un tissu, mais semblait être en même temps liquide. Quant à leur couleur, dans l’ensemble, ils n’en avaient pas, et les avaient toutes. En réalité, elle changeait. C’était une particularité de la nature : Elle changeait par rapport au visionneur, et par rapport à l’arrière plan de la créature. C’était un grand avantage quand on était un peuple observateur comme celui des Balajahalah.

« - Maman ? tu … ça va ? que se passe-t-il ?
- Qu’est-ce que tu fais là toi ? Tu te mets en danger pour rien. As-tu une Autorisation ?
- Euh… non. Mais on m’a dit que tu étais coincée ici et…
- Tais toi ! Tu vas retourner tout de suite à ton Recoin et poursuivre tes devoirs !
- Mais Maman !
- Ne discute pas ! »
Boafy commençait à partir… Mais non. Il n’en pouvait plus, il devait parler : il gueula.
« - Tu me considères comme moins que rien ? Pour qui me prend tu ? Ce n’est pas parceque je suis jeune, que je n’ai pas atteint l’Âge, que je ne suis pas capable de réfléchir, que je ne suis pas digne d’amour, ou que je ne sois pas capable d’amour ! J’étais inquiet ! Je suis venu ! Maintenant j’aimerai savoir ce qui te retient ici, toi et les autres !
- … Tu… Boafy…
- Je veux savoir !
- … Soit. Une ‘petite’ humaine nous a regardé. Elle est partie depuis, mais nous ne pouvons bouger. Nous avons trahis le Serment de l’Obi, notre Esprit à tous.
- Non ! Je … Alors c’est ça la Punition Absolue ? Mais… Comment peux tu t’en sortir ? Je ne sais pas… Y a-t-il un …remède ?
- Non justement.
- Je … ! Ce n’est pas possible ! Il… il FAUT trouver quelque chose !
- Ecoute Boafy. Je reçois ton amour, et je m’en satisfait pour vivre. Accepte le. Bientôt le Chef sera là, et il nous tuera toutes les trois. Ce n’est pas grave Boafy, une vie, tu sais c’est éphémère. N’ai pas peur, je t’aime moi aussi… Je … J’aurais voulu… Enfin ce n’est pas grave. Tant pis.
- Mais…
- Ecoute moi Boafy. Tu sais tu ne dois jamais baisser la tête. Garde toujours ce collier autour de coup, et tu vivras longtemps, avec des enfants et…
- Maman ! Mais on PEUT faire quelque chose ! Et si… et si je te cache avec un tissu, je me met devant toi, on te verras pas ! ou bien… On peut te dissimuler avec euh un tas de feuilles ! les gens ne te verront plus ! Il y a forcément une sollut…
- Ca suffit ! Tais toi. TU ne sais pas de quoi tu parles. Si c’était aussi facile, penses-tu ! Mais c’est compliqué, de nombreuses choses sont en jeu. Et en premier lieu, notre devoir, notre honneur… Nous avons permit à cette fille de nous voir… c’est impardonnable ! Nous avons dévoilé notre existence ! Pense un peu aux conséquences ! Notre pacte est clair : Nous pouvons les observer, à la condition de ne jamais, JAMAIS, être dévoilé. Nous avons failli… C’est notre faute et la punition est trop faible. Ils devront user d’énormes moyens, et au prix de gigantesques efforts pour que cette fille ne parle à personne, ils ont du aller directement chez elle. Il faut qu’elle oublie, et vite. Les enfants sont si rapides, imaginatifs… pfff. En tout cas n’oublie pas Boafy ! N’ôte jamais, sous aucun prétexte ce pendentif ! C’est compris ?
- Je… euh… »
Boafy entendit les Balajahalah arriver. Il sentait l’agacement, la consternation et la colère immenses, entremêlés, dans l’air, c’était palpable. Il tourna la tête pour les voir, ils étaient là dans deux secondes et demi.
« - BOAFY ! Promet le moi ! Tu entends ?
- Je.. oui Maman ! je le promet ! Je … MAMAAAAAN ! »
En un bref éclair, une fraction de seconde, elle n’était plus là. Elle avait disparu. Il se retourna, et se vit confronté aux visages graves des vieux Balajahalah.
« - Petit, tu ne devrais pas être là. Retourne immédiatement au Feuillage. »
Boafy se tourna pour voir une dernière fois où sa mère se trouvait juste là il y a quelques instants… Ses larmes ne s’arrêtaient pas. Il se rendait vaguement compte de son humiliation, mais la douleur et le chagrin l’emportait. Il n’entendait plus rien. Les humains d’existaient plus, plus rien ne comptait, il ne savait plus où était la mer, la terre, le ciel… Il… Perdit connaissance.


