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Joute 9 : Prisonnier(s) [Les textes]
(Sujet créé par Zacharias l 02/02/05 à 08:25)
Encore une fois vous avez été très nombreux a participer a cette joute.
Vous allez donc découvrir les 10 textes reçus.
Moi je pense que 10 textes c'est bien pour un sujet qui n'inspirait personne
Je suis là, sur le lit dur. Je frictionne inlassablement mes orteils les uns contre les autres. Cela ne chauffe pas. Inutile, je sais, mais je continue de me frotter les pieds. Au moins le bruissement de la laine contre la laine ( Bénis soient les bas de laine ! ), donne un son régulier, apaisant. Meubler ce silence. Le bout de mes doigts aussi sont gelés, je peine à tenir ma plume. J’ai glissé la main gauche sous ma poitrine, là, il y fait encore chaud. Face à moi, le mur blanc. Gris plutôt. Vide, plat, morne. Je suis lasse et j’ai froid. Le « sritch scritch » de la plume sur le papier accompagne le « frot frot » de mes pieds.
Aujourd’hui, encore, la journée est passée comme un souffle. Un soufflet devrais-je dire. Compressée, compressée, compressée…On m’a vidé jusqu’à ma dernière goutte de potentiel. Tout ça pour réactiver un feu…un soufflet vous dis-je ! Et une fois leur emprise lâchée…libérée. Non. S’il suffisait de quelques heures de sommeil pour récupérer cette substance que l’on nous soutire avec tant de fermeté, ce moment de solitude dans la cellule serait une délivrance alors.
Il neige dehors. Il n’y a pas de fenêtre, mais il a neigé toute la journée, il doit neiger la nuit aussi.
Comment font les autres pour ne jamais parler de partir ? Je ne comprends pas. Partir…Prendre un chemin sans savoir où aller. Trouver sans même chercher. Un parcours allant de découvertes en découvertes. Chaque instant unique. Laisser derrière soi ce que l’on n’a pas entièrement vécu. Insouciance. Oublier et se faire oublier, puisqu’ils ne peuvent pas me faire confiance.
Ma main gauche s’ engourdit à force d’immobilité. Je l’ai retirée de sa place douillette, pour agiter mes doigts très vite, ne pas laisser de nouveau le froid gagner.
Un jour je suis partie. Mes échecs lamentables en salle de cours, les mots dits tout bas, les moqueries ouvertes… j’ai quitté cet univers. Elles n’ont rien vu, je suis partie, elles ne l’ont même pas remarqué. Pas tout de suite. J’ai le souvenir encore intense des chemins mous, des monts, des paysages déserts, comme un océan. Cette impression de voir les minutes se jouer du Temps, s’envoler. Retirer sa peau de tous les jours, s’imprégner de chaque sensation et ne faire qu’un avec l’espace. S’émerveiller de tout.
Ici, il n’y a plus rien. L’ivresse de la première année s’est sauvée aussi vite que mes espoirs, des illusions, désillusions.
Pénible souvenir : mon retour. Encore bercée par l’enchanteresse de mon escapade, on m’a bousculée. Les pieds de retours sur terre. Brutal. Flanquée de mes voisines de cellule, la maîtresse des novices, et deux Acceptées que je n’ avais jamais remarquées. Mes « amies » novices, en larmes ( « Tu m’as fait la peur de ma vie ! » ; « On t’a cherché partout ! » ; « Nous n’avions aucune idée de l’endroit où tu étais ! »). Rage, inquiétude, soulagement, colère ? Tout à la fois. Cela justifie t’il le fait d’avoir prévenu la maîtresse des novices ? Ses paroles ont eut sur moi l’effet d’une pluie d’orage. Chaque mot m’a pénétrée jusqu’à la moëlle des os. Comme autant de coups de fouet. Mes yeux plein de larmes qui humidifient à peine. Elles ne sont pas heureuses. Alors pourquoi ne font elles pas comme moi ? Je ne comprends pas.
S’écraser.
Ils ont tord et je n’ai pas raison.
« Inconsciente ! »
Ils ne comprennent pas. Ils ne savent pas. Ils ne veulent même pas.
S’écraser.
C’était il y a plus de 6 mois maintenant… Le soleil brillait…
La bougie est presque entièrement consumée. Les yeux commencent à me piquer, je suis fatiguée.
Aujourd’hui, je suis ici. J’ai l’impression que je ne pourrai jamais en voir la fin. Peut-être faut-il tout accepter ? La solution ?
J ‘ ai déplacé la bougie, plus près de ces pages. Un halo de lumière est apparu sur le mur, l’ombre de ma main y est projetée, gesticulant au rythme de mon écriture, sihouette floue agrémentée d’une plume qui frémit à chaque mouvement. Je resterai encore longtemps ici, entre quatre murs, enfermée dans l’enceinte de cette Tour éclatant de Lumière. Ils ne me laisseront pas partir avant…
Je vais souffler la bougie et fermer les yeux maintenant. M’endormir et quitter ce monde le temps d’une nuit.
Texte B : Cançon de la polida presoniera é del rei trobador
CHANT UN
Le cantique du vent dans les ramures l'éveilla . Les feuillages alentour fredonnaient un accompagnement soyeux au chant qui évoquait les monts, les villes et les campagnes qu'avait visités le Notus avant de s'égarer dans sa forêt .
Elle s'imprégna avec un plaisir doux-amer des arômes multiples qu'il transportait sur son aile . Les senteurs du sous-bois, mousse, terre et fougère l'avaient rapidement lassée et les parfums d'Orient, la fragance des roses dont elle réclamait naguère une profusion dans sa chambre et même les effluves pénétrants des marchés de Tolosane lui manquaient .
La brume légère qu'exsudait l'herbe de la clairière se teintait d'une opalescence annonciatrice de l'aube . De folâtres volutes se mirent à danser autour de ses pieds .
Ses pieds ?
N'était-ce pas désormais à son pied qu'elle devait penser ?
