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Zacharias
08/09/2005 11:40
Ménestrogier

Texte A : Prophète de malheur


- Entendez la parole de votre dieu, ô habitants d’Isruball ! Car il est en procès contre vous ! Il m’a envoyé dans le pays rechercher la bonté de cœur, la connaissance, la justice, la miséricorde et voyez, il n’y a ni bonté de cœur, ni connaissance, ni justice, ni miséricorde dans tout le pays ! Partout on assassine, on vole, on commet l’adultère, le riche spolie le pauvre, le juge rend la sentence pour un pot de vin, les prêtres sacrifient des brebis galeuses…

-Voilà qui est bien parlé ! La dernière fumée sacrificielle avait une drôle d’odeur !
- Tais-toi, laisse-le s’exprimer jusqu’au bout.


- Faites le compte de vos transgressions, ô habitants du pays, retournez-vous et regardez la voie sur laquelle vous cheminez, piétinant les faibles et les petits et crachant dans la main des mendiants. Vous vendez votre frère pour le prix d’un poulet, vous liez ses enfants à la meule à grain. Vous vous bâtissez des demeures à étages avec du bois de cèdre venu à grand frais de Tersès, de l’ivoire sculpté et de l’or à profusion mais vous négligez le temple de votre grand dieu Bel Nîn. Vous allez à la suite de nouveaux dieux que vous nommez Ventre et Profit et vous délaissez mon autel. Vous envoyez vos navires dans les ports du Levant et vos caravanes dans les cités du Couchant pour acquérir des esclaves nombreux comme le sable de la mer et les salles de la maison de votre dieu sont désertes et poussiéreuses.

- Je ne le lui fais pas dire !
- Chut ! te dis-je, ça commence à devenir intéressant.


- Entendez ceci, prêtres et faites attention car vous êtes devenus un piège pour les habitants du pays, de mauvais bergers pour mon troupeau, dit Bel Nîn, le grand dieu qui vous a fait prêtrise sacrée pour le servir et non pour vous servir. Prêtez l’oreille car c’est vous que concerne le jugement mais aussi l’habitant du pays qui vous a écoutés et qui a aimé vos paroles plus que les miennes. C’est pourquoi le pays sera en deuil et tous ceux qui y habitent mourront, l’humain et l’animal ensemble. Je déverserai sur vous ma fureur.

- Je me demande si le trait n’est pas un peu trop forcé. Est-ce crédible ?
- Ca fait partie des règles. Et du hasard ! Très important le hasard.
- Oui mais…
- Nashom Panéat a enfin repris son souffle. Il va assener la suite de la prophétie sur la tête dure de ses compatriotes. Sois attentif. De toutes façons, on ne peut pas revenir en arrière, mon cher !


- Ecoute, ô peuple au cœur endurci, à la mémoire courte, à la main plus grande pour prendre que pour donner. Me voici contre toi, voilà ce que déclare Bel Nîn, le dieu des armées, le dieu des tempêtes, je jetterai sur le pays des guerriers pullulant comme les sauterelles, j’ouvrirai les portes de tes villes au pillage et au viol, je te rendrai dévasté et tous les peuples alentours se moqueront de ta nudité. Tes enfants passeront sous les roues des chars de guerre et tes femmes sous le ventre des étrangers, tes jeunes gens seront percés par les flèches des arcs puissants et les cadavres de tes vieillards combleront les fosses d’aisance. Quant aux survivants, ils partiront en exil pour une terre qui les méprisera et dont jamais ils ne reviendront, non, pas même un reste. Je vous donnerai en spectacle pour toutes les nations. Qui te plaindra ? Tout ceux qui entendront la nouvelle à ton sujet se réjouiront.
Crois-tu, peuple orgueilleux, que tu vaux mieux que Quedash, la ville puissante assise en reine sur les bords du Gormon ? Elle aussi, elle est partie en captivité parce qu’elle n’a pas écouté ma voix, ses enfants ont été mis en pièces, et ses jeunes hommes servent comme esclaves dans les mines d’Adrassin. Et pourtant sa fortune était comme la mer, sa force était comme les montagnes et son arrogance comme les étoiles des cieux. Mais elle n’a pas écouté la voix de mon messager qui lui disait : « Repens-toi, ô Quedash, couvre ta tête de cendres et rampe dans la poussière. Bel Nîn ton dieu verra tout ton regret et ne fera pas venir sur toi son courroux. ». Ses prêtres et ses nobles ont rendu ses oreilles sourdes et son cou n’a pas plié devant ma juste colère. Sais-tu où est désormais son lieu ? Sais-tu où sont les belles demeures des seigneurs et des marchands ? Sais-tu où sont les places des marchés où affluaient les choses désirables des nations ? Les démons cornus et les graêls ailés rôdent dans ses ruines. Ah ! Si seulement elle avait écouté mon messager !
Ecoute, ô Isruball, avant que le coup ne devienne inguérissable. Tes bergers somnolent, le ventre plein de viande et de vin, tes gardes campent dans les chambres des prostituées, tes nobles restent dans leurs maisons, vautrés sur leurs maîtresses et sur leurs richesses. Crois-tu, ô toi si remplie de suffisance, être plus sage qu’Elinonte ? Le bouclier de ses hommes forts est teint de rouge. Le feu brûle nuit et jour sur ses tours hautes et ses murailles font honte aux montagnes. Elle célébrait son orgueil, elle se louait elle-même, disant à la face des nations : « Regardez comme je suis belle ! Qui m’a fait ainsi sinon moi-même ? » Sa faute montait jusqu’aux dieux, sa faute, oui, son orgueil. Mais elle a écouté le message de réconciliation, elle a entendu la voix du messager de paix, dans ses rues le décret a été publié et elle a exprimé son repentir dans la cendre. Vois-tu la grande cité prospère autour de son temple resplendissant ? Ne domine-t-elle pas désormais des peuples nombreux ?

