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D’un seul trait, elles se mirent toutes à vibrer en même temps. Le vent lui-même semblait être le produit des cent cornemuses qui annonçaient le passage de Théodric. Une hache à ses côtés - il s’était toujours battu à la hache - il avançait la tête haute, mais le visage fermé, vers la bataille à venir. Il n’avait jamais voulu en arriver là. Jusqu’au bout il avait essayé d’éviter cette extrémité, mais jamais, au grand jamais, il ne le laisserait régner si cela était en son pouvoir ! C’en serait la fin du royaume de son père…
Ses chefs le suivaient, et semblaient plus volontaires, le regard farouche et plein d’espoir. Ils savaient que leur roi n’avait pas voulu cette bataille, mais ils étaient aussi convaincus qu’une fois lancée, s’ils devaient tomber il serait le dernier.
Ainsi, ayant dépassé les musiciens, qui retournèrent derrière les soldats en deux groupes, Théodric se retourna et cria alors d’une voix assurée : « Jamais, jamais nous ne baisserons l’épée devant ce fou sanguinaire. Mes amis, c’est aujourd’hui que le destin va trancher, et le regard des dieux est sur nous. Ne les décevez pas, ne m’abandonnez pas, ne vous abandonnez pas ! » Et levant le poing bien haut, il ajouta « Denmuir ! Denmuir ! ». Denmuir était le nom du dieu de la guerre comme de la paix : on disait alors que l’une menait à l’autre, mais que l’inverse aussi était vrai.
Au loin, on entendait le son d’un cor qui n’était que trop connu. Long, grave, sombre même, il n’avait pu être totalement couvert par les cent cornemuses alignées.
Lorran avait les yeux rouges. Il avait encore bu hier soir, mais pas assez pour justifier cette rage qui l’animait. Ce rouge, c’était la vision du sang, du sang qui allait couler aujourd’hui, du sang de ses ennemis, qui n’avaient su que provoquer en créant cette ligne de frontière, frontière qui n’aurait jamais dû exister ! Il en était sûr, ses hommes étaient plus nombreux : la victoire serait pour lui. Il reconstruirait ce royaume, comme son père l’avait détruit.
Il était debout, fier et droit, le dos tourné à ses troupes, le regard tourné vers l’ennemi, vers le son ancestral des cornemuses. Il leva alors la main et fit sonner du cor. Cela galvanisa les soldats qui, quand ils se retourna vers eux l’épée au clair levèrent leurs boucliers ronds au ciel, scandant « Lorran Roi ! Lorran Roi ! ».
Quand les rangs furent formés, ils s’avancèrent d’un pas lent et égal, comme des tambours battant la mesure. La matinée se terminait, et plus haut le soleil tapait fort, ce qui fit disparaître la brume.
Celdan avait été prince, et il était maintenant frère de rois.
Son père, Ulrich, était mort soudainement quelques semaines auparavant. Il n’avait pu départager ses fils : il était parti avant. Or c’était la règle à Thundir : le roi choisissait son successeur. Tout le monde connaissait pourtant son sentiment : on savait Théodric, le cadet, bon et juste, on savait Lorran, l’aîné, avide et cruel, trop influencé par sa mère. Il aurait choisi le premier.
Quand à Celdan, on s’y était peu intéressé, comme cela avait toujours été le cas. Dés son plus jeune âge, même si on lui avait donné ce qui lui revenait en tant que prince, il n’avait subi ni l’influence de son père, ni celle de sa mère. Seul il était devenu bon soldat, mais surtout voyageur. Il avait été plus souvent ailleurs que chez lui, rencontrant de cités en cités des hommes, des coutumes, des lieux très différents. Et constatant à chaque fois d’en bas les actes des dirigeants d’en haut, il en avait conclu que le pouvoir était bien lourd et la nécessité parfois bien cruelle.
Le tenant du pouvoir mort, on avait alors vu des rangs se former, les camps se choisir. On ne l’avait pas éliminé seulement parce qu’on le savait peu dangereux. Et en effet il ne voulait donner d’ordre à quiconque : cela impliquait trop de responsabilités.
Il avait tenté devant les évènements de jouer le médiateur entre ses frères, quand Théodric avait accepté de prendre les rennes de l’opposition à Lorran. Loin d’être un succès, chacun de ses allers et retours avaient été pires que les autres. Il était fatigué de tout ça. Il n’était pas reparti, mais il aurait dû : cela aurait été plus sage. Car au final, il n’était resté que le sang pour les départager. La couleur de la nécessité !
Au fur et à mesure que les alentours se dégageaient, que les étendues partagées entre bois et plaines se dessinaient plus clairement, les deux armées s’approchaient, se jaugeaient. Trop d’arbres, trop de bosquets : comment savoir si les ennemis étaient là au complet ? Des cavaliers pouvaient arriver vite, des fantassins déboucher facilement sur un flanc, et c’en serait fini.
Théodric fit se positionner ses rangs selon une stratégie simple et bien définie. Lui et ses hommes-liges en avaient beaucoup discuté la nuit passée. Il n’avaient pas de réserves, n’avaient pu se le permettre. On ne trompe son adversaire que quand on en a les moyens. Les fantassins devant, les cavaliers en deux groupes sur les côtés, les archers derrière, formation classique, toujours rentable, mais peu audacieuse. Elle n’impliquait pas d’attaquer ni de défendre, ayant dans chaque situation ses avantages.
Il vit en face l’armée, plus importante, de Lorran se mettre en branle, et en conclu vite quelle serait la stratégie adverse. Ou la stratégie à laquelle on voulait faire croire ! Car il en était sûr, Lorran avait les moyens de bluffer… On voulait en tout cas en face que tout cela se termine vite. On voulait percer les rangs, et le tuer lui, en premier. Une victoire éclatante pour légitimer un règne de sang sous le bon œil des dieux.
Un signe dont avait besoin Lorran pour justifier tout ceci. Il fallait qu’on croit que c’était le produit de la volonté divine.
Et c’est sur ces considérations que Théodric vit arriver le signe qui semblait sceller par avance leur destin à tous. Deux aigles débouchèrent dans le ciel, l’un du septentrion, l’autre du sud, et se percutèrent violemment. En peu de temps, enlacés, ils tombèrent tous les deux morts au milieu des deux armées. Le message était clair.
Les uns avaient leur foi, et les autres le nombre. Cela va être un massacre, pensa Théodric.
Ce qu’il ne vit pas, c’était un troisième aigle arrivé du levant.
Très vite le soleil fut éclatant, semblant presque se lever une seconde fois.
Et ils s’avancèrent.
Lentement d’abord, puis de plus en plus vite, l’armée de Lorran forma une pointe qui fonçait non vers les fantassins, non vers les archers adverses, mais vers Théodric lui même, qui se trouvait avec son commandement presque aux premiers rangs : on ne donne courage à ses hommes qu’en s’engageant au centre de la bataille. Et que pouvait réellement une ligne d’archers contre une cavalerie lourdement protégée? Les flèches perçaient trop difficilement les mailles. Quelques uns tombèrent, et on donna l’ordre de faire se refermer les rangs sur les arrivants. Mais derrière arrivaient vite les rangs à pied de Lorran.
Tout en se disant que ca n’allait pas durer longtemps, Théodric, qui s’était décalé un peu sur la gauche, mais la bannière haute, regardait l’avancée ennemie. Où était Lorran ?
Il avait presque la bave sur le menton, la rage lui crispait la figure. Tout ça est de sa faute ! gargouilla Lorran plus qu’il ne le pensa. Et dans sa soif d’en découdre avec ce traître au droit, il s’était avancé avec les premiers rangs de ses cavaliers. Il n’avait pas peur, et ainsi tous suivraient. Oh il n’était pas tout devant, il n’était pas fou ! Assez près cependant pour vite repérer lui même Théodric. J’ai été couronné à Thunir, sous la faveur des dieux, sous le regard des hommes, moi, et moi seul ! Je suis le roi, comment peut-il contester cela ?
Puis ce fut le choc. Pic contre lance, les cavaliers enfoncèrent les lignes à pied sur quelques mètres, mais furent rapidement arrêtés par un amoncellement de cadavres entremêlés. Des chevaux, des hommes et des armes, vision macabre et produit du pouvoir.
Mais à peine cet assaut essoufflé, ce fut fantassin contre fantassin, pendant que continuaient d’avancer les cavaliers, contournant les obstacles, fonçant vers la bannière ennemie, ignorant les compagnons tombés, perçant coûte que coûte.
La bataille fut très vite générale, et chacun y avait au final lancé toutes ses forces. Toute sa haine, toute sa hargne, ou tout son espoir, toute sa volonté. Le bruit des épées, des cris trop humains, de la chair brisée, tout cela environné du rouge éclatant sous le soleil tel une marrée montante. Et c’était la marrée de Lorran qui montait. Progressivement, les compagnons de Théodric reculaient, tombaient, étaient encerclés. Ils étaient tous de la même terre, les règles de guerre ne s’appliquaient pas, et on les faisait seulement prisonniers quand c’était possible.
C’est dans cette mélée générale, où on n’aurait su trouver un brun d’herbe encore verte, que leurs regards se croisèrent, brillèrent, et se comprirent. Lorran sauta à bas de son cheval, et les pieds dans une marre de sang brandit son épée dans un hurlement de rage. Théodric pris sa bannière des mains de son héraut et brandit sa hache à son tour. D’une seule et même voix, dans laquelle on entendait une ascendance commune mais rien de fraternel, il crièrent : « Mon frère ! » et se ruèrent l’un sur l’autre : ils s’étaient retrouvés, on en terminerait ici !
C’est sans prévenir que l’issue de la bataille arriva : d’une même passe d’arme, chacun avait trouvé la faille de son adversaire tout en se découvrant le flan.
Le sang coula mais ce fut un sang de paix.