Elle laissa couler des larmes qui se mélèrent à l'humidité nocturne que le soleil bientôt levé dissiperait rapidement . A travers les gouttes irisées, son monde se réduisait au cercle flou d'une clairière embuée .
CHANT DEUX
" Le chant de ma bouche
Quelle joie s'il touche
Le coeur de ma dame,
Couronnant ma flamme ! "
Cette voix !
Elle aurait reconnue entre mille et mille encore le timbre grave de Raimbaud de Tolosane . Elle rêva que son coeur allait éclater . Mais était-ce un coeur, ce battement sourd qui faisait vibrer chaque fibre de son être ? Cet émoi prenait bien racine en quelque lieu intime .
" Cher seigneur, n'ai-je pas couronné votre flamme de l'ardeur de mon amour ? "
Roxana la Brune !
Elle aurait voulu pouvoir hurler et maudire le nom de l'heureuse rivale, révéler au monde entier que la fière comtesse Roxana de Tyr était une magicienne et qu'elle avait ensorcelé le roi-troubadour .
Mais déjà la sorcière guidait son amant vers le centre de la clairière, sous la frondaison de l'arbre superbe qui régnait là comme un souverain au milieu de ses courtisans .
Elle frémit . Sa gorge, si Roxana l'ensorceleuse lui en avait laissé une, se serait déchirée sous les cris de fureur et de chagrin exhalés . La maîtresse de Raimbaud de Tolosa avait sciemment mené celui-ci en cette partie presque secrète de la forêt pour narguer sa victime et jouir de sa détresse .
" Ce lieu est magnifique ! Roxana, je vous sais gré de me l'avoir fait connaître . Si près de ma cité ... Nous y reviendrons, ma mie, et j'y chanterai pour vous, louant votre beauté dans le plus charmant des écrins .
- Aussi souvent que vous le désirerez, mon cher amour . "
Le roi-troubadour se laissa aller à un rire ravi et chaque éclat de rire fut comme une flèche empoisonnée se fichant dans le tronc de l'arbre solitaire . Le feuillage de celui-ci s'agita, bien que le vent s'en fût allé vers d'autres cieux, d'autres forêts . Le beau cavalier sauta à terre et recueillit l'une des feuilles tombées qu'il offrit à sa compagne avant de l'aider à descendre de cheval, ses longues mains de musicien autour de la taille étroite de la magicienne .
" Admirez ce joyau de la nature, ma tendre amie . D'or dessus et de blanc velours dessous . Je n'ai pas souvenance d'avoir jamais vu, même en votre pays d'Orient, de si bel arbre . Son port élancé, son feuillage scintillant sous l'azur, son écorce lisse et pâle comme la chair d'une jeune fille méritent bien un chant . "
Elle éprouva un douloureux élan de joie à entendre Raimbaud la louanger .
Avant que la comtesse de Tyr ne s'avisât de ses manoeuvres, c'est à peine si elle avait pu attirer sur elle les regards du roi-troubadour et encore moins susciter quelques vers à la gloire de sa jeune beauté . Ah ! Ironie cruelle ! Etre enfin remarquée alors qu'elle n'était plus celle qui, si peu de jours auparavant, usait de stratagèmes enfantins pour ravir Raimbaud à sa jalouse maîtresse ! Elle pleura sa longue chevelure blond doré dont le soleil méridional était épris, son teint de lys et ses yeux myosotis qui attiraient les bruns damoiseaux comme le nectar enivrait les papillons . Elle se lamenta sur la perte de son corps délicat et friand d'étreintes amoureuses . Elle regretta son insouciance et maudit son père qui, raffolé d'elle et cédant à tous ces caprices, l'avait convaincue qu'il lui suffisait de vouloir pour posséder . L'enchanteresse orientale s'était chargée de châtier sa présomption en lui jetant un sort de transformation . Lui avait-elle accordé une beauté inutile pour lui donner à déplorer l'ancienne ?
Lorsque le roi-troubadour s'assit à même l'herbe sous ses branches flexibles, hélas trop élevées pour qu'elle pût espérer seulement le frôler, elle s'ouvrit à toutes les sensations qu'un arbre peut éprouver . Dans sa prison de bois, à jamais immobile, à peine vivante, mais suffisamment consciente pour payer durement le prix de son orgueil, elle suivit le cours imperceptible de la sève et investit chaque partie de son nouveau corps , des racines jusqu'aux futures feuilles douillettement endormies dans leurs bourgeons . Elle écouta, respira, vibra . Toutefois, un arbre ne saurait voir clairement . Ses myriades de feuilles pleurent une odorante rosée telle les larmes d'yeux dont elles évoquent souvent la forme . Mais forme n'est pas fonction et c'était donc à peine si la jeune ensorcelée pouvait distinguer de vagues silhouettes nimbées de regrets .
CHANT TROIS
Ainsi, dans sa mémoire feutrée, le visage de Raimbaud, le roi-troubadour qui régnait courtoisement sur Tolosane et avait réuni autour de lui les meilleurs poètes et les plus fameux musiciens, demeura pour toujours jeune et beau . Nulle ride ne vint cerner la bouche qui aimait tant rire et chanter, ni plisser le front noble, nulle mèche blanche ne vint déparer la longue chevelure brune qu'elle avait rêvé de caresser, et le fardeau des ans ne plia pas la taille élevée du fier guerrier .
Raimbaud de Tolosane tint parole et revint régulièrement se reposer sous son frais ombrage . Bien sûr, le plus souvent, Roxana la brune l'accompagnait pour se réjouir du malheur de celle qu'elle avait enfermée dans une prison d'écorce pour la punir d'avoir espérer séduire le roi-troubadour .
Une fois, pourtant, il vint seul et adossé au tronc dont il avait loué l'aspect, il chanta en s'accompagnant du luth .