- Minute, papillon ! Elinonte, tu n’as rien à y voir ! Je ne pense pas que tu ais le droit d’en faire étalage !
- Que tu peux être mesquine, Assyra !
- Ca ira pour cette fois, mais ne recommence pas.
- Bon, bon. Comme tu l’as dit toi-même, on ne peut faire marche arrière. D’ailleurs, Nashom Panéat a presque fini.
- Eh bien, on va voir comment tout ce beau monde va réagir à ses admonestations.


- Que ceux qui ont des oreilles entendent ! Voici ce que te dit ton dieu : « Je mets devant toi la vie et la mort. Choisis l’humilité et tu vivras. Choisis la présomption et tu mourras. J’envoie mon messager en avant de moi pour te donner, ô Isruball, le temps de te retourner sur tes erreurs et de te lamenter avant que je ne vienne t’inspecter.

Le prophète du dieu Bel Nîn se tut. Il était temps car sa voix menaçait de muer en un croassement qui aurait été fort peu glorieux pour un messager divin. Il leva les yeux vers le ciel, espérant peut-être voir à travers le voile vaporeux qui séparait le monde des hommes de l’univers des dieux. Le vieux Nashom Panéat haletait comme s’il venait à nouveau de gravir le mont des Sycomores où le dieu Bel Nîn, du sein de la nuée, lui avait donné le message qu’il devait transmettre aux habitants rebelles d’Isruball.
- Grand Seigneur Bel Nîn, votre peuple a la nuque raide, il est vrai et le cœur sec mais pas plus que ses voisins. Même moins, avait-il avancé non sans trembler d’appréhension.
Il ne se sentait plus vraiment de taille à remplir ce genre de mission et les nombreuses années passées dans le désert à rechercher la face du dieu faisaient grincer ses os comme les gonds rouillés de la porte de sa pauvre bicoque. C’est sûr que prophète n’est pas un travail bien rémunéré. On y reçoit plus de railleries et de coups que de gâteaux au miel et de manteaux brodés. A soixante ans révolus, Nashom Panéat se disait que le dieu aurait pu se dégoter un messager plus jeune et plus enthousiaste, surtout pour proférer un message de condamnation. La populace préfère écouter les imprécations tonnées par les lèvres charnues d’un bel adolescent à la carrure athlétique que bredouillées par la bouche édentée d’un vieillard chauve et ratatiné. D’accord, il arborait une superbe barbe blanche, une barbe de prophète, mais l’abondance de poils au menton ne suffit pas pour impressionner les foules.
- Ô Bel Nîn, dieu clément et miséricordieux, vous avez raison de vous plaindre de la qualité médiocre des sacrifices, avait-il argumenté, mais je crois bien que les prêtres se sont faits flouer dans l’affaire par un marchand étranger. Il vous suffirait de leur envoyer une petite vision pour leur demander de changer de fournisseur et…
- NASHOM PANEAT !
- Heu, Seigneur ?
- PRETENDS-TU LIRE DANS LE CŒUR DES HOMMES ? SOUS LEURS ACTES PEUX-TU DECHIFFRER LEURS INTENTIONS ? CE PEUPLE M’HONORE DU BOUT DES LEVRES. TU DOIS LEUR PORTER MON MESSAGE DE JUGEMENT.
Nashom Panéat avait tiraillé nerveusement sur sa longue barbe blanche de prophète.
- Bien sûr, ô Bel Nîn. Vous savez plus que moi ce qui est bon pour votre peuple. Et votre justice est incomparable. Mais je sais aussi que vous êtes compatissant et que vous aurez regret du mal que vous me demandez de leur annoncer. Ce n’est peut-être pas la peine que je me déplace, hein ? Parce que votre miséricorde, ô grand dieu, de toutes façons…
- TU VAS LE PORTER CE MESSAGE, MAUDIT PROPHETE, AVANT QUE MA MISERICORDE NE TE TRANSFORME EN VER DE TERRE !

Nashom Panéat avait donc dévalé la montagne en relevant sa robe loqueteuse sur ses jambes maigres, était entré dans la principale ville du pays d’Isruball et s’était dirigé vers la grand place en martelant le sol devant lui de son long bâton noueux, accessoire obligé pour un prophète ayant le respect de sa charge. Par chance ou par malchance, selon le point de vue, c’était jour de marché et l’endroit grouillait de monde, citadins, commerçants, paysans venus des campagnes environnantes, et bien sûr quelques prêtres paradant dans leurs riches robes brodées en compagnie de nobles au verbe haut. Nashom Panéat, prophète de Bel Nîn, avait d’abord bu à sa vieille gourde de peau un vin de médiocre qualité pour s’humecter la gorge et se donner du cœur au ventre puis il était monté, non sans mal à cause de ses genoux cagneux et rhumatisants, sur la margelle de la fontaine. Alors il s’était lancé dans la déclamation du message de jugement dont chaque mot était inscrit dans sa mémoire. Il était très fier de son excellente mémoire. C’est vraiment une qualité indispensable pour faire un bon prophète car il faut retenir les longues tirades que les dieux aiment bien adresser aux hommes. Vous vous voyez vous mettre à bafouiller devant des rois ou des foules de centaines de personnes parce que vous ne vous souvenez plus des paroles divines ? Plutôt croupir dans le désert à tenter d'apprendre les répons des prières à un vieux chameau puant !