La nouvelle telle une onde sur une mare de sang, se propagea très vite. Les hommes encore debout, toujours nombreux, s’entre-regardèrent. Dans les retrouvailles des frères, contre toute attente, on avait retrouvé la paix.
Et l’on entendit un cri…C’était le troisième aigle, qui d’un son clair saluait l’issue du combat. Tous avaient vu les deux premiers et tous comprirent. Les dieux avaient scellé le destin. Celdan serait roi.
Texte B : Les Balajahalah
Ce matin-ci, j’avais sérieusement faim. Je trottinais, comme à mon habitude parmi les Gens, ces grandes personnes si étranges… Je me cachais de-ci, delà, pour ne pas qu’on me voit. J’allais en direction de la maison des Cruzh. Depuis quelques temps, je suivais leur histoire. Il y avait cette petite fille, Narghy. Je dis « petite », mais c’est bien sûr une jeune fille. A vrai dire, je ne peux pas tout à fait dire qu’elle est petite : sa taille est la mienne multipliée par cinq ou six. Narghy était touchante. Elle était très vive et perspicace. Elle devait avoir à peu près 15 ou 16 ans, d’après ce que j’en avais compris, et à mon avis, avait plus de bon sens que la plupart des « adultes » comme ils disent.
Cela faisait déjà quelques années que je m’étais mis à la contemplation féroce et scrutativement curieuse de cette espèce si imposante, si petite et si grande, si magnifique et si laide. Ce que j’aimais le plus, c’était les scènes d’émotions (ce terme s’appliquent chez les Gens, dans mon peuple, cela se dit « grahihy » ). Ces moments où ces êtres si neutres laissaient surgir un peu de leurs essences de cœur, les vrais sentiments qu’ils enfouissent loin en eux.
Je m’arrêtais près d’un étal, une pomme rouge était tombée par terre. Je la ramassais, tirant sur mes reins douloureux et je la calais dans mon giron. Je continuais en vacillant sous le poids de la charge. Après quelques minutes où je peinais sérieusement, j’arrivais enfin tout près de mon poste d’observation. Je déposais la pomme dans un coin, après en avoir détaché un morceau à l’aide d’un caillou. Enfin, je m’installais, marchant vigoureusement, m’étouffant presque. Mais je m’arrêtai brusquement.
Narghy avait un air étrange sur le visage. Elle était assise sur son lit et regardait pensivement son tapis à rayures jaunes et noires. Je n’en étais pas tout à fait sûr, mais je crois qu’elle pensait.
Cette fille, je le savais, prenait des cours de « théâtre ». Bien sûr ce genre de choses n’existe pas chez les Balajahalah ( prononcer [x] ) alors j’avais beaucoup de mal à cerner la cause de cet engouement insensé. J’avais déjà mis au point plusieurs hypothèses. La première, celle qui vient tout de suite chez un Balajahalah qui se respecte, c’est qu’il y a un garçon qui lui plait. Seulement, j’étais bien évidemment allé vérifier, je n’avais trouvé qu’un espèce d’individu à peu près masculin et surtout doté d’une étonnante laideur. Il est vrai pourtant que les goûts des Gens ne sont pas ceux de mon peuple, mais enfin pour cette fois… La seconde hypothèse, était à peu près aussi recherchée : Elle n’a pas une santé mentale des plus excellentes. Là, je ne pouvais vraisemblablement pas vérifier. Mais cela ne me satisfaisait pas. La dernière était donc bien plus recherchée, et pour cause, elle m’avait coûté une inaptitude avec ma femme, au moins pendant deux soirs. J’avais passé ce temps à réfléchir ( j’ai été pardonné, mais pas facilement… ). Et le fruit de cette dure privation était donc : Elle s’enthousiasme inattenduement. Mais le Cher Lokolmse ( philosophe Balajahalah ) que je suis devenu depuis lors, a approfondi : Lorsqu’elle est née, sa mère l’a éjectée. Le bébé s’est tapé la tête contre le mur d’en face. Ce mur contenait des pierres antiques datant de l’apogée de Rome donc encrées d’un grand passé. Ce même mur, à l’hôpital, avait été modernisé pour ne point laisser passer cette faille temporelle : il était peint en jaune vif, recouvert de petits bonhommes à l’air niais et de grosses fleurs multicolores, probablement destinés à amuser les enfants ( les Gens pensent bizarrement ). Narghy avait atteint justement le plein milieu d’une grosse fleur (bien visé maman). Cette fleur s’était inscrite dans son cerveau avec un soupçon d’Antiquité : Voilà toute la base des éléments, voici l’élément perturbateur. Ensuite, c’est assez facile à imaginer, elle avait grandit avec une fleur antique dans la tête, cela perturbe forcement. Sachant ceci, on ne peut plus être surpris par un comportement si inexplicable. Mais tandis que je poursuivais ma rumination autant mentale que buccale, je fus surpris de voir surgir à côté de moi Blibol, un vieil ami à moi, portant la sagesse d’une longue vie de Balajahalah sur ses épaules.
« - Tu as tout faux. Je suis venu parce que je sais que ça te turlupine. Tu vas être interessé je crois. »
Inutile de préciser que mon excitation fût immédiatement secouée.
Il laissa encore un silence avant de me révéler :
« - Narghy revient d’un de ses cours de…
- « Théâtre », fis-je.
- Oui… Elle a eu une révélation. C’est assez drôle d’ailleurs.»
Il sait beaucoup de choses, Blibol, et surtout, il sait interpréter.
« - Tu sais, elle devait aller à son premier cours avec ce nouveau groupe… de…. adultes. Elle est arrivée… Elle ne s’est pas sentie bien tout de suite, mais cela est venu au fur et à mesure. Mais, chose étrange pour des Gens, elle a observé (c’est l’Antiquité ça, pensais-je). Exactement comme nous avec eux. Mais ce n’est pas le meilleur. Je crois qu’elle avait passé une sorte de « seuil » dans son âge, par rapport à… ah c’est si compliqué chez les Gens ! Elle n’est plus la même qu’il y a quelques temps, je pense que c’est ça. Et comme elle observait ces personnes plus vieilles –enfin, pas autant que moi, évidemment !-, elle s’est aperçue… tiens-toi bien… -tiens-toi mieux !- que ces personnes… avaient gardé cette jeunesse, enfantillage, oui enfantillage en eux. Ou plutôt… retrouvé C’est du moins son impression. Et je crois que ça l’a fascinée. Regarde sa tête, fit-il en désignant de sa petite main à travers la vitre Narghy, on dirait une patate ouverte avec deux trous. Tu aurais du la voir quand elle sortait de son… théâtre, elle avait des yeux… on aurait cru voir le firmament en entier, dans deux ronds soudain redoublés de volume. Mais elle souriait. D’un sourire innocent, savoureur, étonné, songeur. Je pense même que cette découverte –cela doit être la première fois qu’elle s’en rend compte- lui a fait revenir cette âme enfantine, je ne suis pas sûr, ou bien elle a prit conscience qu’elle la retrouvera un jour… ou qu’elle ne l’a jamais perdue… ou encore que tout son travail pour bannir d’elle-même ce côté là, sera vain, puisque inévitablement cette âme la retrouvera, de la même manière qu’elle deviendra « adulte ». Mais je ne suis vraiment sûr de rien, qui sait ce que pensent les Gens ? »
Je restais pensif, observant cette fille, Narghy, toujours assise sur son lit. Mon morceau de pomme était inactif, dans ma main retombée.
Texte C : Un soleil dans la nuit
Ernam pouvait en partie dissimuler les sentiments de son visage mais pas ceux de ses yeux. Il en avait souvent voulu à sa mère de lui avoir légué ces deux pupilles presque noires, profondes et qui, quand on se donnait la peine de bien y regarder, laissaient transparaître son âme toute entière. Oljen l’avait compris depuis longtemps, lui aussi, et c’est de cette manière qu’il avait deviné ses sentiments. Par un simple regard. Ernam se sentait si vulnérable les yeux ouverts !
Pourtant en cet instant cela ne le gênait pas qu’Oljen lise dans son esprit, il pouvait ainsi voir de lui-même ce qu’Ernam pensait de lui sans avoir besoin d’ouvrir la bouche. Et cela semblait visiblement le peiner, même s’il s’y était attendu. Car il n’y avait plus que de l’indifférence dans ces yeux autrefois ardents, de l’indifférence et du dégoût. Tout était bel et bien fini, et pourtant tout semblait commencer. Oljen commença à regretter d’être venu. Affronter à nouveau, une dernière fois, ce visage plus aimé que haï, aurait dû être au-dessus de ses forces. Mais il était venu, contre sa volonté. C’était son cœur qui l’avait guidé, parce que l’image du jeune homme le hantait encore. Et face à ce visage aux traits à présent trop durs, à l’expression trop glaciale, il voyait encore celui qu’il avait aimé à travers les deux océans sombres. Son passé encore récent avec lui…
Ernam était le fils d’un seigneur très proche de l’empereur, aussi noble de nom que d’allure. Pourtant il n’aimait pas ce qu’il était et aurait préféré naître paysan que fils de seigneur, pour ne pas avoir à fréquenter le monde de la cour qu’il jugeait écoeurant d’artifices. C’était pour cela qu’il passait plus de temps en compagnie des domestiques, qui l’appréciaient pour ce qu’il était et non ce qu’il représentait, qu’avec ces autres héritiers qui passaient leur temps à l’envier ou le flatter.
« Ernam… Je voulais te revoir. »
Ernam écarquilla les yeux. Oljen le dévisageait à travers ses cheveux blonds. Malgré sa répulsion, il ne put s’empêcher de constater qu’Oljen était aussi beau que lorsqu’ils s’étaient rencontrés. Il avait juste un peu mûri mais ses longues boucles d’or dont l’éclat rivalisait avec celui du soleil semblaient lui donner le même air angélique qu’auparavant, de même que ses yeux bleus qui savaient si bien jouer l’innocence. C’était précisément cette candeur qui l’avait trompé autrefois et qui avait semé le trouble dans ses sentiments. Un visage si fin, si gracieux, qu’on ne pouvait voir en lui qu’une belle jeune fille.