" Comme une île
Dans l'air tranquille
Geste pur, émoi
D'un courbe rameau
Souple chair du bois
Berceau des oiseaux
Recueil de leurs songes
Frisson d'aile, de feuille
A l'ombre de la terre
Souffle de clarté
Essor des murmures
Forme de vent
Chargée de rêves
Immobile voyageur
Elan vers l'azur
Racines profondes
Et Livre d'heures
Enluminé d'or solaire
De pâle splendeur
Parfaite présence
Gardien des secrets "
Elle en pleura de joie et d'émerveillement de petits diamants de résine translucides que des enfants, passants, ramassèrent en criant de plaisir .
CHANT QUATRE
A l'automne, les chasses du roi-troubadour l'amenaient souvent dans les entours de la clairière et il s'y reposait volontiers . L'or rouge des feuilles en forme de coeur lui agréait et il en ornait la robe écarlate de Roxana de Tyr . La magicienne acceptait en riant ces bijoux éphémères, involontaire hommage de sa victime .
Puis vint le doux engourdissement de l'arrière-saison, quand les sources de la sève se tarissent et que les feuilles s'alanguissent une à une pour joncher le sol comme une robe de soie amoureusement défaite . Peut-être le roi-troubadour poursuivit-il la bête noire au cours de l'hiver mais sous la chappe de neige, l'arbre blanc et nu n'était rien de plus qu'un squelette gracieux endormi dans l'attente du renouveau .
Saison après saison ...
Année après année ...
Elle aimait le printemps qui lui donnait l'illusion du mouvement quand la vie jaillissait en elle depuis ses racines plongées dans le tendre humus nourricier jusqu'aux bourgeons gorgés d'impatience . Elle frémissait de plaisir lorsque ceux-ci s'ouvraient au soleil, libérant l'extase des minuscules feuilles d'or pâle .
Mais c'était l'été qu'elle préférait . La chaleur, oppressante dans les cités, poussait le roi-troubadour à rechercher les ombrages des forêts et particulièrement en ce lieu qu'il affectionnait . La chasse n'étant guère un passe-temps estival, Raimbaud de Tolosane délaissait volontiers l'arc et l'épieu pour le luth enchanteur . Bien que la jalouse magicienne l'accompagnât le plus souvent, la captive puisait dans ces rencontres qu'elle imaginait amoureuses un espoir aussi fragile que les nervures délicates de ses feuilles cordiformes . Arbre, son espérance de vie dépassait celle des humains et la sorcière en viendrait bien un jour à rendre son âme noire à qui la réclamerait ! Alors le roi-troubadour lui appartiendrait enfin !
Ignorait-elle ou voulait-elle ignorer que celui-ci aussi mourrait à son heure ?
Combien d'années s'écoulèrent ainsi dans la douce torpeur de l'automne, dans l'endormissement de l'hiver, dans la volupté du printemps et dans la fièvre de l'été ? Un arbre ne compte pas les cernes que le temps ajoute à son aubier . Mais l'amertume et parfois la colère se mélaient étroitement à l'étrange beauté dont elle se sentait investie .
CHANT CINQ
Cette année-là, Raimbaud de Tolosane ne vint pas .
Ni l'année suivante ...
Pas plus que la troisième .
L'impatience, l'incertitude puis l'inquiétude la tourmentèrent jusqu'à la dépouiller de ses feuilles bien avant la rousse saison . Ses racines l'enchaînaient alors qu'elle n'aspirait qu'à courir au palais . La peur irriguait ses nervures et racornissait les limbes jadis dorés . Son orgueilleuse frondaison se courba sous le faix du chagrin .
Deux cavaliers passaient au pas de leurs puissantes montures . Les branches languides semblèrent se tendre, oh, à peine ! vers eux . Aveuglée par la perte de son feuillage, la prisonnière sut pourtant qu'aucun des deux n'était le roi-troubadour .
" Foulques ! Que cet arbre est triste à voir ! Quelque maladie le ronge .
- N'est-ce pas celui que notre Raimbaud affectionne ?
- Si fait ! Le fera-t-il couper lorsqu'il nous reviendra ?
- S'il revient ...
- Crois-tu que les splendeurs de l'Orient lui font oublier la douceur tolosane ?
- L' Orient a pour notre roi les yeux sombres de la belle Roxana . En sa ville de Tyr, elle est souveraine . Et sur Raimbaud, elle règne sans partage puisque notre pauvre reine est demeurée au pays .
- Les rois d'Occident ont repris la Ville Sainte aux incroyants et consolidé les colonnes du royaume galate . Notre roi embarquera bientôt au port d' Ascalonie et Tolosane se parera comme une épousée pour son retour .
- Que le Dieu qui n'a pas de nom fasse que ta parole soit vraie, Thibault .
Raimbaud de Tolosane revint enfin en son royaume de vastes forêts, de collines odorantes et de vignes renommées . Elle l'apprit par les conversations brouillonnes des oiseaux venus se reposer sur ses branches graciles . Elle puisa dans la nouvelle tant attendue la force de revivre .
Le roi-troubadour retrouva bientôt le chemin de la clairière . Sa démarche s'était faite plus lente, plus lourde . Sa voix s'éraillait parfois au détour d'un chant dédié à la beauté inchangée de la comtesse de Tyr .
CHANT SIX
" C'est cet arbre ?
- Oui, mon brave . Ne ménage pas ta peine et que le travail soit bien fait .
- Bah ! C'est la bonne saison pour couper un arbre . La sève descend . "
Le premier coup ouvrit une large blessure à la base du tronc pâle et lisse . Un cri muet secoua l'arbre meutri par le bûcheron .
Au second coup, les branches tentèrent d'invoquer le ciel indifférent et les ultimes feuilles en forme de coeur planèrent jusqu'au sol comme autant de vaines suppliques .
" Les planches qu'on en tirera n'auront pas le temps de sécher, messire !
- Certes . Mais la dernière volonté de notre défunt roi était que son cercueil soit façonné dans le bois de cet arbre et de nul autre .
- On dit que la belle comtesse a fait du foin .