La place était maintenant plongée dans un profond silence autour du vieillard figé sur le muret comme un échassier déplumé sur un tas de roseaux. L’impact de l’avertissement sur la foule était considérable et Nashom Panéat se disait qu’il avait vraiment assuré. Ce qui n’avait pas été le cas précédemment, à Beloushtanal où il n’avait récolté que des rires gras et des jets de tomates trop mûres.
- Prophète, par pitié, dis-nous ce que nous devons faire pour que s’en retourne la colère de Bel Nîn ? glapit soudain une femme du milieu de la foule.
Nashom Panéat, la barbe toute frémissante d’excitation car enfin s’annonçait son jour de gloire, s’apprêtait à répandre la bonne parole quand une voix rude le coupa en plein élan comme lorsque d’une claque on aplatit sur le mur une mite imprudente.
- La ferme, vieille bique ! Tu vas pas te mettre à croire ce que cet ivrogne pouilleux raconte !
- Je le connais, ça fait plus de quarante ans qu’il crache ses malédictions et qui parmi vous les a vues se réaliser ? renchérit un autre homme.
- C’est un maudit ! A force d’appeler sur nous le malheur, il le fera arriver ! s’éleva une voix courroucée, nettement plus distinguée que les précédentes. Cela suffit à déclencher les invectives jaillissant de toutes parts jusqu’au prophète abasourdi et cerné sur son perchoir.
- Prophète de malheur ! Corbeau ! Vieux crabe ! Débile ! Tas d’excréments ! Va-nu-pieds ! Crétin ! Pauvre fou ! Danger public ! Catastrophe ambulante ! Pet de chien mort !
Et j’en passe…
Nashom Panéat aurait supporté les injures, ce n’est pas qu’il les appréciait mais il en avait, de force forcée, pris l’habitude, vous pensez bien, depuis quarante qu’il était dans le métier, mais aux vilains mots succédèrent sans avertissement les pierres, volant vers lui de tous les coins de la place comme si chacun dans la foule déchaînée avait au préalable fourré un caillou bien soupesé dans sa poche. Le vieillard, visage ensanglanté, eut juste le temps de se recommander à son dieu et bascula en arrière dans l’eau de la fontaine aussitôt rougie par le sang du malheureux martyr.

- Un point pour moi, très cher.
- Ce n’est pas juste ! Je partais perdant. Les conditions étaient draconiennes !
- Tss ! Tss ! Cesse tes jérémiades. Où en sommes-nous après cette partie ? Tu as encore perdu un prophète. Hum ! Voyons. Avec celui de Quedash et celui de Yona Parsim, ça fait trois.
- Merinnath n’est pas mort, il a été jeté dans un cachot !
Assyra se met à rire, d’un rire extrêmement sensuel qui trouble Bel Nîn.
- Si ton jeune messager aux yeux de biche refuse de sacrifier sa virginité dans les bras ardents de la reine Daidota, elle lui fera perdre la tête et pas au sens figuré, crois-moi !
La déesse de la nuit se lève du divan sur lequel elle a attendu la fin de la partie, dans une pose nonchalante, précisément étudiée pour embrouiller les idées de son compagnon de jeu. Dieu ou homme, c’est du pareil au même, aussi facile à mener qu’un petit chien en laisse avec juste quelques mines affriolantes et postures suggestives !
Elle foule de ses gracieux pieds nus la moelleuse texture des nuages qui isolent le domaine paisible des dieux de celui, si bruyant, si « désordre » des humains. Paisible certes mais ce que l’éternité peut être parfois ennuyeuse ! Alors on se divertit entre dieux et déesses de bonne compagnie. Le jeu préféré d’Assyra est justement celui des Prophètes. Et elle adore y jouer avec le superbe Bel Nîn au cou de taureau et à la barbe tressée dans laquelle elle glisse amoureusement ses doigts pour le consoler lorsqu’il a perdu une partie, ce qui lui arrive fréquemment.
D’un geste péremptoire, elle fait apparaître dans sa blanche main une coupe emplie de nectar et d’un autre geste dont la grâce naturelle joue avec le désir de Bel Nîn qui ne la quitte pas des yeux, elle dissipe le voile à ses pieds et contemple la ville où s’est déroulée sa plus récente victoire.
- Elinonte... La cité qui accueille les prophètes en libérateurs sera proclamée hautement favorisée. Sais-tu, très cher, que les Elinontais ont commandé au célèbre Karion une nouvelle statue à mon image ? Presque deux fois plus grande que l’ancienne et chryséléphantine par-dessus le marché !
- Peuh ! Comment veux-tu que je l’emporte avec un vieux débris bêlant face à la superbe prophétesse que tu as envoyée à tes Elinontais ?
- Ne sois pas mauvais perdant, ce ne sont que les hasards du tirage.
- Des seins comme des melons et une croupe à l’avenant ! Si je l’avais vue avant toi, je l’aurai assignée au service de mon temple.
- Bien plutôt à ton service exclusif, vieux bouc !
Elle lui lance à la figure le contenu de la coupe qu’il esquive en riant.
- Souviens-toi que le taureau est mon animal consacré, non le bouc. Tu es vraiment splendide lorsque tu es en colère.
A son tour, une coupe apparaît dans chacune de ses mains. Il lui dédie un sourire engageant et susurre :
- Ce prophète de malheur m’a donné soif. Viens donc auprès de moi déguster ce divin nectar et continuons le jeu. C’est à toi, belle Assyra à la noire chevelure. Sur quel message le hasard va-t-il cette fois tomber ?
Tandis que la déesse prend place auprès de Bel Nîn, le dieu lui présente un coffret contenant des jetons gravés dans lequel elle plonge une main impatiente.