Ernam allait souvent dans les tavernes de la cité côtoyer les gens du peuple dont la compagnie était plus joyeuse que celle des gens du palais. C’est dans une de ces tavernes qu’il fit un soir la connaissance d’une jeune serveuse. Elle l’accosta pour lui proposer à boire, et Ernam ouvrit de grands yeux en tournant la tête. Il n’avait jamais vu de fille aussi belle, se dit-il d’abord, et puis il se reprit : il avait déjà vu de belles femmes, mais aucune qui le fût aussi naturellement et avec la douceur qu’affichait son visage. En fait, elle ne paraissait pas consciente de sa beauté ou, si elle l’était, ne l’utilisait pas pour séduire. Ernam s’en étonna et lui proposa de boire avec lui. La jeune fille accepta.
Ernam se secoua et répliqua sèchement : « Pas moi. Je croyais que tu étais sorti définitivement de ma vie et je constate que ce n’est pas le cas.
-Tu te trompes. Je suis bien sorti de ta vie, après que tu m’aies signifié que je n’étais plus rien pour toi. Mais toi, tu n’es jamais vraiment sorti de la mienne…
-Que veux-tu dire ? Que tu m’as épié pendant toutes ces années ? Tu crois que cette honte ne m’a pas suffi ?
-Je n’ai pas cherché à te retrouver, répondit Oljen en ignorant le mot qui le faisait le plus souffrir. Mais… tu envahissais encore mon esprit, au point que j’ai voulu à tout prix de retrouver. Parce que je t’ai…
-Tais-toi ! hurla soudain Ernam, que cette seule voix trop douce faisait vibrer.
-Pourquoi ? souffla Oljen en se redressant comme si sa fierté blessée voulait reprendre le dessus sur son angoisse. Pourquoi devrais-je me taire ? Tu éprouves donc tant de regrets ? N’as-tu pas été heureux, rien qu’une fois, pendant ces années ? Moi, je l’ai été, au point que je n’ai plus pensé à l’avenir pour ne vivre qu’au présent. J’ai commis une faute en te cachant la vérité si longtemps, c’est vrai, et je comprends que tu t’en sois senti trahi, mais mes sentiments, eux… »
Ernam rougit à cette allusion, même inachevée, à ce passé qu’il voulait oublier, et le coupa par le même ordre bref : « Tais-toi ! Je t’interdis de parler de… ce qui a bien pu se passer. Il ne s’est rien passé, tu entends ? rien ! Alors je te conseille d’oublier une bonne fois pour toutes et de me laisser tranquille ! Tu m’as suffisamment menti, Oljen. »
Ernam passa la plus belle soirée de sa vie avec la jeune fille. Il n’échangea avec elle que des paroles mais il eut l’impression de devenir quelqu’un d’autre au son de sa voix. Sa conversation n’était pas moins captivante : elle lui racontait les nombreux pays qu’elle avait visités avec son père, le seul parent qu’il lui restait. Elle ne s’étendit pas trop sur sa vie passée ce soir-là, car il lui semblait déjà suffisamment pénible d’aller plus loin. Ernam, quant à lui, ne put mentir longtemps et finit par dévoiler son identité. La jeune fille n’eut d’autre réaction qu’un sourire mystérieux, comme si elle l’avait reconnu depuis le début.
Le jeune homme baissa les yeux. Oui, il avait menti, mais uniquement par peur que son rêve ne s’évanouisse trop tôt. Cela n’avait servi à rien, au fond ; juste à lui donner un peu de bonheur éphémère, lui qui l’avait si peu connu dans sa vie. Relevant la tête, il partit tout à coup d’un rire clair qui déstabilisa Ernam, un rire trop cristallin pour être celui d’un jeune homme. Un rire désabusé. « Il ne s’est rien passé… ? Oh, non, Ernam, tu n’as pas le droit de dire ça !
-J’ai tout les droits… y compris celui de te faire taire pour de bon ! »
Fou de rage, Ernam avait sorti son épée de son fourreau et la pointait vers Oljen qui ne cilla pas. « Tu m’en veux à ce point ? demanda-t-il calmement.
-Plus que tu peux l’imaginer… »
Ernam allait voir à la serveuse depuis plusieurs mois déjà, et à chaque visite il était plus amoureux. La jeune fille l’emmenait parfois dans les ruelles ou les jardins de la ville, ainsi il goûtait au plaisir d’être avec celle qu’il aimait. Il n’avait jamais été si heureux que depuis cette rencontre et commençait même à songer au mariage, quoiqu’en dise sa famille. Sa bien-aimée, elle, avait un visage rayonnant. C’était comme si l’amour d’Ernam était la compensation de plusieurs années de souffrance ; elle était très attachée à lui. Ernam découvrait les choses simples de la vie avec cette jeune fille qui avait changé la sienne. Il était heureux, tout simplement. Mais, si elle se montrait passionnée dans ses baisers ou ses caresses, elle ne laissait jamais le jeune homme aller plus loin. Cette timidité l’avait amusé au début mais à présent le frustrait. Il aurait voulu lui prouver à quel point il l’aimait.
« Alors tout est fini ? » Oljen aurait souhaité que sa voix ne tremble pas, qu’elle ne trahisse pas le désespoir qu’allait provoquer cette certitude. Le hochement de tête d’Ernam ne le transperça que davantage. Oljen voulut lui prendre le bras mais il se dégagea violemment, l’épée menaçante. « Lâche-moi ! Tu ne peux t’en prendre qu’à toi, tu n’aurais pas dû venir. Si tu savais quelle honte j’ai éprouvée en voyant que, pendant toutes ces années, j’ai cru aimer une fille ! Tu as de la chance que personne d’autre ne l’ait su, sinon…
-… Tu m’aurais tué ? » termina Oljen d’une voix atone. Ernam le dévisagea. Il tremblait presque. « Oui… »
Le cœur d’Oljen se serra. Il n’aurait pas pensé qu’un simple « oui » lui ferait si peur, et jamais il n’aurait cru que cela lui ferait mal d’entendre ce mot si court, mais qui résumait en cet instant la pensée du jeune homme qui lui faisait face. Il cacha pourtant du mieux qu’il put son désespoir, pour ne pas laisser en plus à Ernam le plaisir de le voir souffrir. Son cœur n’était plus que les ruines de l’espoir qu’il avait eu en voulant le revoir. Au fond, il aurait mieux valu qu’il ne sache jamais.
Ernam, livide, contemplait la jeune fille devant lui. Non, pas la jeune fille… Il ferma un instant les yeux, mais quand il les rouvrit, la personne était toujours là, devant lui, son corsage ouvert sur… Il ne pouvait pas y croire ! c’était impossible ! Pourtant il avait la vérité en face, la seule vérité qui lui ait été cachée. Elle, ou plutôt il ne bougeait pas d’un muscle, le visage décomposé. Ernam, grisé par la boisson, s’était montré trop impulsif. Tout était allé vite. Il ne savait trop s’il maudissait l’alcool ou celui qui l’avait trompé. Les yeux bleus du jeune homme étaient résignés à la trahison qu’il avait commise. Il s’attendait à mourir. Mais au même instant il sourit tristement, du sourire de celui qui a perdu, et dit comme un joueur qui abat sa dernière carte : « Je m’appelle Oljen… » Ernam se contenta de le dévisager un long moment, sans expression, avant de tourner les talons. Il ne le revit pas.
« Alors pourquoi ne m’as-tu pas tué ce jour-là ? » Oljen savait qu’il jouait avec le feu mais il voulait vraiment savoir. Une lueur d’espoir, minuscule mais réelle, brillait dans son regard. Le visage d’Ernam était de marbre. Il ne savait pas. En effet, il aurait dû couper court à ce mensonge pour oublier cette souillure, mais il ne l’avait pas fait. Comme il ne savait quoi répondre, il posa une autre question : « Et toi, pourquoi m’as-tu trompé si longtemps ? » Un sourire apparut sur les lèvres fines d’Oljen. Il plongea ses yeux bleus dans ceux de son ancien ami et ne les quitta plus.
« Parce que j’avais trop besoin de toi pour prendre le risque de te perdre. Je ne t’ai pas révélé ce que j’étais parce que… j’avais peur de ta réaction, je savais que tu me rejetterais aussitôt. C’est égoïste, je sais, mais je ne voulais pas briser si vite ce bonheur, moi qui ne l’avais jamais connu.
« Quand mon père est mort je me suis retrouvé seul, sans savoir quoi faire de mon existence. J’ai toujours plus ressemblé à une fille qu’à un garçon, et pas seulement au niveau physique, alors je suis devenue une fille pour ne pas sombrer dans la misère. Tu ne peux pas savoir ce que j’ai dû sacrifier pour y arriver. Enfin, peu importe… Et puis je t’ai vu un jour de loin, lors d’une fête royale. Je te connaissais de réputation. J’ai voulu faire ta connaissance et le hasard m’y a aidé. Un seigneur qui côtoie les gens du peuple, cela m’intriguait. Et puis tu m’as aimé comme personne ne m’avait jamais aimé… Tu ne peux pas avoir oublié ça et je t’interdis de le nier. Que ce soit à un garçon ou à une fille… c’était à moi que tu adressais les paroles que tu m’as adressées. A Oljen. Et je voudrais que tu saches que, quelle qu’ait été mon apparence, je t’ai toujours aimé…
-Arrête ! Tu ne peux pas dire une chose pareille ! protesta Ernam d’une voix rageuse. Tu es un homme, toi aussi !