- Cela ne te concerne pas, bûcheron ... Mais il est vrai que la comtesse de Tyr s'est élevée contre ce voeu, clamant que cet arbre est maudit . Toutefois notre reine s'est empressée de l'envoyer en exil sous bonne escorte et elle m'a demandé de veiller à ce que Raimbaud soit obéi . Alors continue ton travail . Notre roi sera porté en terre demain .
Lorsque le bûcheron abattit sa hache pour la troisième fois, le cri silencieux de l'arbre n'exprimait plus ni souffrance ni terreur mais une joie extrème .
Raimbaud de Tolosane le roi-troubadour, allait être sien pour l'éternité .
Texte C : La fenêtre
Le matin est brumeux, et le soleil blanc inonde le grand jardin. Il fait froid. Elle n'a pas fermé les yeux de la nuit. Comment aurait-elle pu? Elle est devant la fenêtre, sur une chaise. Assise de manière peu élégante, les bras pendants, la tête penchée sur le côté, ses cheveux blonds défaits. Il fait froid. Et tout ce qu'elle porte est une chemise de nuit en lin blanc. Le soleil commence à lui faire mal aux yeux; elle décide alors de se lever pour tirer les rideaux. Elle s'arrête devant la vue magnifique, l'endroit où elle jouait étant petite, avec tous ses cousins. Le château, bien que vaste, lui semblait minuscule. Il était vieux et elle ne s'y était jamais sentie à l'aise. Il y traînait toujours des gens qu'elle ne connaissait pas, ou si peu. Le seul moment où cet endroit prenait vie était lors des fêtes organisées par son père, le roi. Toute la cour était là. Lui, aussi... Le jour où elle l'avait rencontré, ils avaient tous deux été présentés très formellement:
-"Votre Altesse Rose, voici Harod, de la maison Amsden".
Toute la soirée, elle l'avait observé. Le lendemain matin, ils avaient marché dans les allées du jardin. Le jardin qui est devant ses yeux. Leurs pères avaient officiellement annoncé leurs fiançailles.
Elle se retourne soudain: sa nourrice est devant la porte; elle vient de la refermer derrière elle. Elle regarde la jeune fille d'un air compatissant. Sans un mot, elle se dirige vers la cheminée et y dépose deux grosses bûches; le foyer était presque éteint. Rose se tourne à nouveau vers la fenêtre, sans rien dire. Son regard froid se pose sur les bords de la rivière. Elle entend sa nourrice parler. La porte s'ouvre, et se referme. Elle est partie.
Harod. Ce nom lui semble presque étranger. Elle l'avait tant adoré. Tous les soirs, elle le répétait sans cesse, pour s'endormir. A présent, elle sait qu'elle ne pourra plus jamais le prononcer. Elle voudrait le hurler, ouvrir la fenêtre, et hurler son nom pour qu'il revienne. Pour qu'elle le voie près de la rivière, comme il était avant. Elle le hait tellement. Elle voudrait mourir de haine, pour qu'il souffre encore plus.
Il ne peut plus respirer. La bouche grande ouverte, il inspire tout l'air qu'il lui reste. Son souffle lui revient dans le visage... son haleine est âcre de faim, lourde de peur. Il est debout, il ne peut pas bouger. Il fait noir et froid. Il n'entend rien. Sa gorge lui fait si mal. Il avale le peu de salive qu'il a dans la bouche. De l'eau! De l'eau... il veut tellement mourir qu'il en pleure. Il récolte ses larmes coulant le long de ses joues avec le bout de sa langue. Personne ne pourrait le reconnaître; son visage est tellement crispé. Il a si mal.
Ses jambes tremblent, son ventre tremble. Il suffoque. Ses quatre murs ne lui laisse pas une once d'espace. Des gouttes innombrables de sueur coulent le long de son corps mutilé par la torture. Ses doigts sont en sang à force de gratter la pierre.
Rose! Ses souvenirs sont si flous, il ne peut plus penser. Mais il la voit, devant lui: il lui dit comme il regrette, comme il aurait voulu qu'ils se marient et qu'ils aient des enfants tous les deux. Comme il s'en fiche du pouvoir et de la richesse, comme il voudrait qu'elle lui sourie, maintenant. Mais même en l'imaginant, il la voit anéantie, les yeux rouges, cernés, la respiration profonde de haine.
Mon dieu! Mais pourquoi avait-il fait tout cela? Pour quoi? Il sent son corps mourir tout à l'intérieur de lui, se desséchant lentement. Emmuré! Par pitié! Que quelqu'un l'abatte... Il ne supporte plus cet enfermement, cette douleur alourdie de remords. Il voudrait tellement hurler; hurler son nom: Rose! Mais il ne peut même plus parler, ni même murmurer.
Elle pense toujours à lui. Elle l'imagine entre ces murs, dans le noir. Elle ne ressent rien à cette idée. Elle ne faisait confiance qu'à lui. Elle ne regardait, n'écoutait que lui. Il l'avait utilisé. Mais il l'aimait, elle le savait. Sa cupidité avait pris le dessus. Il aurait pu devenir comte; il préférait devenir roi. Elle n'en revenait toujours pas de ce complot ignoble. La dynastie Arendell dont elle était la descendance avait toujours régné sur ces terres. Cette famille était infiniment respectée.