Texte B : Vengeance d’une autre vie


Des larmes de rage et de douleur brouillent ma vision. Je trébuche de nouveau, tombe…
Après une éternité, je m’effondre contre la terre durcie par le soleil. L’herbe n’atténue pas ma chute. L’atroce douleur, le brasier infernale entre mes épaules se réveillent dans une explosion de souffrance. Un râle, guère plus qu’un gémissement rauque s’échappe de mes lèvres ensanglantées.
Un liquide chaud coule le long de mes bras et de mes côtes. Dans un ultime effort, j’ouvre péniblement les yeux pour voir mon sang goutter sur le sol asséché. Pour voir la terre qui m’a vu naître, et qui maintenant boit ma vie.
Je m’étouffe.
Une toux douloureuse fait jaillir de mes poumons un flot de sang. Le poignard s’enfonce un peu plus profondément dans ma chair. Je n’en ai plus pour longtemps. Mes poings se crispent de rage, de désespoir quand je comprends que je ne pourrais accomplir ma vengeance. Le visage de celui qui m’a tué revient encore me hanter dans mon agonie, ricanant, méprisant. Et ses dernières paroles :
- Avant de mourir, je veux que tu saches que j’ai déjà tué ta femme et ta fille.
Pourquoi, Dieux ? Pourquoi elles ? Kalina, Dayane…Elles sont mortes et je ne peux pas tuer l’infâme qui a fait cela ! Le sang de ce maudit devrait abreuver la terre qui garde leurs os !
Toute ma haine, ma colère, mon désespoir, je les mets dans cette dernière prière vers les cieux. Je n’ai que le temps d’un dernier souffle :
- Dayane…
Et ma vie s’échappe avec le nom de ma fille…

Adryan se réveilla en sursaut, tremblant.
D’une main hésitante, il essuya la sueur qui ruisselait sur son front, et trempait ses cheveux noirs, puis s’assit lentement au bord de son lit, encore haletant des souvenirs de son cauchemar. Il se rappelait trop parfaitement cette sensation, sa vie qui s’échappait de son corps…Et puis cette douleur entre ses épaules. Il frémit, puis se leva et s’approcha d’une petite table sur laquelle reposait un broc d’eau.
Ce rêve, il le faisait chaque nuit. C’en était devenue une véritable hantise. Chaque fois, la rage et la souffrance qu’il ressentait alors se faisaient plus réelles. Il ne supportait plus d’avoir quelqu’un dans son dos, par peur de se faire poignarder. Et puis ces noms…Dayane, Kalina… Il pouvait presque mettre des visages dessus. Un ovale parfait, pâle, encadré d’une longue chevelure sombre, des lèvres de corail…
D’un geste brusque, le seigneur Adryan de Valroan se passa de l’eau sur le visage, comme pour effacer ces images de son esprit. Il essaya de se convaincre que tout ceci n’était que le fruit de son imagination, sans y parvenir.
A vingt ans à peine, Adryan était considéré comme le meilleur guerrier du royaume. De haute taille, mince et élancé, il portait libre sa longue chevelure noire, qui encadrait son visage et son cou. Ses sourcils, étrangement arqués, donnaient l’impression d’être froncés en permanence, ce qui ajoutait à son air naturellement sombre. Toujours vêtu de noir, une épée ceinte au côté, il offrait un spectacle peu réjouissant.
Depuis toujours, lui semblait-il, ce même rêve revenait le hanter tous les soirs. Et le jour, il cherchait presque frénétiquement un indice, un message qui lui en expliqueraient la raison. C’était comme s’il attendait quelque chose… En désespoir de cause, il s’était réfugié dans la guerre, se précipitant au combat chaque fois que le royaume était attaqué. Mais dans le visage de chaque ennemi qu’il tuait, il retrouvait un peu de l’assassin de son rêve, sans que jamais ce ne soit vraiment lui.
Il s’était alors renfermé sur lui-même, et avait quitté la capitale pour rejoindre ses terres, loin au nord. Là, dans son château, en compagnie de quelques serviteurs, il attendait un signe. Il ne comprenait pas vraiment ce qu’il cherchait, mais il savait que quelque chose finirait par arriver. Et il priait pour que ce soit très bientôt.

Un coup frappé à sa porte tira Adryan de sa rêverie.
- Entrez, fit-il, et la porte s’ouvrit sur un serviteur.
L’homme s’inclina devant son seigneur, puis lui tendit un parchemin scellé :
- Messire, un homme vient d’apporter ce message pour vous.
Le remerciant d’un signe de tête, Adryan prit le parchemin, et tenta d’en identifier l’expéditeur. Son cœur manqua un battement lorsqu’il reconnut, sans l’avoir jamais vu, la croix à huit branches représentée sur le sceau, et il s’agrippa d’une main à la table. Un peu inquiet, le vieux serviteur s’enquit :
- Quelque chose ne va pas, messire ?
- Oui…non, tout va bien, merci. Vous pouvez disposer.
L’homme s’inclina de nouveau, puis sortit, tandis qu’Adryan ouvrait avec une sorte de frénésie le message, qui ne contenait que ces quelques mots :
Tu veux toujours te venger, Guillem ?
Je t’attends, sur la colline de Sinez.


Guillem…ce nom éveilla un écho en Adryan, et il sut que c’était le sien. Il avait été Guillem, à l’époque où Kalina était sa femme, et Dayane, sa fille. A l’époque où la croix à huit branches était le blason de Valroan.
Sa main se crispa sur le message qui avait réveillé les souvenirs de sa vie passée, tandis que sa haine, son désir de vengeance, prenaient corps. Après tout ce temps, il se rappelait enfin. Il avait suffi de quelques mots sur un parchemin pour qu’il se souvienne du nom du maudit qui l’avait poignardé dans le dos. Il se souvenait l’avoir appelé ami, frère.
Sinez…là-bas étaient enterrées Kalina et Dayane.
Il verserait sur leurs tombes le sang de leur assassin.