-Et alors ? répliqua dignement Oljen. Cela fait-il une différence ? Pas pour moi. Un garçon ne peut-il pas en aimer un autre ? C’est interdit ? Faut-il obligatoirement être homme et femme pour s’aimer ? Non, car sinon je ne t’aimerais pas comme je t’aime… Et je n’ai pas honte de ce que je suis. » Il s’arrêta un instant rien que pour montrer son affirmation en relevant la tête de défi. « Parce que je ne regrette rien, sinon peut-être de t’avoir caché la vérité. »
Ernam n’essayait plus de le faire taire, il le laissait parler à présent. Il soupira finalement en abaissant son épée. « Tu es fou, Oljen. » Le jeune homme sourit. « Oui, sans doute. Fou de toi… Mais j’aimerais que tu comprennes…, reprit-il à voix basse, car tu es le seul qui puisses comprendre, si tu le souhaites vraiment. L’amour n’a pas de règles. On ne choisit pas d’aimer, et encore moins la personne qu’on aime. J’ignore quelle force mystérieuse m’a poussé à provoquer cette « honte », si tu tiens à l’appeler ainsi, mais je ne renierai pas mes actes. A toi ensuite des les accepter ou des les condamner. Alors à présent j’aimerais que tu me tues…
-Quoi ? suffoqua Ernam, pris au dépourvu.
-Ne veux-tu pas laver la souillure de ta vie ? Je sais que je n’aurai aucune chance d’obtenir de ta part un semblant d’amour, alors je préfère mourir. Ma seule consolation est que ce sera en regardant tes yeux que je quitterai le monde. Même si je n’y lis que de la haine, j’aurai au moins l’impression d’avoir pu entrer dans ton âme.
-Oljen… » Ernam ne savait plus quoi dire. Oljen, voyant qu’il hésitait, se dirigea vers lui et lui prit l’épée des mains. Il le regarda faire sans réagir, les yeux vides. Oui, il avait toujours souhaité qu’Oljen meure, depuis ce jour où il s’était enfui avant qu’il ait pu le faire.
Oljen ne cria pas quand la lame s’enfonça directement dans sa poitrine offerte. Son corps basculait déjà. Ses yeux bleus heurtèrent la glace sombre et profonde de ceux d’Ernam, qui se brisa soudain devant un regard où il n’y avait aucune haine, seulement de l’amour. Oljen comprit, et se sentit plus heureux qu’il ne l’avait jamais été. Le cœur d’Ernam se souleva comme à l’évocation d’un lointain souvenir… Oljen toujours à ses côtés, Oljen qui riait, Oljen qu’il… embrassait. Et la jeune fille si gaie, autrefois blottie dans ses bras, qui lui revenait en mémoire, n’avait aucune différence avec le visage du jeune homme qu’il venait de tuer. Ernam avait compris son erreur trop tard. Il se précipita avant qu’Oljen ne tombe sur le sol. Tout lui était égal à présent, qu’Oljen ait été une fille ou un garçon. Il l’aimait, c’était tout ce qui comptait. Il l’aimait et il n’avait su lui offrir que la mort, à lui qui lui avait tout donné.
Il serra le corps frêle dans ses bras, les yeux et l’esprit brusquement embués de chagrin. « Oljen… Non, qu’ai-je fait ? Il faut donc que tu meures pour que je comprenne ? Je ne suis qu’un imbécile ! Rien n’a changé, Oljen, j’ai eu tort… Je n’ai besoin que de toi, peu m’importe qui tu es. C’est de ton sourire dont j’ai besoin, de ton regard, tes cheveux d’ange… Toi, toi seul. Tout est de ma faute, je ne peux plus revenir en arrière. Si je le pouvais, je te dirais que… je n’ai jamais cessé de t’aimer. »
Il ne savait plus ce qu’il disait, la douleur l’aveuglait pareillement à ses larmes. Et Oljen, au-delà de la souffrance qui le rapprochait du dernier instant, entendait ses paroles résonner dans sa tête, des mots qu’il avait tant espérés. Il sacrifia ses dernière forces pour chuchoter à l’oreille d’Ernam : « Alors rien ne changera jamais, puisque tu as accepté mon pardon.
-Oui, je te pardonne… Mais je ne me pardonnerai jamais ! » gémit Ernam en contemplant le visage qui agonisait. D’une main tremblante mais infiniment douce, il caressa la joue d’Oljen qui sourit. « Ton si beau visage…, murmura Ernam, souriant à son tour à travers ses larmes. Je l’aimerai toujours.
-Merci…, souffla le jeune homme avec dans les yeux une réelle gratitude. Si tu ne m’oublies pas, je ne mourrai jamais… »
Ernam recueillit la dernière promesse d’Oljen à son oreille et son dernier souffle à ses lèvres qu’il posa sur celles de son ami. La vie d’Oljen s’arrêta en même temps que ce baiser et il ferma pour toujours ses yeux bleus que l’innocence n’avait jamais quittés. Ernam cessa de l’embrasser quand les lèvres perdirent leur tiédeur, certain à présent qu’Oljen partait en paix.
La nuit était tombée. Il décida de laisser le corps de son ami dans la forêt, car il ne pouvait lui offrir plus beau linceul. Il y reposerait désormais, sûr qu’à un moment dans sa vie, quelqu’un l’avait aimé. En contemplant une dernière fois son bien-aimé, il vit que ses cheveux d’or formaient un halo étincelant, comme un soleil dans la nuit. Et il sut que cet éclat-là ne s’éteindrait jamais.
Texte D : Extrait du journal d'un soldat.
Nous y sommes ! Le soleil se lève, réchauffant par ses premiers rayons nos corps meurtris et endoloris. L'ironie de l'histoire est que nous n'avons pas encore combattu.
En pleine nuit, le capitaine est venu réveiller notre escadron pour que nous nous mettions en route sur-le-champ sans aucunes explications. Avant même d'avoir le temps de réaliser ce qui se passait nous suivions notre supérieur dans une course effrénée sans connaître notre destination. Ce n'est qu'arrivé à l'orée de la forêt maudite que nous firent une halte. Il nous fallait reprendre un peu notre souffle après avoir parcouru près de deux lieues en moins de dix minutes.
Le capitaine choisit ce moment pour nous expliquer le but de notre mission. Il nous fallait atteindre la tour de guet de la grande vallée avant l’aube. Le succès de cette mission serait capital pour la suite des événements, et c’était la raison pour laquelle on avait fait appel à nous. Plus que jamais il nous demanda d’unir nos forces, de ne faire plus qu’un.
Et nous partîmes sans plus attendre.
Pourtant nous avions l'habitude de cette forêt ! Mais cette nuit là nous allions être confrontés à un danger dont nous ne soupçonnions même pas l’existence.
La forêt devait son nom à sa végétation vivante qui ne tolérait aucune intrusion. Les villageois l'appelaient donc "la forêt maudite", persuadés qu'un sort démoniaque en était la cause. A la connaissance des paysans aucun homme n'en était jamais revenu. Pourtant c'était notre lieu de formation lorsque j'étais encore une jeune recrue. C'est d'ailleurs ici que tous les membres de notre escadron ont obtenu leur Armure d'Or.
Cette fameuse nuit, nous y voyions comme en plein jour grâce à la lumière émise par les trois lunes pleines. Mais une fois dans la forêt, la densité des arbres et des autres plantes nous donnait l’impression d’entrer dans une grotte. La végétation tentait bien de nous arrêter, mais sans succès. Nous avions l'habitude ! Et quand vous avez affronté la forêt seul sans arme ni armure, cela devient un jeu d'enfant en escadron et équipé.
Les ronces glissaient sur nos armures dorées, les racines des arbres ne pouvaient faire face à notre dextérité. Rien n’aurait pu nous arrêter si ce n'est cette chose venue de nul part.
Au cœur de la forêt il y avait une clairière. C'était le seul endroit où il était possible de prendre un peu de repos sans se faire attaquer et de revoir la lumière lunaire. Nous ne comptions pas nous arrêter, mais l'édifice de pierre, situé au centre de la clairière, se mit à vibrer puis à rayonner, puis plus rien.
Le temps que nos yeux ne recouvrent leur vision, nous nous retrouvâmes laminés par une vague d'air chaud. Mes pieds quittèrent le sol et je ne pus rien faire face à la violence du vent qui m’emportait. Je fut projeté contre un arbre qui en profita pour me saisir. Sonné par l’impact, je ne pus me défendre et mis du temps à reprendre mes esprits. La tête dans le feuillage d'un chêne centenaire je n'arrivais pas à voir ce qui avait généré tant de puissance. J'entendais juste le claquement des sabots d'un cheval sur le sol. Comme le bruit approchait de moi, je tentais de regarder vers le sol et aperçu le train arrière de l'animal. Qui pouvait bien monter un cheval de nos jours ? Ce mode de transport était d'un autre temps.
Je ne pouvais pas rester ainsi prisonnier, à la merci de notre agresseur. Je me débâtis comme un fauve malgré la douleur que je ressentais dans mon dos et mes membres. Après plusieurs tentatives, je réussis à faire bouger les branches qui me retenaient et me libéra. J'avais à peine touché le sol que j'esquivais l'attaque des racines et rejoignais mes compagnons. Le cavalier avait disparut. A peine avions nous repris nos esprits qu'un mur de feu s'abattit sur nous.
Le soleil allait se lever dans moins d'une heure quand je sentis qu'on me secouait. J'ouvris les yeux et vu le capitaine au-dessus de moi. Il était brûlé au visage et son regard accusait le coup. Il avait l'air de souffrir.
Quand j'essaya de me lever, des douleurs provenant de tout mon corps m'immobilisèrent. Je du y aller progressivement avant de me tenir debout. Par miracle nous avions tous survécu. Je ne remercierais jamais assez mon armure pour m'avoir sauvé ce soir là.
Le temps nous était compté et il nous restait encore huit lieues à parcourir.
Chacun de nous tenta de faire abstraction de la douleur pour reprendre notre course. Nous n'allions pas aussi vite qu'avant cette rencontre mystérieuse, mais on pouvait lire la détermination sur le visage de chacun.
Profitant de notre état affaibli, la végétation nous posa plus de difficultés. Mais notre rage eue raison d'elle. Nous ne faisons pas partie de l'armée Kaldïnienne pour rien.