Quatre jours plus tard, Boafy se reveilla. Il vit une grand lueur blanche et puis plus rien. Soudain il ouvrit les yeux et le monde chavira. Il était vivant. Il n’en avait pas envie, mais il l’était bel et bien. Il respira plusieurs fois. L’ombre d’une infime partie minutieusement oubliée d’une pensée, avança à petit pas feutrés dans son esprit, menaçant déjà l’immersion… Il se prit en main. Il ferma les yeux, s’imagina une énorme machine et repoussa la pensée tout au fond, au lointain fond de son esprit. Il ne fallait pas y penser. Pas maintenant. Il ouvrit les yeux. Son Maître était à son chevet. Il le regardait avec un sourire bienveillant, ce qui était rare. Rien que par cette image, le cœur de Boafy s’en trouva un peu mieux. Mais ce mouvement rappela une douleur, vite, vite, vite écartée.
« - Alors mon garçon, comment te sens-tu ? Tu sais que tu nous as fait une sacrée peur !
- ahhghthgtuhgfh
- Bois un coup, je comprend rien. »
Il lui tendit un verre de nectar d’arbre. Boafy bu d’une traite, et se senti mieux d’un seul coup.
« - Ca va à peu près. Que… Pourquoi suis-je au lit ?
- Tu es tombé sans connaissance figure toi !
- Sans connaissance ! Mais !
- Ah ben oui mon garçon, ça arrive ! Mais tu es encore tout pâle. Bois un autre verre de nectar et puis rendors toi. Demain tu descendras à terre pour ta leçon.
Il poussa un grand soupir de vieil homme fatigué. La petite créature serrait inconsciemment son pendentif dans ses mains. Le sommeil vint rapidement.

Il marchait sous les étalages de légumes au marché humain. Les senteurs l’enveloppaient, et le faisaient chavirer. Il adorait les tomates. Quand soudain, au détour d’un cageot de haricot, il vit… Il vit sa mère. Son cœur s’arrêta, ses pieds aussi. Puis il prit une grand inspiration et s’exclama :
« - Maman !?
- Oui mon petit… Ce pendentif est plus précieux que tu ne le crois. Il te lie à moi. Mais c’est l’unique fois où tu pourras me voir dans tes rêves. Je voulais juste dire… Boafy… n’oublie jamais que… tu comptes pour moi plus que ma vie, plus que la lumière du jour, et ma force te servira, à travers cette boule en Flak autour de ton cou.
- Oh maman ! Moi aussi je…
- Au revoir Boafy ! »
Elle s’effaça lentement, laissant un sourire presque magique, persistant dans la mémoire.

Quand il se réveilla, il vit qu’il était déjà en retard. Il se dépêcha de s’habiller, manger quelque chose et filer à sa leçon avec le Maître.
« - Mais si tu t’avises encore une seule fois d’arriver en retard, mon garçon, je te pend par la peau des fesses au Monticule Central ! Prend garde ! Ce n’est pas un jeu l’Espiondage. C’est un art. Et d’ailleurs, comme tu le sais, tu ne dois pas te rendre dans le village humain sans permission de ma part, comme tu l’as fait l’autre jour ! Et tu recevras d’ailleurs pour cela une petite punition.
- Mais …
- Tut tut tut. Point de mais avec moi mon enfant. Maintenant, on va à la salle des herboristes. Nous avons besoin de quelques petites choses pour aujourd’hui. Allons ! Ne traîne pas. Et ne fais pas cette tête là avec moi mon garçon !
- Rrrr. »
Le Maître partit avec un sourire : il avait retrouvé son élève grincheux.