La nuit tombait déjà quand il atteignit la colline de Sinez, solitaire dans la plaine où il avait déjà trouvé la mort une fois. Au sommet, à côté des deux tombes, l’attendait celui qu’il avait cherché toute sa vie, enveloppé dans une cape qui dissimulait ses traits. En le voyant approcher, l’assassin rejeta son capuchon en arrière.
Ce n’était plus vraiment lui, tout comme Adryan n’était plus vraiment Guillem. Le visage changeait, mais les yeux, noirs comme des braises, restaient les mêmes. Agé d’une vingtaine d’années, l’assassin, de longues boucles brunes encadrant son visage anguleux, était de taille moyenne. Mince et vif, il émanait de lui une aura de violence, de haine, et de rancœur. Un bref sourire étira ses lèvres fines :
- Bonsoir, Guillem.
- Voilà longtemps que j’attendais ce moment, Jehan.
Adryan dégaina son épée, qui émit une note chantante en quittant son fourreau. Le visage du jeune seigneur de Valroan était froid, mais haineux. Jehan imita son geste, avec une semblable détermination :
- Les Dieux nous aiment, Guillem, dit-il. Ils t’ont accordé la possibilité de te venger, et m’ont donné l’occasion de te tuer une deuxième fois. C’est un grand privilège.
- Ce serait mille fois que je voudrais te tuer ! Kalina et Dayane ! Comment as-tu osé ?
Une rage innommable contracta le visage de l’assassin, qui se jeta sur son adversaire dans un hurlement :
- Je t’aimais, Guillem ! Je t’aimais, et toi tu m’as repoussé pour épouser cette sale petite garce de Kalina !
Des larmes roulaient sur les joues d’Adryan quand il para le coup de son adversaire :
- Pourquoi ne t’es-tu pas contenté de mon amitié, Jehan ? Tu étais comme un frère !
L’assassin poussa un cri animal, puis frappa avec une telle vivacité qu’Adryan dut reculer d’un bond :
- Ce n’était pas ton amitié que je voulais ! Je t’aimais, tu m’entends ? Je t’aime et je te hais !
Il enchaîna les attaques, encore et encore, obligeant son adversaire à reculer de plus en plus. Et à mesure qu’il parlait, sa rancœur grandissait :
- Tu n’imagines pas le plaisir que j’ai pris à tuer ta femme et ta fille ! Elles t’ont volé à moi ! Et ensuite, je t’ai tué parce que tu ne pouvais pas m’appartenir !
Adryan pâlit à ses paroles. Il frappa violemment l’épée de Jehan, qui lâcha son arme sous la force du coup. Désarmé, l’assassin fonça sur son adversaire, les mains tendues comme des griffes, à moitié fou d’amour et de haine. Ses yeux s’écarquillèrent brièvement quand la lame d’Adryan traversa sa poitrine de part en part.
Un long moment, ils restèrent à se dévisager, Guillem et Jehan, se souvenant de l’amitié qui les avait unis. Et ils pleuraient.
Jehan caressa doucement le visage d’Adryan. Avec un sourire amer, il murmura :
- Comme l’amour se transforme vite en haine…Pour toi comme pour moi, Guillem.
- Pourquoi as-tu fait ça, Jehan ? demanda une nouvelle fois Adryan.
L’assassin eut un rire, qui amena du sang à ses lèvres :
- Parce que…je t’aime.
Et ce disant, il dégaina sa dague et l’enfonça profondément dans la poitrine de l’homme qu’il avait déjà tué une fois.
Dans un gémissement muet, Adryan s’écarta, une main crispée sur le poignard qui prenait sa vie. Il arracha son épée du corps de Jehan, qui s’effondra à ses pieds. Son regard vide se tourna vers le ciel. Il était mort. Dans un effort surhumain, Adryan Guillem, deux fois seigneur de Valroan, traîna le cadavre de son assassin sur les tombes de sa femme et sa fille. Puis, se laissant tomber à genoux, il sourit.
Mort deux fois pour venger deux vies. C’est bien. A présent, je vais pouvoir les rejoindre.
Alors son regard se porta une dernière fois vers l’homme qu’il avait aimé comme son frère, puis haï de toute son âme. Vers l’homme qui l’avait aimé au point de préférer le tuer plutôt que de le perdre.
Sa main effleura tendrement les boucles brunes éparses :
- Jehan…
Puis il mourut, et son sang se mêla à celui de son assassin, abreuvant la terre asséchée de Sinez.

J’avance dans la lumière.
Il y a un chemin sous mes pieds, mais je ne le vois pas. Je sais qu’il est là, tout comme je sais que quelqu’un m’attend, de l’autre côté. Une profonde sérénité, une joie pure emplit mon esprit. J’ai envie de rire et de pleurer.
Je vais enfin les retrouver.
Enfin, une voix résonne doucement, non loin devant moi. Sa douce voix, claire et pure :
- Guillem.
- Kalina.
Sa longue chevelure noire et son beau visage ovale se dessinent dans la lumière. Elle porte une simple robe blanche qui reflète le soleil, et un sourire étire ses lèvres de corail. Dans ses bras, elle porte une petite fille endormie. Ma fille. Dayane.
Je les serre toutes les deux contre moi. Des larmes perlent au coin de mes yeux, car je sais que la vie ne pourra plus nous séparer. La mort nous a réunis, je me suis vengé, enfin.
- Il est dit que les mort n’éprouvent plus de haine, ni de rancœur. Est-ce vrai pour toi, Guillem ?
Sans surprise, je me tourne vers Jehan, à quelques pas de là. Mon sourire répond au sien :
- C’est vrai, mon frère. Adryan était l’incarnation de ma vengeance. Mais je suis de nouveau Guillem, et je ne veux plus qu’aimer.
- Même moi ?
- Oui.
Un bras passé autour des épaules de mon épouse, je tends mon autre main à Jehan. Il la prend, et la joie dans ses yeux s’accorde à mon bonheur.
Tous ensemble, enfin, nous entrons dans les jardins des morts.