Une fois la forêt traversée, nous continuâmes notre course à travers la grande vallée. Nous cavalions depuis un bon moment quand notre objectif fut enfin en vu. La tour était en feu. Nous avions échoué !
A une demi-lieue de la tour de guet, des odeurs de corps calcinés nous arrivèrent aux narines. Des images horribles se dessinèrent dans mon esprit. Je puisa dans mes réserves et accéléra mon allure.
Nous y sommes ! Le soleil se lève, ses premiers rayons réchauffant nos corps blessés. Nous nous trouvons devant une ruine fumante d'où émane une odeur pestilentielle.
Sous nos formes félines, nous ne pouvions rien entreprendre pour aider d'éventuels survivants Nous devions reprendre forme humaine.
La crinière et les poils de mon corps reprirent position sous la peau, donnant l'impression d'avoir des vers grouillant dans mon corps. Mes membres reprirent leur forme humaine dans le même temps ainsi que mon armure d'or qui avait la capacité de s'adapter à mon corps. Ensuite les griffes se rétractèrent dans les mains et les pieds, puis la tête reprit sa forme initiale provoquant des troubles de la vision. Une fois la transformation achevée, je fit craquer mes articulations. Mon corps était toujours souffrant de l'attaque subie pendant la nuit. Maintenant nous étions quatre sous forme humaine et les autres étaient toujours des lions. Ce fut à leur tour de redevenir des hommes.
Nos épées marquées d’une tête de lion d’or à la main nous entrâmes dans la tour fumante. Les corps gisant au sol avaient encore leurs armes aux fourreaux. Ils avaient du être surpris pendant leur sommeil.
En gravissant les étages, nous étions témoins de la même scène. Des corps brûlés soit à terre ou encore dans leurs couches. Comment une attaque avait-elle pu survenir sans que les gardes ne donnent l’alerte ? Encore deux étages et nous aurions la réponse.
Aussi incroyable que cela ne puisse paraître, je ne ressentais plus de douleur.
La salle de garde était une grande pièce ronde occupant le dernier étage de la tour de guet. Un cor était posé sur une table en pierre servant à donner l’alerte en cas de danger. Les Quatre gardes de permanence cette nuit là étaient tous du même côté de la pièce, debout, regardant en direction de la forêt maudite. Leurs corps n’étaient pas brûlés ni même blessés. Tout portait à croire qu’ils étaient pétrifiés.
Je posa la main sur un des gardes pour voir s’il respirait encore et il se réduisait en poussière instantanément.
Stupéfait je recula et me retourna vers mes compagnons eux aussi sous le choc de ce que nous venions de voir.
Aucuns survivants !
Si seulement nous avions pu arriver plus tôt, ces hommes seraient certainement encore en vie.
Comment nous, soldats de l’armée d’élite du gouverneur avions nous pu nous faire battre par un seul homme ?
De la salle de garde, nous vîmes un homme approcher de la tour en boitant. Nous redescendîmes les marches quatre à quatre pour aller à sa rencontre. Suite à notre mésaventure de la nuit, nous préférâmes rester prudents et adopter la configuration la plus puissante d’un escadron Kaldïnien. La moitié des hommes se transformèrent en lion laissant leurs épées au sol. Avec le capitaine et deux autres hommes je resta sous ma forme humaine et récupéra une arme. Un seul homme ne devrait pas être en mesure d’affronter quatre félins accompagnés de quatre soldats armés de deux épées.
A notre grande surprise l’homme qui arrivait portait une armure d’or lui aussi. C’était un des nôtres. Comment était-ce possible ?
Nous redoublâmes de vigilance face à cette situation anormale. L’homme s’effondra.
En approchant, je reconnus l’homme au sol. Ce n’était autre que mon maître d’arme, Richard. Je ne l’avais pas vu depuis le jour où je suis devenu soldat il y a cinq ans.
Je me précipita vers lui à la grande surprise de mes compagnons d’arme. Je leur expliqua qui il était.
Il était couvert de coups, saignait et avait du mal à respirer. Nous lui avons donné à boire et il a refusé que nous soignions ses blessures jugeant plus important de nous raconter la raison de son état.
Peu avant l’aube alors qu’il approchait de la tour, il aperçut un cavalier s’y rendant aussi. Quelques secondes plus tard, la tour était en feu et l’homme prenait la fuite. Par chance il était sous forme de lion et pu le prendre en chasse. L’homme se rendit compte qu’il était suivi et fit faire demi-tour à sa monture. Ils se retrouvèrent face à face, et Richard vu qu’il ne s’agissait pas d’un cavalier mais d’un centaure. Ses armes ne furent d’aucune utilité face à la magie de la créature. Il du donc battre en retraite et se cacher pour sauver sa vie.
Son histoire terminée, il ferma les yeux et ne les rouvrit jamais.
Ainsi nous avions rencontré un centaure dans la forêt maudite. Cela expliquait pourquoi un homme se promenait à cheval.
Mais que faisait une créature tout droit sortie d’un livre de conte ici ?
Il nous fallait en rendre compte au gouverneur sur-le-champ. Une telle nouvelle pouvant chambouler l’équilibre de notre monde.
« Enfin Richard, nous y voilà. Nous l’avons bien mérité.
- Oui, c’est vrai. Ou plutôt nous n’avons pas mérité ce qui est arrivé…
- C’est terminé désormais. Pense à l’avenir grand frère. Euh… Lieutenant! »
Nous éclatons alors d’un rire bruyant, mais un peu forcé pour ma part.
« Cela fait longtemps, tellement longtemps que je n’ai pas ris. Depuis la guerre…
- Oublis Richard. Nous sommes chez nous maintenant. »
Comment pourrais-je oublier, oublier toutes ces horreurs? Tu es fort petit frère. Plus fort que moi, physiquement mais surtout moralement. Les fumées des cheminées sont désormais bien visibles dans l’horizon.
Chez nous… « Et puis tu vas retrouver Jasline. »
Mon absence de réponse laisse un lourd silence, où Sylvard ouvre la bouche à deux reprises puis la referme, sentant que le bruit régulier des pas de nos montures est le seul que je veux bien entendre pour le moment.
Jasline… Enfin je vais pouvoir te revoir. Je remarque que dans un geste machinal j’ai passé ma main sous ma chemise et ai attrapé la bague, accrochée autour de mon cou par une fine chaîne en argent. Tant de fois je l’ai serré, lors des moments les plus périlleux, où j’avais besoin que tu sois avec moi…
« Retraite! Retraite générale! Archers, deuxième ligne, troisième ligne,
FEU!!! » Mes ordres se répétèrent en écho, puis les flèches sifflèrent au dessus de ma tête. Quelques dizaines d’orques s’effondrèrent, criblés. Pas assez, pas assez! Les fantassins s’étaient repliés comme prévu. La cavalerie patientait. Les orques avançaient, poussés par leur soif de sang et de viande fraîche.
« Feu à volonté!!! » De nouveau des morts. Des faces verdâtres qui tombèrent dans un cri d’agonie, piétinés par d’autres qui arrivaient, de plus en plus rapide.
« Ils se rapprochent… Ils seront là bientôt. Lieutenant Richard, il faut faire quelque chose. La cavalerie?
- Pas encore Sergent Lucas. Patience, ou ils seront embrochés dans les lances ennemies. Il faut diminuer leur nombre et les disperser avant de lancer l’assaut. »
Deux nouvelles volées de flèches… Guère suffisant, ils étaient encore plus du triple de nous. Les archers rechargeaient, prenant des flèches de leur carquois, armant, tirant. Certains avaient même des larmes qui perlaient sur leurs joues, rendant sûrement leur vision floue. Mais ils se battaient, peu portaient la peur, l’effroi qui devait grandir en eux. De bons gars,
mais pas des combattants. Des gens simples qui avaient leur vie avant.
Avant la mobilisation où tout homme en âge de combattre avaient dû prendre les armes. Je suis comme eux, seulement on m’a jugé assez doué pour me grader après quelques temps seulement. « Un bon tacticien » disaient certains… Toujours avançant. Toujours aussi nombreux semblait-il. Une vague, et nous autres « soldats des campagnes » -c’était ainsi que les recrues étaient appelés– seraient la falaise. La falaise sur laquelle cette vague d’horreur s’écrasera pour mourir. Mais cette pensée plus ou moins réjouissante avait du mal à rester, laissant finalement la place à une vision que j’avais déjà
vu plus d’une fois auparavant. Une lame s’enfonçant doucement dans mon corps, puis d’autres perçant ma cotte de mailles; des compagnons mourant, des hommes que j’avais appris à connaître, des amis. Et toujours ces faces verdâtres d’orques avec leurs abominables sourires… Comme toujours cette pensée m’avait fait attraper la bague qui pendait autour de mon cou.
Tu es avec moi et je suis avec toi, Jasline… Je ne partirais pas. Pas avant de t’avoir dit à quel point je t’aime, pas avant de t’avoir passé cette bague autour de ton doigt en guise de mon amour et les trois autres en guise d’Union. Je survivrai rien que pour revoir ton visage, et tes yeux.
Et les voilà sur nous…
« On devrait attendre les autres ici, sur « la colline aux fées », non?
Ils ne doivent pas avoir pris trop de retard. »
Sortant de mes pensées, j’acquiesce. Nous nous arrêtons alors au sommet de la petite colline, et attendons sur le bord du chemin, où l’herbe fraîche semble plaire aux chevaux. « La colline aux fées »… C’est ainsi que mon frère et moi l’appelons depuis le soir où nous avions cru y voir des fées, quand nous étions enfants et que nous nagions dans l’ignorance. Ces fées s’étaient avérées par la suite n’être que de simples lucioles.