Quelques mois plus tard, il devînt un remarquable Observateur. Cela était sans doute dû à l’ensemble étrange qui constitue souvent le cœur des Balajahalah, au point qu’on les caractérisaient ainsi : Une douleur étonnement grande mêlé d’une formidable et inépuisable gaîté, qui leur donnait une force incroyable. Certains disaient que ce mélange avait un nom commun : l’Amour.
Zacharias
09/03/2006 13:13
Ménestrogier

Texte I : Et le soleil se levait…

Ils étaient assis côte à côte, sur les marches de l’esplanade. Le bourreau et le condamné regardaient ensemble le soleil d’automne se lever. Le temps lui-même semblait retenir son souffle; la rivière coulait lentement et les seuls bruits que filtrait ce tableau idyllique étaient le son de l’eau qui se déplace paresseusement, les clapotis des feuilles tandis qu’elles se déposaient sur la rivière et leurs faibles bruissements lorsqu’elles heurtaient sans violence le sol. Les animaux nocturnes étaient rentrés dans leurs tanières et les diurnes se prélassaient encore dans leurs antres. Si calme…

En cet instant, les deux hommes étaient plus liés que des frères, plus liés que des amants. Ils se parlaient de tout et de rien, murmuraient les secrets qu’ils n’avaient jamais dévoilés, unis par une seule certitude plus solide que toutes les vérités des livres sacrés.

Ils regardaient attentivement, essayant de saisir toute la beauté de cette rivière, de la clarté du soleil et des couleurs des feuilles. Comment pouvaient-ils partager les émotions que cette vision suscitait? Ils le firent, pourtant. D’une manière plus ancienne que le langage et plus belle que la parole.

Les deux hommes pleuraient sans honte, leurs visages inondés pas la douce lumière automnale. Lui, pleurait pour la beauté de cet instant, pour son caractère unique et exceptionnel, pour tout ce qui est indéchiffrable et indéfinissable. L’autre, pleurait car il ne pouvait voir que les feuilles et le soleil, que les formes et les couleurs.

Assis sur les marches, les deux hommes contemplaient.



Texte J : Sur les marches…

Ecoutez le discours que tiennent les rangées
De pierres ordonnées pour enfin s’élever.
Ces marches qui menaient à l’autel sacré
Vous parlent de ce qu’elle on vu se dérouler

Voix 1 Le Père
Viens par là mon enfant, nous allons à la noce
Notre prince a quinze ans, mariage précoce
Allons pour l’acclamer, assister à ses vœux
Allons l’encourager, allons-y tous les deux.

Voix 2 Le Prince
Les marches se succèdent et j’admire déjà
Celle qui me précède et me suis chaque pas.
Elle emplit mon esprit autant que l’atmosphère
Je serai son mari, comme je suis son frère.

Voix 3 L’Enfant
Père raconte moi, avant qu’il ne promette,
Pourquoi le Prince y va ? A-t-il perdu la tête ?
Si l’on me demandait de sceller ce serment
Sur l’heure je fuirai… puisqu’il est innocent.

Voix 1 Le Père
C’est bien pour ça mon fils que tu n’es pas royal
Lui ne connais le vice et son cœur est loyal
Maintenant qu’il est homme, comme il l’a promit :
Il sauve le royaume en accordant sa vie.

Voix 2 Le Prince
J’aurais été guerrier, je rêvais d’être roi.
Pourtant je le savais, je ne le pouvais pas.
Elle m’attend là haut, sous le porche boisé
Arrangeant sa parure, elle, ma fiancée.

Voix 3 L’Enfant
Et quand l’a-t-il juré ? Pourquoi cette promesse ?
S’il est résigné, pourquoi tant de tristesse ?
Observe son regard, a quoi peut-il songer ?
Peut être est-il trop tard… il aime sa marié ?

Voix 1 Le Père
Quand il a su parler, engageant son honneur
La main sur son épée. Mais il doit avoir peur.
Il réfléchit sans doute à la dame à la faux
Qui prend son existence et reçoit son anneau.

Voix 2 Le Prince
Gravissant l’escalier je la vois me sourire
Me voilà au sommet… ça y est, je vais mourir.
Accomplissant ainsi d’un sacrifice humain
La triste prophétie qui apaise Vulcain.

Voix 3 L’Enfant
Le prêtre dit les mots et poignarde l’enfant
Par trois fois le couteau fait s’écouler le sang !
Mais père il a mon âge ! Vraiment c’est une horreur !
Laisse-moi rendre hommage au garçon qui se meurt !

Et l’enfant court au pied de l’autel marbré
Baise les joues blafardes du Prince tué.
Le sang d’un jeune roi que voulait la prêtresse
Pour délivrer son peuple d’une sécheresse.

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