Texte C : Le miroir brisé


Je poussai la porte grinçante de mon bureau. Ma femme n’aimait pas me voir passer mes journées dedans, aussi avais-je profité qu’elle soit partie pour m’y rendre. C’était la seule pièce où je pouvais me sentir seul, enfin moi-même. Et surtout la seule pièce où je pouvais encore me souvenir. Aujourd’hui j’avais décidé d’y venir dans un but précis : soulager ma mémoire qui me semblait plus lourde à porter chaque jour. Car j’avais peur d’oublier trop vite avec le temps, même si cela me semblait impossible.
Mon regard se porta de lui-même vers un coin de la pièce plongé dans l’obscurité. Il était nécessaire que cet endroit ne soit pas baigné de lumière, c’est pourquoi je n’ouvrais que rarement les fenêtres. Je me sentais étrangement tendu, comme si j’allais passer devant un tribunal. Sauf que le jugement devait venir de moi, mais je l’attendais depuis si longtemps que je n’en avais plus vraiment peur. Je pris la plume, la trempai dans l’encre, et après m’être assuré que mes mains ne tremblaient plus, je commençai à rédiger ma vie.

Si je devais résumer mon existence à un seul mot, un seul nom, je dirais Hastël. Ma sœur jumelle, la moitié de moi-même. Elle était pour moi la plus belle personne au monde. Sincère, affectueuse, douce, je l’aimais pour toutes ses qualités, et surtout pour son don exceptionnel pour la peinture. Je ne peux nier que j’avais parfois envié l’admiration que l’on vouait aux portraits qu’elle mettait sur ses toiles. Elle était mon reflet dans un miroir, simplement avec des traits féminins. Quand nous le voulions nous pouvions nous ressembler comme deux gouttes d’eau, n’étant ni homme ni femme mais un être qu’on ne reconnaissait plus. Notre étrange ressemblance troublait les gens, à commencer par nos parents et notre famille. Mais nous nous en moquions ; ensemble, le monde extérieur n’était plus rien. Je l’aimais, non pas d’un amour contre-nature, mais de l’amour profond d’un frère pour sa sœur, avec en plus le fait que nous étions jumeaux. Je ne vivais que pour elle et elle pour moi, et nous ne voulions rien changer.
Seulement, tout change avec le temps, même contre notre volonté. Nous venions d’avoir seize ans et nos parents poussèrent ma sœur à partir pour exposer son talent dans d’autres royaumes. Ses peintures se vendaient à prix d’or, elle pourrait faire fortune et s’établir très vite. Quant à moi qui n’avais pas de don pour quoi que ce fut, ils me réservaient l’héritage de leur atelier de poterie. Maigre consolation en regard du départ de ma sœur, surtout que je n’avais jamais aimé le contact de l’argile. Bien entendu Hastël refusa d’abord de s’en aller car elle avait compris que nos parents souhaitaient avant tout mettre fin à cet attachement déraisonnable qui était le nôtre depuis que nous étions venus au monde. J’aurais voulu partir avec elle mais nous eûmes une longue discussion au cours de laquelle je me résignai à la laisser me quitter.
« Tu verras, me consola-t-elle en s’efforçant de sourire, quand je reviendrai tu seras fier de moi. Tu n’auras pas à reprendre cet atelier de poterie, tu n’auras même plus à travailler puisque je te donnerai mon argent. Nous partagerons tout et nous ne nous quitterons plus.
-Tu le promets ? dis-je d’un ton de supplication enfantine qui me rendit honteux.
-Bien sûr. Ai-je déjà manqué à une promesse envers toi ? »
Le cœur soudain plus léger, je constatai que non et la regardai s’éloigner au bout du chemin sur son cheval. Je me souviens de l’effort que je fis pour ne pas la rejoindre en courant et du sourire confiant qu’elle m’adressa avant de talonner sa monture à travers les champs labourés. Un instant je me demandai ce qui m’empêchait de la suivre, puis j’admis à contrecœur que nos parents avaient raison : il était temps de se séparer pour vivre notre vie. Mais en serais-je capable, alors que m’étais toujours raccroché à elle comme un enfant aux jupes de sa mère ? J’en doutai, et mon sentiment se confirma avec les années.

Au début je reçus des lettres régulières d’elle, dans lesquelles elle me décrivait son émerveillement de découvrir du pays et les expositions qu’elle donnait pour les seigneurs qui achetaient chèrement leurs portraits. Elle était devenue l’une des artistes les plus renommées de la région et l’on venait de loin lui demander une miniature ou une scène héroïque. Je répondais à ses lettres en disant que j’étais content pour elle, que moi-même ne manquai de rien à l’atelier. Cependant il m’apparut de plus en plus évident, bien que je mis du temps à me l’avouer, que j’étais jaloux de la vie qu’elle menait et de son talent. J’étais condamné à ne jamais sortir du village et à gagner ma vie tant bien que mal selon les demandes des clients. Pour Hastël qui voyageait de part le monde, il y aurait toujours quelque noble personne pour lui offrir un toit pour la nuit, et même quand elle en aurait assez de vagabonder, l’argent qu’elle avait récolté serait sûrement suffisant pour le reste de ses jours. A ce moment-là, tiendrait-elle la promesse qu’elle m’avait faite ? Je ne voulais que sa présence, sa richesse ne m’intéressait pas. Mais en voyant ses lettres s’espacer lentement, j’eus peur de ne plus la revoir, et commençai à me murer dans une solitude intérieure. Ma sœur avait-elle décidé qu’il n’y avait plus de place dans sa vie actuelle pour son misérable frère ? Cette pensée m’effrayait de jour en jour. Je ne pouvais qu’attendre, espérer son retour.