L’ignorance… A cette époque nous ne savions pas que les orques apprendraient à se servir d’armes, se civiliseraient… Jadis, les Soldats de la Grande Armée avaient toujours réussi à les repousser, peu importait le nombre qu’ils étaient, car ils n’avaient pas la moindre brindille de bon sens; ils se battaient avec se qu’ils trouvaient, s’affrontaient même entre eux! Seulement, il y a cinq ans, les créatures du delà du Monde –les
orques-, ont relancé un assaut. Mais alors, ils étaient organisés, voire intelligents! Leur nombre avait vite submergé les Soldats et la mobilisation avait été nécessaire. La première fois que le Peuple avait dû prendre les armes, et sûrement pas la dernière fois… Qu’est-ce qui s’est passé? Pourquoi sont-ils devenus intelligents, civilisés, si vite? Des
questions que je me suis déjà posé bien des fois mais auxquelles je n’ai jamais trouvé de réponse…
Sylvard met alors pied à terre, puis après quelques tapes affectives sur l’encolure de son robuste cheval Hagert, s’assoit par terre, son regard pointé vers le village. Ce dernier ne doit être plus qu’à une lieue ou deux désormais. Nous y serons avant midi, après des semaines de voyage. Dès que les autres seront là, nous repartirons, ensemble, vers je l’espère une vie
paisible. Sois réaliste, fort peu de chance… A ma grande surprise, mon frère ne dit point un mot. Il doit sûrement essayer de s’imaginer comment ce doit être là-bas, au village. Près de cinq ans… Il est clair que ça a dû changé. Plusieurs minutes passent, où seul le bruit de quelques oiseaux se fait entendre. Puis des voix, masculines. Ils arrivent; enfin nous allons pouvoir retourner au village, ensemble. Jasline, je vais enfin te retrouver! Enfin te revoir! Quatre. Nous étions neuf lorsque nous avons quitté le village naguère, il y a de cela si longtemps. Seulement six de retour. J’ai, non, nous avons essayé d’oublier cette partie, de tristesse, de remord, de culpabilité.
Mais il faudra l’affronter comme tout jusqu’à présent… Un reste de vie non paisible, j’en ai bien peur. A leur tête, Hamaroth, l’aîné, avec quelques cheveux blancs par-ci par-là.
Toujours cette rigidité, toujours aussi droit et carré de visage et d’épaules. Le meilleur forgeron, surtout pour les armes. Il a reçu deux médailles pour son travail de qualité lors de la Guerre. Derrière lui, les deux espiègles Gablebo (quoi?) et Kios. Inséparables farceurs. Qui ont échappé de peu à la mort dans les Bois-Sud du Déclin. Gablebo arbore
d’ailleurs un sourire à ma vue et m’adresse un clin d’œil que je lui rend.
Tu ne changeras donc jamais! Une qualité rare de nos jours, où tout change… Et pour finir le jeunot Baal’e. Il avait voulu venir lors de la mobilisation, et malgré son jeune âge à l’époque –tout juste 13 ans-, les Soldats Recruteurs avaient accepté. « Jamais trop d’hommes » avait clamé l’un d’entre eux alors qu’il chargeait dans une charrette les quelques affaires du garçon devant sa famille en pleure. J’espère d’ailleurs que son père s’est rétabli depuis le temps. « Richard? Richard! Nous pouvons y aller maintenant. »
Un sursaut me ramène alors dans le moment présent. Me rappelant ces dernières paroles, j’incline positivement la tête et bredouille une sorte de « oui » avant de me remettre en selle. Je cherche une position à peu près confortable, moment durant lequel Gablebo nous fait part du mal au postérieur qu’il a suite à ces semaines passées en selle.
« Bon, on y va? Allons retrouver une existence normale.
- Non, notre vie ne sera jamais comme avant. Tant de morts, et de souffrance. Et pourquoi? Demain ils reviendront sûrement et tous nos efforts auront été vains. »
Ces derniers mots, dis d’un ton si froid, glaciale même, viennent de Baal’e.
Il a parlé très peu durant notre voyage de retour. Alors qu’à l’allée il n’avait guère laissé le moindre repos à ses cordes vocales, nous baratinant sur l’aventure que nous allions obligatoirement vivre. Il croyait qu’il allait être un héros, tel ceux des Contes Merveilleux. Mais comme toujours, la réalité a un goût plus amer que le rêve. Cette phrase donc, nous a gelé, figeant Gablebo et Kios dans un sourire pastèque.
Le tableau qui se peint alors est des plus… tristes, moroses. Nous sommes tous là, les uns à côté des autres, coupés dans notre élan pour descendre la colline. Tous les visages sans exception semblent contenir toute la fatigue, la douleur, les émotions, ces choses dues à la Guerre que nous avions gardé pour nous et qui ressortent maintenant plus tranchantes que jamais. Une phrase, une simple vérité, et tout s’écroule. Et ainsi, pendant plusieurs minutes, nous restons là. Regardant devant, fixant l’horizon. Puis finalement, je prends la parole, espérant que ça redonnera un semblant de courage aux autres. Et à moi-même… « Depuis combien de temps? Depuis combien de temps espérons-nous ce moment?
Cinq ans? Cinq ans de batailles, de souffrance, et de auchemars. Cinq ans d’attente, d’espoir, de rêves. Et maintenant que nous sommes là, le bonheur à nos pieds, nous hésitons. Nous avons affronté des océans d’orques, nous avons fait à maintes reprises des pieds de nez à la mort. Nous avons choisi la vie en espoir de ce moment. Et nous avons peur de ce qu’il adviendra.
Peur d’annoncer le destin funèbre de nos trois compagnons. Peur que ça recommence. J’en ai marre d’avoir peur, marre de me demander comment sera demain ; pire qu’aujourd’hui? Nous pouvons effectivement attendre sur cette colline les fées ou je ne sais quel Soldat Recruteur, mais nous pouvons aussi retourner chez nous. Retrouver ceux que nous aimons, qui nous aiment.
Et vivre avec l’espoir de jours meilleurs. »
Je regarde toujours l’horizon, le village, mais je suis persuadé que mes compagnons ont eux aussi des larmes à essuyer. Je rajoute juste : « Allons-y maintenant, allons de l’avant. » Puis je m’élance le long du chemin caillouteux qui mène au petit bourg, certain d’être suivi par mes camarades.
Mes amis.
Et c’est ainsi que nous arrivons, côte à côte, la détermination peinte sur nos visages, aux premières maisons du village. De simples et modestes maisons, au toit de chaume, toutes avec les volets ouverts. Et derrière ces volets apparaissent maintenant des visages familiers. Henry, Maître Quatard, Maîtresse Quatard, et d’autres encore. Ou trop jeunes ou trop vieux lors de la mobilisation. Oublis bon Dieu! Aucun d’entre eux ne dit mot, et leurs yeux clignent un certain nombre de fois pour s’assurer qu’ils ne rêvent pas. Felaine sert même contre elle ses bambins. Des jumeaux… Kios va être vraiment heureux. Puis finalement, celui-ci s’approche d’elle –d’eux-, se détachant de notre groupe. Un long moment passe, durant lequel
ils se regardent, droit dans les yeux. Et après plusieurs minutes –où ce qui parait plusieurs minutes-, Felaine se rue dans les bras de Kios, pleurant à grosses gouttes et lui lui embrassant les cheveux.
Tout s’enchaîne alors à une vitesse incroyable. Les villageois sortent de leurs maisons, posent leurs outils, arrêtent complètement leurs occupations, pour venir autour de nous, essayant de nous toucher, pleurant, criant, et riant. Si j’avais encore des larmes à verser, je pleurerais aussi. Mais
des larmes de joie, pas de tristesse comme dans ces dernières années. Et à travers cette foule de plus en plus nombreuse, j’aperçois sur le pas de la porte de sa maison –ou ce qui avait été sa maison avant que je parte– Jasline. Le soleil à son zénith semble ombre à côté de son visage. Oui, je suis de retour. Enfin… enfin nos retrouvailles.
Texte F : Le Marcheur
Un homme marchait silencieusement dans la forêt, tentant de faire le moins de bruit possible. Il ne voulait surtout pas briser ces instants magiques qui précèdent l’arrivée des premières lueurs de l’aube, où la nature même semble retenir son souffle dans l’attente de l’inévitable réveil matinal. Au loin, très loin derrière lui, le chaos de déchaînait dans une fureur sans nom qui semble se nourrir des dégâts qu’elle provoque, tel un serpent se mangeant la queue pour survivre.
Malgré tout, il continuait à avancer sereinement, d’un pas vif et décidé. Au-dessus de sa tête, un merle chantait une complainte d’une indicible tristesse, comme s’il pleurait les évènements récents. L’oiseau était si rouge pensait-il si rouge…comme…comme.. Mais sa mémoire défaillante défiait tous ses efforts. De toute manière, ce n’est sans doute pas important. Marcher, oui, marcher. Jusqu'à ce que le soleil se couche et encore au-delà. Marcher pour oublier.
Pendant toute la journée, il marcha. Du même pas, toujours. Sa respiration s’alourdissait, sa vue se brouillait, mais il continuait. L’obscurité, lorsqu’elle survint, le prit au dépourvu. Épuisé, il s’effondra sur le sol de rocailles. Heureusement, il y avait un ruisseau tout près où il pourrait se désaltérer. Il se pencha et…
Flammes. Cris. Décombres. A travers cet insignifiant village, tout n’était que désolation. Il marchait, du même pas, comme dans un rêve. D’un coup de pied, il défonça une porte. Mais pourquoi crient-ils si fort? Ils ne voient donc pas que ça ne leur servira à rien? Sa main vola, percutant la mâchoire d’une mère terrifiée. Mais que pense accomplir cet homme avec cette ridicule fourche? Chaos. Sang. Des yeux, clairs, luisant…défiant. Une jeune fille le regardait sans ciller. Quelle fierté! Pensa-t-il tout en s’avançant vers elle. Les cris de la jeune femme se firent plus strident, plus désespérés. Et pendant qu’il la mettait à genoux, un jeune garçon vint l’observer. Absorbé par son mouvement de va-et-vient, l’homme ne l’aperçut pas. À la fin, alors que la fille s’effondrait, saignante et sanglotante, il le vit. Il le regardait d’un regard accusateur, si accusateur….et la jeune fille sanglotait si fort……. ….il vit son reflet dans l’eau.