Le comte de Amsden, le père d'Harod, avait trahi la confiance qu'entretenaient depuis toujours ces deux maisons. D'après les conseillers du roi, des réunions plus que suspectes avaient pris place dans les différentes tavernes de la ville; jamais deux fois la même. Après leur arrestation par la Garde, ils avaient tout avoué. Le complot, les instigateurs: Les Amsden. Harod. Ils avaient engagé des sorciers, des mages... elle ne sait plus exactement; elle ne pensait pas que des êtres de cette sorte existaient encore. Harod voulait tuer son père, le roi! Harod voulait la tuer, elle, l'héritière du trône. Elle écrase son front contre la fenêtre. Elle a encore du mal à y croire. Sur les bords de la rivière, ils étaient tous les deux assis dans l'herbe, riant aux éclats, quand soudain des représentants de la Garde étaient arrivés. Ils l'avaient emmené, l'accusant de haute trahison contre le roi et sa fille. Elle l'avait alors regardé. Il avait baissé les yeux, pleurant comme un enfant. Elle ne l'avait jamais vu pleurer. Il n'avait pas protesté. Il n'avait opposé aucune résistance. Il avait voulu qu'elle meure. Elle se dit que peut-être, c'était la faute de son père, que c'était lui qui l'avait entraîné dans ce complot.
Et pourquoi se rapprocher d'elle, si de toute manière ce n'était pas à lui de se salir les mains? Elle ne comprend pas. Elle doute.
Il sent son corps se tendre de plus en plus. Ses muscles ne pourraient se contracter d'avantage. Il voudrait tellement pouvoir s'allonger. Tout ce qu'il peut faire, c'est se balancer légèrement d'avant en arrière. Il cogne sa tête contre le mur, doucement. Et de plus en plus fort. Les murs suintent. Il ne sait plus où il est. Il oublie qui il est ; il pense à la rivière. Comme ils aimaient y discuter et rire durant des heures! Il s'imagine allongé dans l'herbe fraîche. Il se retourne, mais elle n'est pas à côté de lui. Surpris, il lève alors les yeux, et l'aperçoit au loin. Elle l'observe, derrière la fenêtre de sa chambre. Il plisse les yeux, mais ne peut distinguer l'expression de son visage. Est-ce qu'elle lui sourit? Il ne voit pas bien... Bon dieu! pourquoi est-elle si loin qu'il ne peut pas voir son visage? Qu'est-ce que son visage veut lui dire? Il veut aller vers elle, mais il ne peut pas bouger. Il est entre quatre murs, et il est en train de mourir.
Elle tombe sur son lit, les bras en croix. Elle ferme les yeux. On dirait qu'elle dort. Mais elle est affolée. Elle se rend compte. Lentement, elle réalise. Elle ne sait pas vraiment quoi. Elle l'imagine, mourant de soif entre ces murs. Elle ressent... quoi exactement, elle ne saurait le dire. Les murs épais de sa vaste chambre de princesse semblent se refermer sur elle. Elle a du mal à respirer. Elle se relève, et essaye d'enlever sa chemise de nuit. Elle panique, les yeux exorbités mais vitreux. Elle finit par la déchirer, et se retrouve nue, là, au milieu de la pièce. Elle ne peut plus respirer! Elle se rend compte... Elle ne peut plus crier. Elle voudrait lui dire qu'elle l'aime tellement qu'elle voudrait être en train de crever entre ces quatre murs, avec lui. Elle cherche de l'air, mais il n'y en a plus.
Il ne sent plus rien.
Il la voit, nue, tétanisée: elle ne peut plus bouger. Il la voit parler, mais il ne peut entendre ce qu'elle lui dit. Son si beau visage est déformé par la tristesse. Il n'y a plus de haine dans son regard. Elle veut lui dire quelque chose. Rose. Elle a besoin d'aide. Il voudrait la prendre dans ses bras, la consoler.
Elle se cogne au mur, et tombe lourdement sur le sol. Elle s'enfonce dans le noir. Est-elle en train de mourir? Est-il déjà mort? Mon dieu, pourvu qu'il le soit. Pourvu qu'il n'ait plus mal.
Texte D : Les sept Lunes
Une odeur de bois brûlé mêlée à celle du sang et de la mort. Les corps des gardiens et des humains qui ont mené l’attaque jonchent le sol de pierre… Edryn marche au milieu des ruines fumantes et jette un dernier regard sur ce qu’il reste de l’édifice. Un vent froid balaie ses longs cheveux blancs et en fermant les yeux il peut voir la majestueuse beauté du bâtiment. Les hauts murs de pierre et les immenses colonnes, les tours pointant vers le ciel et son harmonieuse unité avec la forêt. Il se souvient des heures passées en paix auprès des siens, auprès de sa bien aimée.
Jamais personne n’a osé pénétré aussi loin dans la forêt d’Orianthe. Qui sont ces profanateurs ? Ils portent des vêtements étrangers à tout ce que les enfants d’Asuryan ont pu voir jusque là, leurs corps sont recouverts de métal, ils sont une insulte à la nature.
Aldril remplace la corde de son arc, il n’a jamais raté une cible. Thanil joue machinalement avec ses poignards. Ils attendent les ordres mais ils savent tous ce qui les attend.
Edryn sert les poings et Ragan vient poser une main sur son épaule. Plus grand que son chef de clan, plus grand qu’aucun elfe, il porte comme lui des vêtements dans les teintes grises vertes et brunes ainsi qu’une armure faite de plaques d’écorce de Mélorn. Les mots sont inutiles, ils se comprennent. Bien que leurs frères méritent une sépulture décente, cela devra attendre. Les humains ont violé l’interdit, ils ont détruit le temple, tué les gardiens et ils ont capturé une prêtresse. Celanil est toujours vivante, Edryn le sait, il peut le sentir à chaque battement de cœur. Si les humains la touchent… L’elfe serre les poings si fort que ses articulations en sont blanches, l’expression de ses yeux gris ferait reculer un démon majeur. Celanil doit être sauvée et les humains doivent mourir.
Les elfes ne sont pas nombreux, une vingtaine tout au plus, mais Edryn sait qu’il peut compter sur les hommes de son clan, sur eux et sur ses deux épées. Il est aussi fort que Ragan mains d’argent et aussi rapide que Lorellion aux pieds agiles. Il n’a pas le choix, s’il n’était pas prisonnier de son devoir, c’est son cœur qui l’obligerait à agir. C’est une chasse qui commence et leurs proies n’en sortiront pas vivantes.