Elle revint un soir d’été, sept ans plus tard. Elle avait eu vingt-trois ans en même temps que moi mais le bonheur rayonnait sur ses traits, tandis que mon visage pâle n’avait plus la force de sourire. On ne pouvait plus nous confondre, et même à présent on nous comparait : on admirait la réussite de la soeur et déplorait la misère du frère qui se languissait de son retour. Si j’avais cru que Hastël demeurerait dans le même état de solitude et d’attente que moi, il n’en était rien. Je constatai alors avec douleur qu’elle ne tenait pas autant à moi que je me l’étais imaginé. Elle eut beau se jeter dans mes bras et m’embrasser avec effusion, son bonheur me fit mal. C’était égoïste de ma part, certes, et surtout puéril de vouloir encore compter sur ma sœur pour vivre, mais je ne pouvais penser autrement en cet instant. Je pensais que nos retrouvailles se dérouleraient dans la joie, que nous aurions mille choses à nous dire. Elle en avait des choses à me raconter, bien sûr, mais moi, que pouvais-je bien lui répondre ? Que je l’avais attendue pendant sept ans sans penser à autre chose ? Non, car elle-même semblait s’être très bien accoutumée à mon absence.
Je croyais en avoir assez vu mais je me trompai. En plus d’avoir économisé assez pour une vie entière, elle nous ramenait un fiancé. Quelle ne fut pas ma surprise en voyant débarquer chez nous un grand dadais d’environ trente ans, à la démarche assurée et aux manières affectées. Je compris alors d’où venait l’expression heureuse de ma sœur : elle était amoureuse. Comment avais-je pu ne pas le remarquer ? Elle posait sur lui un regard tendre qui ne pouvait passer inaperçu et ne cessait de lui tenir la main. Ils s’assirent côte à côte au dîner, aussi dus-je me contenter de les regarder en face de la table, les poings serrés. Je ne pus rien avaler de la soirée. Ma famille semblait satisfaite du choix de ma sœur ; tout le monde riait en parlant du mariage prochain. Hastël ne daigna pas m’adresser un regard, elle ne parut même pas s’apercevoir de ma détresse. Je ne pus supporter plus longtemps de la voir se coller à cet homme inconnu qui m’apparaissait comme le dernier que j’eusse pu m’imaginer pour ma sœur, et m’éclipsai dans ma chambre sans dire bonne nuit à personne.
Hastël resta quelques jours qui me parurent une éternité. Je n’espérais plus qu’elle tienne sa promesse. Elle était sur le point de fonder une famille et de s’éloigner pour toujours de moi mais je ne cherchai plus à la retenir. Quelque chose s’était brisé. Tant que nous étions des enfants insouciants, nous n’avions pas peur de l’avenir, mais à présent je ne savais trop que penser. Ses paroles me revenaient en mémoire aussi clairement que le jour où elle me les avait prononcées : « Ai-je déjà manqué à une promesse envers toi ? » Je soupirai dans l’obscurité de la cour où je m’étais réfugié pour échapper à leurs paroles douces et à leurs rires. J’allai rentrer quand j’entendis un bruit au fond.
Je ne sus ce qui me fit me cacher derrière une colonne pour écouter, de constater que l’homme était le fiancé de ma sœur ou que la femme était notre femme de chambre. Je n’attendis pas longtemps car je n’entendais que des souffles et des froissements de vêtements. Je remontai dans ma chambre, le cœur battant, et m’efforçai de comprendre ce que je venais de voir. Ainsi le futur époux de Hastël n’était qu’un homme à femmes, un séducteur, qui n’avait vu en ma sœur qu’une façon de lui assurer un toit pour ses vieux jours. J’avais cru son amour sincère mais je voyais qu’il n’en était rien. Pauvre Hastël, elle ne devait rien savoir. Elle qui croyait son bonheur assuré, je ne pus m’empêcher d’avoir un pincement au cœur en songeant qu’elle allait lier sa vie à un tel homme. Elle ne saurait peut-être jamais rien de ces tromperies et serait heureuse, mais dans le cas où elle l’apprendrait sa douleur n’en serait que plus vive. Je me sentais tiraillé entre ma jalousie et mon bon sens qui me dictaient de tout avouer à ma sœur de ce que j’avais vu, et ma réticence à la voir souffrir. Je pensais avant tout à elle, bien sûr, mais mon égoïsme constatait qu’elle serait enfin à moi, même si elle verrait ses espérances brisées. Peut-être reviendrait-elle vers son frère… Je décidai alors, pour elle comme pour moi, de mettre fin à cela.
J’eus un dernier instant d’hésitation avant de me rendre chez Hastël. Je frappai doucement à sa porte. Elle devait ne dormir que d’un œil car elle m’ouvrit presque aussitôt. « Te voilà enf… » Elle s’arrêta net en me voyant, les joues en feu. Visiblement elle attendait quelqu’un d’autre. « Je sais qu’il est tard, lui dis-je à mi-voix, mais il fallait que je te parle maintenant.
-Pourquoi ? répliqua-t-elle, irritée. Cela peut bien attendre demain. » Le ton de sa voix ne ressemblait plus à celui de la sœur que j’avais connue. Hastël était définitivement devenue une autre. Je répugnai à jouer le rôle que je m’étais donné mais il le fallait. Seulement sa souffrance ne s’avéra pas ce à quoi je m’étais attendu. Je pensais qu’elle verserait des larmes, qu’elle pleurerait sur mon épaule en maudissant celui qui l’avait trompée. Mais non. A mesure que je lui racontais la scène que j’avais vue, ses traits se modifiaient peu à peu comme sur une peinture, et quand j’eus fini ils étaient figés en une expression indéchiffrable. Elle ferma un instant les paupière et lorsqu’elle les rouvrit, je pensais avoir retrouvé ma sœur. Je réalisai alors seulement à quel point je m’étais trompé. J’avais fait ce qu’il fallait mais je n’étais pas fier de moi. Hastël parut enfin s’aperçevoir qui j’étais, pourtant elle ne fit aucun geste pour aller vers moi. Elle avait l’air de me rendre responsable de la situation, et je ne pouvais qu’être en partie d’accord avec elle. Je me sentis obligé de me justifier : « Aurais-tu préféré qu’il te trompe toute ta vie sans que tu n’en saches rien ?
-Non…, admit-elle d’une voix neutre. Mais pourquoi t’es-tu chargé, toi, de m’annoncer cela ?
-Je ne voulais que ton bien, je t’assure… Je suis ton frère…
-Mon frère, oui… »
Dans sa voix ce mot résonnait comme un constat, sans que je sache si elle en était contente ou non. Probablement pas. Au moins elle ne mettait pas ma parole en doute, ce dont je lui fus reconnaissante. Elle aurait pu ne pas croire un mot à mon histoire et vouloir vérifier par elle-même, à ce moment sa colère intérieure aurait sans aucun doute explosé. Elle ne m’adressa plus la parole. J’ignorais à qui elle en voulait réellement. Je finis par quitter la pièce plongée dans l’obscurité, car la bougie avait fini par fondre en entier. J’avais l’impression de porter une partie de son chagrin sur mes épaules. Ce n’est que longtemps après l’avoir quittée que j’entendis ses pleurs, lointains et saccadés, mais qui me firent encore plus regretter ce que je venais de faire.
Le fiancé partit dès le lendemain. Il n’y eut pas d’affrontement comme je m’y attendais, Hastël se contenta de lui dire adieu, sans lui expliquer la raison. Il la comprit sans doute au regard glacial qu’elle posa sur lui, même s’il dut s’interroger sur comment elle l’avait appris. Il quitta la maison et ne nous le revîmes plus. Ma sœur non plus d’ailleurs. Elle s’enferma dans sa chambre et n’en sortit que très rarement. Dans le noir, elle perdit peu à peu ce qui permettait son talent : ses yeux, et sombra dans la mélancolie et l’oubli. Je me sentais responsable de son état, et cela ne faisait qu’accroître ma propre peine, même si personne ne s’en rendait compte. Je la connaissais ; elle donnait toujours tout de sa personne, à commencer par son amour. Elle l’avait donné sans retenue à cet homme et il le lui avait pris sans jamais le lui rendre, la laissant condamnée à vivre comme une coquille vide, sans sentiments. Vivre ? Mais non, elle ne vivait déjà plus…