Il hurla
Texte G : Coïncidences
Brume.
Bruine.
Bruissement lancinant du ressac sur les galets.
Un choc sourd, bref, qui pourtant se répercute à travers le bois dans tes genoux et monte comme un ver insidieux jusqu’à ton cœur partagé.
Tu accostes.
Tu sautes à terre et ton pied manque glisser sur les pierres roulées par tant de naufrages. Tu laisses échapper un sifflement d’exaspération et tu rajustes nerveusement ta cape lourde de froide humidité. D’un geste à peine conscient, tu vérifies la présence à ton côté de Confiance, l’épée forgée sur l’Enclume du Chant par le maître forgeron. Dans ta fierté de jeune coq, tu as voulu la nommer Assoiffée et mère t’en a dissuadé d’un sourire à peine moqueur.
Confiance… si seulement tu pouvais te fier aux hommes, à commencer par toi-même, autant que tu t’en remets au fer éprouvé qui arme si bien ta main !
Le sable crisse sous tes pas encore hésitants puis, presque aussitôt, la terre durcie comme au feu d’un chemin sinueux les dirige vers la destination qui occupe ton esprit fébrile. L’excitation te soutient après des jours et des jours d’errance. Toutes tes pensées abouties ou informes, qu’elles soient déductions ou spéculations, soupçons ou souvenirs sont autant de filins qui s’amarrent à cette sombre falaise que tu distingues à peine et te tirent vers elle.
Des heures, des jours, peut-être des siècles se sont écoulés au sablier de ta vie depuis que tu as commencé ton voyage. Tu ne sais pas. Lorsque tu as regardé en arrière, tu as eu beau écarquiller les yeux, as-tu outrepassé le voile noir de ton histoire ? Cette brume n’est-elle pas l’écume du temps qui t’emporte sur sa vague ?
Le sentier s’arc-boute sur la pierre noire et hostile, tu le foules avec une assurance factice et le vertige qui bientôt s’empare de toi ne procède pas du précipice plongé dans un éternel crépuscule que l’étroitesse de la piste te force à longer. C’est la peur qui, telle le vautour, se repaît de tes entrailles. A nouveau, ta main empaume la garde de Confiance et tu inspires profondément un air alourdi par l’expectative. Tu aspires à atteindre ton but et pourtant tu appréhendes ce que à quoi tu vas être confronté au cœur de cette falaise dont le sommet défie un ciel plus sombre encore.
L’haleine moite du vent te plaque sur la roche et contre ton épaule, celle-ci cogne comme un cœur immense, aux dimensions du monde. Tu frissonnes.
Une goutte roule le long de ta joue mais tu lui dénies le statut de larme. Un souffle tiède l’essore et t’enseigne la voie que t’impose ton dilemme.
Un tunnel.
Un antre au sein de la muraille.
Un goulet aux parois lisses, luisant doucement d’une palpitation orangée, traversée par intermittence d’éclairs rougeoyants.
Une invitation pressante à t’y engouffrer.
Une convocation péremptoire.
Une menace diffuse qui retient ton pas.
Mais as-tu d’autre option ?
Alors tu t’engages dans le couloir dont la légère pente te mène sans retour possible vers l’accomplissement de ta quête.
Un pas après l’autre
Des centaines de foulées, jalons que nul ne dénombrera après ton passage.
Tu tends l’oreille.
Une musique ?
Un air de danse lente, de nostalgie douce-amère…
Ne ralentis pas l’allure ! Ne ferme pas les yeux !
Ne ferme pas les yeux !
… Tu lui offres ta main et elle y pose délicatement la sienne. Tu captures son regard et tu ne le laisses pas t’échapper. Car elle t’a prise dans les rets de ses longs cheveux si noirs qu’ils en paraissent bleus. Mais tu sais que ton devoir t'inflige de lier ton corps sinon ton cœur à l’une de ces filles de rois dont les pères briguent une alliance avec le tien.
Qu’importe ! Ce soir, le temps d’une danse, de toutes les danses, elle sera tienne. Il suffit de croire que demain ne viendra jamais, que l’instant est éternel.
La musique vous emporte sur ses ailes de soie vers un ailleurs où les princes épousent les bergères… ou des filles de comte. L’orchestre caché derrière le rideau doré ne tisse que pour vous des notes dont la langueur finit pourtant par te blesser.
T’arrache à l’illusion de ton libre arbitre. Te met hors de toi.
Tu as beau être né prince, tu n’es qu’un pion sur l’échiquier d’une politique qui pour l’heure te dépasse. Une partie de toi l’admet. L’autre s’en offusque.
Le regard sévèrement royal de père te cloue au pilori de sa colère. Mère hausse un sourcil savamment épilé. Tu t’affiches devant les ambassadeurs des rois candidats à un accord que scelleront des épousailles qui te pèsent.
La nausée comme à l’habitude et comme à l’habitude le mutisme.
Garder pour toi la révolte qui te ronge, bâillonner une protestation égocentrique, opposer hypocritement la raison d’état au langage trop émollient du cœur.
Juguler la sève entreprenante du désir… tu enserres sa taille souple d’un bras exclusif, tu coules un regard convoiteux dans la vallée odorante qui sépare des collines jumelles où s’égare ton imagination, tu brûles d’apposer ton sceau sur la moue charmante des lèvres purpurines mais tu es brutalement conscient que le brasier qu’elle allume en toi, tu devras l’éteindre en compagnie d’une fille d’étuves.
Un air de danse lente, de nostalgie douce-amère…
Tu ouvres les yeux, ébloui malgré la faible luminosité.
Les dernières notes s’égrènent. Les as-tu rêvées ?
Tu chancelles, tu craches un mot malsonnant.
La main gauche frôlant la paroi étrangement tiède, la droite s’assurant sur la garde de ta dague de chasse dont tu t’es étonné de trouver la lame ensanglantée… as-tu forcé le cerf récemment ou quelque bête noire ? Tu n’en gardes aucun souvenir… tu t’enfonces profondément dans les entrailles de la montagne, dans la tanière d’un démon que tu ne sais nommer, que tu refuses peut-être d’avouer connaître.
Longtemps après, à ce qu’il te semble… mais peut-être est-ce juste au terme d’une ou deux respirations, une porte te barre le passage.
Le terme de ta quête.
Une serrure et pas de clef bien sûr.
Tu ne sais plus vraiment pourquoi tu te retrouves face – affronté ? – à ce battant massif, noirâtre d’humidité et vaguement menaçant. Tu sais seulement que tu dois dépasser cet obstacle. Elle, tu n’y penses plus, tu l’as oubliée. En cela, tu te montres sage. N’était-elle pas, elle aussi, un accident sur notre chemin ?
Franchis ce passage, ne tergiverse pas ! Derrière le chêne vieilli et pourtant robuste, j’attends que tu viennes me délivrer de mes chaînes.
Pose ta main sur la serrure car elle en est la clef. La main gauche !
Tu pousses le lourd panneau gorgé d’ans comme s’il n’était qu’une cloison de papier. T’attendais-tu à ce cachot sans fenêtre ? Au fumet âcre de paille moisie et d’excréments qui agresse tes narines délicates ?
La pénombre t’oblige à avancer d’un pas hésitant vers la forme prostrée contre le mur du fond. Tu plisses les yeux sous tes sourcils froncés pour parvenir à distinguer les traits du prisonnier étroitement enchaîné à la paroi couverte de salpêtre.
Ne me reconnais-tu donc pas ? Sous le sang et la crasse, malgré les tuméfactions et le rictus qui tord ma bouche, en faisant abstraction de la folie qui hante mon regard, ne suis-je pas enfin celui que tu cherchais, celui qui t’appelait à son aide et qui t’a attiré jusqu’à lui ?
Tu ne comprends pas… moi aussi, je ne sais pas vraiment où tout cela nous a mené. Ni qui m’a mis aux fers et comment. Quant au pourquoi, j’en ai bien une petite idée. Pas toi ?
Tu secoues la tête, désemparé. Mais tu es venu jusqu’à moi, cela me suffit pour l’instant. J’ignore si j’aurais agi de même à ton égard. Tu as toujours été de nous deux le plus gentil, le mieux élevé, le moins contestataire, le prince héritier presque parfait.
Presque…
Tu te mets à genoux, tu m’offres tes mains et j’y pose les miennes, encroûtées de sang.
Un air de danse lente, de nostalgie douce-amère.
Nous fermons les yeux. Tu luttes car tu voudrais les garder ouverts… ne pas voir, ne pas savoir.
Trop tard.
Car n’est-ce pas ce que tu cherchais à cœur perdu, ces retrouvailles ?
Tu sais maintenant pourquoi ta lame est sanglante, pourquoi tes mains sont ensanglantées…
…Tu veux qu’elle t’appartienne bien plus que l’instant d’une danse, que le temps d’une soirée. Alors tu lui donnes un rendez-vous secret, tu sais, dans ce charmant pavillon de chasse où, dit-on, le grand père honorait ses maîtresses. Tu te fais pressant, n’écoutant que le désir brûlant dans tes veines et pas du tout ses supplications. Elle te dit qu’elle ne veut pas n’être qu’une favorite et que, puisque tu dois épouser une princesse étrangère, elle va quitter la cour et n’y revenir qu’une fois mariée. Tu t’emportes, tu la serres contre toi et tu l’embrasses. Tes mains se font possessives, s’emparent des charmes qu’on te refuse. Elle est terrifiée mais ne se livre pas. Alors tu ouvres la porte au démon, tu libères ce monstre que tu as dissimulé au monde… jusqu’à cet instant où tout bascule.
Elle te repoussait ? Je l’ai prise de force puis je l’ai tuée. Pour toi. Pour nous.