Il reste une heure environ avant le coucher du soleil, mais déjà on peut voir apparaître dans le ciel, Sonova l’impatiente, la première des sept lunes.
Mornak n’avait pas prévu de rencontrer une telle résistance à l’intérieur du temple, beaucoup de ses hommes ont trouvé la mort dans ce combat insensé. Quoiqu’il en soit, le pouvoir ne s’acquière pas sans quelques sacrifices. Que représentent quelques vies en échange de la récompense promise. Le sang d’un être aussi pur qu’une prêtresse elfe sera une offrande de choix pour Amanankar, le dieu du monde souterrain. Le prêtre se frotte machinalement les mains. Avec sa petite taille et sa robe de tissu rouge et noire, quelqu’un de non averti pourrait croire qu’il est inoffensif au milieu des guerriers en armures qui l’accompagnent. Pourtant il ne faut pas s’y tromper, mis à part Olok, c’est bien lui le plus dangereux. Prisonnier de ses ambitions, il est prêt à tout pour parvenir à ses fins. Mais rien n’est encore fini, il faut sortir de la forêt.
Le capitaine des gardes avance en tête de ses hommes. En dehors de sa taille immense et d’une épée à deux-mains attachée dans le dos, aucun signe ne le distingue des autres. Comme eux il porte une armure de métal noir marqué du crâne rouge.
- Maître Mornak, s’écrit-il soudain, nous sommes déjà passé par ici.
- C’est impossible Olok, vous devez faire erreur, nous avançons en ligne droite depuis des heures. Le prêtre est cependant bien moins sûr de lui que le ton de sa voix ne le laisse penser. Il parcourt des yeux la forêt qui l’entoure, les arbres sont immenses, plus grands que tous ceux qu’il a pu voir jusqu’ici. Comment se repérer dans un tel environnement ? Peu importe, il y est presque, cette fois c’est sûr. Encore quelques heures et il sera hors de cet enfer vert, et il aura le pouvoir et tous ramperont devant lui… Oui il aura le pouvoir et tous ramperont. Un sourire sans joie vient effleurer son visage.
La nuit tombe et dans le ciel Kiaransalie l’orgueilleuse, seconde des sept lunes, a fait son apparition.
Edryn et son clan ont suivi la piste sans difficulté. Les humains ne connaissent pas le langage de la forêt. Ils restent groupés et laissent sur leur passage des traces qu’un enfant pourrait suivre, des empreintes sur le sol, des branches cassées. Ils sont si ignorants, ils n’en sortiront pas vivants.
Edryn s’arrête soudain, il pose les mains sur l’écorce rugueuse d’un grand arbre, une écorce sous laquelle coule la vie. Il entre en communion avec l’Alorn ; l’ainé est peut-être prisonnier du sol mais sa mémoire est immense, il connaît des choses que seuls ceux qui connaissent son langage pourront apprendre. Edryn sait. Les yeux fermés il partage son savoir. Telles des statues vivantes ses compagnons attendent, immobiles en scrutant les environs. Ce n’est que lorsque leur chef ouvre enfin les yeux pour reprendre la chasse qu’ils se remettent eux-mêmes en marche. Ils ne posent aucune question, l’arbre a indiqué la direction à suivre et un aîné ne fait jamais d’erreur.
Rapides, silencieux comme la mort, les elfes continuent leur route.
Edryn entend encore les dernières paroles de l’aîné raisonner dans sa tête : « va maintenant seigneur de la forêt, va mais ne te laisse pas emprisonner par tes émotions. Tu sais ce qui t’attend. » Oh oui il sait, ils le savent tous, mais tout ce qui compte pour le moment c’est sa douce Celanil…
Dans le ciel, une troisième lune éclaire la nuit, Niska l’écarlate.
Cette douleur qui envahit tout son corps, que se passe-t-il ? Où est-elle ? Pourquoi cette corde est en train de mordre ses poignets ? Ce liquide rouge qui coule de son front à travers ses long cheveux d’argent… du sang… son sang. Et ces hommes qui sont-ils ? Ils parlent forts et leurs habits de métal font du bruit à chacun de leurs pas.
L’un d’entre eux, plus grand que tous les autres s’avance vers elle. Ses cheveux noirs sont coupés courts et il n’y a aucune expression dans ses yeux sombres.
- Maître Mornak, elle a reprit connaissance, s’écrit-il en regardant par dessus son épaule.
Un autre humain a rejoint le premier, ses vêtements sont différents, il porte une robe de prêtre rouge et noire. C’est certainement lui qui commande.
- Vous êtes réveillée, dit-il simplement.
- Pourquoi ? C’est tout ce que peut articuler l’elfe. Puis elle prend de l’assurance, elle retrouve son calme et se contente de sourire avant d’ajouter : « vous êtes fous ».
Mornak est surpris par tant de bravoure mais il reste sûr de lui… Il aura bientôt le pouvoir, oui c’est ça, le pouvoir.
- Pourquoi ? Me demandez vous ! Mais pour répondre aux exigences de mon dieu. C’est quelque chose qu’une prêtresse peut comprendre. Amanankar aime le sang et un être aussi pur que vous fera un sacrifice de choix. Je serai élevé au dessus de la masse, je deviendrai haut-prêtre. En prononçant ces mots Mornak se frotte les mains et une lueur brille dans ses yeux.
- Qu’est ce qui emprisonne votre cœur ? La foi ou l’ambition ? Peu importe, vous allez bientôt connaître un immense bonheur puisque vous allez rejoindre celui vers qui se tournent vos prières. Vous ne sortirez pas de la forêt vivant. Dans la voix de l’elfe se mêlent fierté, tristesse et peur.
Cette peur, Mornak en est certain, ses hommes et lui n’en sont pas la cause. La prêtresse ne craint pas la mort, il peut le lire dans ses yeux d’émeraude. Avant qu’il puisse ouvrir la bouche il voit un de ses hommes courir vers lui.