Je posai ma plume et pris ma tête entre les mains. Les larmes coulaient malgré moi sans que je puisse les retenir. Il y avait si longtemps que je n’avais pas pleuré… C’était tout, je ne pouvais plus continuer. A quoi bon continuer, puisqu’il n’y avait plus rien après ? Ma sœur était morte, point. Il n’y avait même pas besoin d’écrire. Cependant il restait une chose à faire. Je tournai la tête vers le chevalet recouvert de toile posé dans le coin de la pièce. Hastël m’avait laissé cette peinture avant de mourir, la seule qu’elle ait réalisée sans ses yeux. Elle m’avait laissé un mot disant : « quand tu voudras te souvenir de moi, regarde-la. En attendant vis ta vie, petit frère, car c’est ton tour d’être heureux, après que je l’aie été, même si brièvement. » Oui, j’avais été heureux malgré son absence, je ne puis le nier, parce qu’il fallait bien que je vive, mais il y avait toujours eu un vide immense dans mon cœur, un vide qui ne se refermerait jamais.
Je me tournai presque instinctivement vers le coin sombre du bureau et me levai. Le chevalet couvert de tissu était toujours là, la poussière s’y était accumulée au fil des années. Je ne l’avais jamais soulevé depuis qu’elle m’avait légué sa toile car je ne pensais pas l’avoir méritée, et je me sentais toujours coupable. Mais aujourd’hui ce n’était plus à moi de me juger, c’était à ma sœur. J’avais fait pénitence assez longtemps. Avant de soulever le tissu je fermai les yeux pour me sentir plus proche d’elle qui avait réalisé ce tableau dans la même obscurité et ôtai enfin la dernière barrière entre nous.
C’était au-delà de tous mes espoirs de pardon. Dans la seule peinture qu’elle m’ait jamais laissée, je perçai enfin le secret de son talent à travers toute la beauté du monde. Elle était là, elle me souriait comme elle n’avait jamais souri à personne, du sourire de son enfance. Aussi sublime qu’au temps de notre jeunesse, je la vis resplendir, seule au milieu d’un vaste champ qui s’étendait à l’infini derrière elle. Mais ce qui me frappa le plus dans ce tableau, ce fut sa couleur : blanc. Il n’y avait pas trace d’une autre couleur, tout était dans les tons blancs ; même le ciel semblait rempli de nuages. Je me sentis happé par la pureté du paysage d’où elle avait l’air de m’appeler à la rejoindre. J’aurais tout donné en cet instant pour y être. J’étais plus heureux que jamais, car il y avait dans ce blanc toute son innocence, son amour et ce qui valait tous les pardons du monde. Je compris alors qu’elle ne m’en avait jamais voulu, et même qu’elle me faisait comprendre qu’il ne lui avait plus resté que moi après la trahison de son fiancé. Moi je ne l’avais jamais trahie, jamais quittée. J’étais restée à ses côtés jusqu’à ses derniers instants et avais été l’un des seuls à pleurer sincèrement sa mort, alors que même la famille avait eu honte de ma sœur qui s’était cloîtrée en renonçant à sa brillante carrière. Elle n’avait pas tenu sa promesse mais qu’importait ? Je n’avais cherché ni ses remerciements ni sa reconnaissance. Je les avais attendus pourtant, malgré moi, et elle venait de me les donner. Je crois que je ne l’avais jamais autant aimée qu’en cet instant et je me rendis compte qu’aucune des femmes qu’il y avait eues dans ma vie, pas même mon épouse que j’aimais pourtant sincèrement, n’égalerait l’affection que j’éprouvais pour ma sœur. Elle n’était plus là mais le serait toujours à travers ce tableau.
Je poussai un soupir et regardai avec surprise la vieille pendule : il y avait plus d’une heure que j’étais là. Ma femme devait m’attendre avec mes enfants. J’avais moi aussi mon existence à mener. Je remis en place l’étoffe et, le cœur enfin apaisé, tournai la clé de mon bureau. Dehors, la neige avait commencé à tomber.
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