Tu ne te souviens pas de ce qui s’est passé ensuite ? Moi… à peine… juste le sang oignant mes mains jusqu’aux poignets comme des gants d’écarlate et son goût métallique sur mes lèvres et ma langue. De toutes façons, elle était déjà morte…
Elle n’aurait pas dû s’amuser de toi.
Ce qui compte, c’est que nous nous soyons retrouvés, non ?
Brumes dans ma tête.
Bruine. Gouttes de sel glissant le long de mes joues.
Bruissement lancinant du sang à mes oreilles.
Une terreur sourde qui pourtant vrille mon cœur et monte comme un serpent sournois jusqu’à ma conscience.
Je voudrais aborder. Sauter à bas du lit trempé d’humeurs sur lequel je suis étendu sans force ni volonté. D’un geste, je… je ne puis pas même bouger les paupières.
- Votre majesté, je ne parviens pas à tirer le prince du coma. J’ai tout tenté mais je n’obtiens aucune réaction. Je suis terriblement désolé, Votre Majesté.
- Mon fils était dans cet état lorsque le duc l’a trouvé gisant dans la chambre de sa fille. Sa fille morte, éventrée et éviscérée… Je veux croire que l’horreur du crime qu’il a commis est en train de le tuer… qu’il ne peut s’imaginer survivre à ce forfait. Je ne peux envisager qu’un acte de folie pour justifier cette atrocité.
- Votre Majesté, j’entrevois peut-être un espoir. L’ermite qui loge en la forêt de…
- Il n’y a pas d’espoir, mire Chastel. Seulement deux enfants massacrés par des êtres de cauchemar. Le duc s’est engagé à garder le silence sur cette triste affaire. Je vous recommande d’en faire autant, Chastel.
- Cela va sans dire, Votre Majesté. Qui me croirait d’ailleurs ? Notre pauvre prince a donc succombé à ses blessures.
Non ! Je suis toujours vivant ! Je ne peux pas parler mais je pense ! Ne m’abandonnez pas !
Je suis vivant ! Vivant ! Je me suis retrouvé ! Je suis redevenu moi-même ! Ce n’est pas moi qui l’ai tué, c’est lui l’assassin ! Lui ! L’autre ! Non ! NON ! Ne me laissez pas mourir ! Je veux vivre ! Non ! Non ! Non ! Nonnonnonnonnonnonno…………..
Texte H : Dans la brume et l’orage
Au matin, l’aube teintait le ciel de gris perle, tandis que les brumes humides noyaient l’horizon dans leurs flots vaporeux.
Debout sur les marches glissantes, la reine cherchait une silhouette sur la mer, comme si l’intensité de son regard pouvait suffire à dissiper les voiles gazeux de l’aurore. Mais cela faisait des années que ses yeux, jadis deux gouttes de ciel pur et glaçant, avaient perdu leur éclat pour s’égarer dans la terne tristesse de l’attente. De même, les fils d’or de ses cheveux n’étaient plus désormais qu’un nuage épars et blanc autour de son visage émacié. Mais la silhouette altière, bien qu’amaigrie de Cyrielle d’Apamée gardait l’ombre de la grande reine qu’elle avait été autrefois, dont la splendeur solaire inspirait aux poètes les plus nobles comparaisons, avant, si longtemps avant…
Le vent soufflait alors, comme en ce jour. Sur les étendues océanes, mille diamants naissaient du soleil, comme autant d’étoiles venues se déposer sur les vagues d’azur tourmenté. Au loin cependant, les nuages s’amassaient en une terrible tempête, dans un grondement à faire trembler les pierres. La Dame s’en souvenait parfaitement. Au fil des années, seul ce souvenir lui était demeuré, et elle le revivait encore, jour après jour, vivante dans le passé quand sur les marches ne restait qu’une statue inerte.
Son regard flou se perdit dans les brumes et les flots, et elle revit encore…
Les yeux de son époux, émeraudes jumelles, qui la contemplaient avec amour et tristesse tout à la fois. Jamais il ne lui était apparu aussi beau qu’en cet instant, sa sombre chevelure, noire comme l’aile d’un corbeau, voletant autour de ses larges épaules, tandis que le soleil, si rare, jouait sur l’acier poli de son armure. Il parlait d’une voix forte, mais qui tremblait légèrement, bien qu’il cherchât à le dissimuler :
- Je serai bien vite de retour, ma Reine. Vous n’aurez pas même le temps de remarquer mon absence.
- Dès l’instant où vous serez parti, je n’aurai de cesse de vous attendre, Monseigneur, se rappelait-elle avoir répondu. Faut-il vraiment que… ?
- Nous avons déjà eu cette discussion, coupa gentiment le Roi. Cette guerre ne peut se faire sans moi.
Alors, dans un soupir attristé, il embrassa son épouse, la repoussa doucement quand elle voulut le retenir, puis descendit les marches de la forteresse vers le port.
Bien vite, trop vite, les fiers navires disparurent à l’horizon, leurs bannières d’azur et d’or claquant dans le vent, sans que la Reine ne les quitte une seconde des yeux.
Les ombres s’étirèrent…. jusqu’au soir.
- Ma Reine, une tempête se lève, il faut rentrer à présent.
La voix inquiète d’Engor tira Cyrielle de ses rêveries. Elle resserra d’une main distraite les plis de son manteau, avant de répondre faiblement, inlassablement :
- Non, Engor. Et s’il revient ce soir ?
- Ma Reine…cela fait plus de dix ans que le…
Cyrielle se tourna vivement vers lui, les traits crispés autant de rage que de démence :
- Silence, maudit ! Je te dis qu’il va revenir cette nuit ! …Laisse-moi !
Un long moment, elle toisa le serviteur, jusqu’à ce que l’homme, horrifié par la folie de sa Dame, recule, puis s’enfuie. Non, jamais il ne pourrait lui dire…
- Engor !
La Reine tendit une main vers lui comme pour le retenir. Alors la peur, la tristesse, et une incomparable solitude marquèrent ses traits, tandis que ses doigts s’agitaient vainement en direction du serviteur, dans une attitude si pitoyable que même l’âme la plus dure aurait été émue de voir une si noble Dame ainsi brisée. Cependant, son cœur démentait le grand vide de son regard. Ce sentiment d’atroce abandon, d’isolement, était une épée dans sa poitrine, une lame chauffée au rouge qui ravageait son âme et noyait sa gorge dans le sang de l’amertume et de la terreur. Et si une telle confusion n’avait régné dans son esprit, elle n’aurait pu que hurler le chagrin qui la rongeaient depuis des années.
Puis son regard, que la fureur avait brièvement éclairé avant que le désespoir ne l’afflige, se remplit de brume, et elle sembla oublier le serviteur pour se replonger dans la contemplation de la mer.
Autour d’elle, la tempête, la pluie se déchaînaient, et le vent hurla avec force. Il lui apparut un instant que les éléments s’efforçaient de la repousser, de l’éloigner du rivage, mais elle s’y refusait. Ses membres alourdis, glacés par l’eau, la faisaient souffrir, mais elle n’en tint pas compte, pas plus que de ses cheveux trempés, qui fouettaient son visage et son cou.
Dans un fracas terrible qui fit bondir son cœur, un éclair illumina le ciel une brève seconde, puis les ténèbres tourmentées s’emparèrent à nouveau des cieux.
Cyrielle descendit une marche, les yeux écarquillés.
Un instant, une silhouette sur les flots…
L’espoir consuma sa poitrine. Etait-ce possible ? Oh, juste un cri, un appel…
- Cyrielle !
La Reine fit encore un pas, manquant glisser sur les marches inondées. Enfin, après tout ce temps…
- Cyrielle !
La silhouette à peine discernable, mais mille fois reconnaissable de son époux, courut vers elle. N’y tenant plus, elle dévala les escaliers, glissa…
Pour être recueillie dans les bras rassurants de son seigneur. Une vive chaleur, à la limite de la brûlure, lancina dans sa nuque et ses reins, là où s’étaient posées les mains de son seul amour. Entre la douleur et la joie intense des retrouvailles, Cyrielle ferma les yeux, entrouvrit les lèvres dans un faible sourire, et se laissa aller, enfin, au baiser qu’elle avait tant attendu.
…
Au nouveau matin, quand la tempête cessa, Engor et Maryse, inquiets, s’empressèrent de chercher leur Dame. Durant toute la nuit, la violence des vents et du tonnerre avaient troublé leur sommeil, mais plus encore leurs craintes pour la Reine, transie, peut-être souffrante, et seule contre l’orage. Courant à travers les couloirs de la forteresse pour gagner la grande porte, ils redoutaient déjà l’état dans lequel ils allaient la trouver.
La servante étouffa un cri.
Les yeux grands ouverts, tournés vers le ciel redevenu limpide, Cyrielle était allongée sur les marches, détendue, presque sereine… Mais des ruisselets sanglants trempaient les pierres blanches, les teintant d’écarlate.
Pendant la tempête, la Reine avait glissé et s’était brisé la nuque et les reins, mettant fin, dans sa folie, à l’interminable attente dans laquelle elle se consumait depuis déjà dix longues années. Cependant, ses lèvres s’entrouvraient encore sur un sourire, comme pour recevoir un baiser.
Un long moment passa, avant qu’Engor, les larmes aux yeux, ne disent :
- Cela fait maintenant des années que la mer nous a rapporté l’épave du navire royal. Nous pensions qu’elle finirait par…se rendre à l’évidence.
Maryse s’efforça de détacher son regard de la Reine morte, pour répondre d’une voix altérée :
- Le chagrin l’aurait tuée si nous avions parlé du corps. Personne n’aurait osé lui dire.
Essuyant des pleurs, la servante s’agenouilla à côté de Cyrielle et lui ferma les yeux. Puis, croisant les mains glacées sur la poitrine qu’aucun souffle ne soulèverait plus, elle murmura :
Enfin la mort vous aura réunis.