- Maître Mornak, nous tournons en rond, nous sommes déjà passés par ici… Que se passe t-il, ajoute-t-il d’une voix inquiète.
Le prêtre noir se tourne vers le capitaine Olok. Le grand guerrier hausse les épaules.
- Je vous l’avais dit, se contente-t-il de répondre à la question muette.
Les deux hommes se tournent vers l’elfe. Elle sourit mais il y a toujours cette peur dans ses yeux.
- Vous savez ce qui se passe n’est-ce pas ? L’inquiétude commence à trouver son chemin dans le cœur du prêtre mais il se ressaisit aussitôt. Le sacrifice aura lieu au temple d’Arankar et il aura le pouvoir.
- Vous pensiez être les geôliers et vous voilà prisonnier à votre tour. La forêt ne vous laissera pas partir. Aucune trace de satisfaction dans la voix de l’elfe, aucun sourire sur son visage. Elle énonce une évidence, ni plus ni moins.
Alors qu’elle prononce ces mots, dans le ciel étoilé au dessus des arbres, Cyris la discrète, quatrième des sept lunes a rejoint ses sœurs.
Cette fois les humains sont tout proches, Edryn peut les sentir. Il peut sentir la présence de sa douce Celanil, chacun de ses pas le rapproche d’elle, à chacun de ses pas son cœur bat plus vite et plus fort.
Les profanateurs sont enfin à porté de tir, Aldril bande son grand arc et décoche un trait précis bientôt imité par les autres membres du clan.
Mornak lève les yeux, un de ses hommes s’est effondré, une flèche dans la gorge. Les autres ont dressé leurs boucliers pour se protéger de cette pluie de traits. Les chevaliers noirs ont surmonté l’effet de surprise, mais six d’entre eux gisent sur le sol.
- Non ! Pas maintenant, pas si prés du but ! Le prêtre enrage, mais tout n’est pas perdu. Il sera élevé au dessus de la masse, c’est son destin. Peu importe les sacrifices tant qu’il obtient ce qui doit lui revenir.
- Olok, retenez les, s’écrit-il. Le grand guerrier obéira, il est discipliné, prisonnier de son devoir.
Laissant le capitaine et une partie de ses hommes en arrière, il fait signe aux autres de reprendre la marche, en ordre serré, entraînant la prêtresse avec lui.
- Vos amis ne vous sauveront pas, vous m’appartenez, votre sang sera offert à Amanankar, dit-il en se frottant une nouvelle fois les mains.
Sourde à ses paroles Celanil a levé les yeux vers le ciel.
Avec l’apparition d’Aurile la glaciale, les lunes sont maintenant cinq.
En arrière le combat fait rage. Plus une flèche ne vole, c’est au corps à corps que sera décidé l’issue.
Edryn s’approche lentement de ses ennemis, il a le regard d’un tueur et la démarche d’un prédateur.
Olok espère distraire le chef de clan en le chargeant, laissant ainsi à son maître le temps de s’échapper. Il s’exécute en poussant un grognement menaçant. Mais l’elfe est bien plus rapide, son armure d’écorce ne pèse rien sur ses épaules. L’épée de l’humain se fiche dans le tronc d’un arbre et s’en dégage immédiatement. Edryn en profite pour entailler profondément une cuisse du chevalier. Avec un nouveau grognement Osol fait danser sa lame devant lui. Du coin de l’œil, il remarque d’autres elfes qui s’approchent avançant au milieu des corps de ses hommes. Se sentant acculé, le géant redouble d’efforts mais ce maudit elfe ne se laisse pas approcher.
Edryn perçoit des signes de fatigue chez son adversaire, ses coups deviennent moins précis et sa respiration plus saccadée. Ce n’est plus qu’une question de temps…
Finalement, dans un mouvement foudroyant, l’elfe bloque l’arme du chevalier noir avec l’une de ses épées, pendant qu’il plonge l’autre droit dans le cœur de son ennemi. La lame enchantée traverse le métal de l’armure et Osol s’effondre.
C’est une première victoire mais le prix en fut élevé, Lorellion et quatre de ses compagnons ne rentreront pas… Mais eux au moins sont désormais libres.
La chasse n’est pas terminée, il reste peu de temps. Celanil est toujours prisonnière et il y a encore des humains en vie.
Nisal la sixième lune est maintenant présente.
La prêtresse elfe s’arrête, Mornak tire violement sur ses liens.
- Je ne vous conseil pas de nous ralentir, s’écrie le prêtre.
- Vous n’avez toujours pas compris, répond simplement Celanil.
- Il n’y a rien à comprendre, je suis prés du but et Amanankar me récompensera au-delà de tout ce qui est imaginable, j’aurai le pouvoir. Vous allez nous dire comment sortir de cet endroit ou beaucoup de vos amis mourront. En prononçant ces mots il exerce une violente traction sur la corde qui le relie à l’elfe. Elle manque de peu tomber sur le sol.
- Il est impossible de sortir. Asuryan a maudit la forêt d’Orianthe, elle ne laissera personne s’en aller. Vous pouvez errer des jours et des semaines, vous ne trouverez jamais la sortie. Je ne peux rien y changer même si je le voulais, répond simplement la prêtresse d’une voix résignée.
- Vous mentez ! Et j’aurai le pouvoir… Mornak a les yeux hagards, l’ambition qui avait tissé des fils si étroits pour emprisonner son esprit est en train de faire place à la folie.
Celanil lève les yeux au ciel, elle peut y voir Nislith la sombre, septième et dernière des lunes.
A quelques lieux de là, Edryn et les siens se sont arrêtés, eux aussi peuvent la voir.
- Trop tard, c’est l’heure. Alors qu’elle prononce ses mots, la voix de la prêtresse a changé, elle est plus rauque. Ses yeux d’émeraude ont pris la couleur de l’or en fusion. Ses doigts ont commencé à s’allonger et ses ongles sont devenus des griffes. Sans aucun effort elle brise ses liens.
- Mais… que… que se passe-t-il, crie Mornak, pris de panique.
- Vous vouliez sacrifiez un être au sang pur et vous m’avez choisi, quelle regrettable erreur. Asuryan n’a pas seulement maudit la forêt, il a aussi maudit ses enfants. C’est la nuit des sept lunes, la nuit du sang. Depuis des siècles mon peuple est prisonnier de cette malédiction. Dans les yeux de la prêtresse on peut lire de la détresse mais aussi de l’excitation.
La métamorphose est maintenant complète, ce n’est plus un être aux traits délicats mais une créature couverte de fourrure, un loup de deux mètres debout sur des jambes.
Elle lève sa gueule vers le ciel et pousse un long hurlement, venant du nord, d’autres semblables lui répondent. De longues plaintes à nulles autres pareilles. Il est impossible de s'y tromper, ceux qui hurlent de la sorte ne sont pas de simples bêtes. Derrière ces cris à glacer le sang, se devine une conscience, une présence terrifiante et redoutable.
- Tuez la, tuez la, hurle le prêtre noir. Mais ses hommes se dispersent déjà dans toutes les directions. Alors Mornak s’enfuit à son tour. Il court à travers les bois, il court pour sauver sa vie et rien d’autre ne compte désormais. Les branches fouettent son visage et du sang commence à couler. Sa robe est en lambeaux. Il prie Amanankar mais il n’y a aucune réponse. Il entend les cris d’agonie de ses hommes.
Celanil court elle aussi, elle chasse. Elle est rejointe part une autre créature Même sous cette forme, elle reconnaît Edryn son bien aimé, ils partageront cette proie.
Mornak est seul dans la forêt, tous les bruis de la nature parviennent à ses oreilles comme des menaces potentielles. Il entend les hurlements tout autour de lui. S’il continue d’avancer il va mourir, s’il reste sur place… La peur l’immobilise aussi sûrement que des chaînes, aussi sûrement que ses racines retiennent l’aîné des arbres. La peur est une puissante prison. Le prêtre reste figé, sans pouvoir bouger un muscle.
Soudain il entend un grondement sourd et il sent un souffle chaud et humide sur sa nuque … La mort est aussi une prison dont on ne s’évade pas.
Texte E
La jeune fille releva la tête en entendant prononcer son nom. Les autres enfants qui occupaient la cour se tournèrent vers elle. Elle connaissait bien cette voix ; trop bien même. Elle se tourna calmement vers son ami assis à ses côtés sur le banc. Elle aurait voulu que sa propre voix ne tremble pas ; après tout ce temps elle aurait dû être normale. Elle aurait dû. « Je dois y aller, Jendaël. » Le jeune homme lui lança un regard de compréhension et de soutient. C’était tout ce qu’il pouvait mais cela suffisait à Anna. Cela suffisait à ce qu’elle s’empêche de pleurer.
Elle sourit en retour à Jendaël comme chaque fois et marcha en direction de l’imposante bâtisse qui avait le nom d’orphelinat sans faire attention aux regards qui la suivaient. Elle avait beau la connaître dans ses moindres recoins après les dix années qu’elle y avait passées, voir ce bâtiment sinistre et presque en ruine ne la remplissait que de crainte et de répulsion. Elle dut se retenir de ne pas se retourner vers Jendaël qui devait la suivre des yeux, l’air inquiet.
Le maître se tenait sur le seuil, les poings sur les hanches, menaçant comme toujours et le visage rouge de colère. Anna baissa la tête avec soumission, attendant de savoir quelle faute elle avait commise. Mais le sermon ne vint pas, et elle comprit que Melgan avait simplement besoin de se défouler sur quelqu’un, sans doute à cause d’une affaire qui avait mal marché, et que c’était tombé sur elle.
Anna ne protesta pas. Personne ne protestait contre le maître, et elle se laissa traîner par le bras à l’intérieur. Les punitions avaient habituellement lieu dans la cour pour que tout le monde puisse assister à l’humiliation d’un enfant, mais Melgan ne se donna pas cette peine. Il la conduisit sans ménagement dans la vaste cuisine de la maison, lui dit de se mettre à genoux sur le dallage froid de la cuisine et d’ôter sa chemise. Quand elle avait cinq ans cela ne la dérangeait pas d’obéir à cet ordre mais à présent qu’elle en avait quinze, elle éprouvait une certaine pudeur à s’exposer ainsi, et elle s’efforçait ces temps-ci de surveiller sa conduite pour ne pas subir cela en public. Mais le maître s’en contrefichait, il n’avait que la haine, cette haine qui lui brouillait sans arrêt le cerveau et qui semblait ne jamais pouvoir disparaître.
Le premier coup tomba. Anna ne frémit pas ; elle en avait l’habitude. A présent c’était comme un orage : elle attendait que cela passe. Elle ne sentait même plus la douleur, ou à peine. Tandis que le fouet s’abattait dans son dos, elle essayait d’occuper son esprit en pensant à autre, chose : le prochain jeu qu’elle pourrait bien inventer avec Jendaël, leur prochaine farce. Mais cette fois-ci elle se surprit à penser au chemin qu’elle avait fait pour en arriver là, sans défense sous les coups de son bourreau.
Elle ignorait l’endroit précis où elle était née, simplement que ce pays se trouvait loin, très loin, et qu’il y faisait froid. De ses parents elle n’en savait pas plus, juste qu’ils étaient morts de maladie l’année de ses cinq ans et que, n’ayant pas d’autre famille, elle avait dû quitter la maison. Elle avait erré longtemps ; elle était petite mais parfois les souvenirs remontaient à la surface : les routes, si longues, les orphelinats où elle avait tour à tour échoué pour arriver ici, à cette maison qui n’avait d’orphelinat que le nom. Tous les enfants avaient entre cinq et dix ans, Jendaël et Anna étant des exceptions. Orphelins, abandonnés par leur famille, personne n’avait voulu d’eux nulle part. A présent ils étaient prisonniers de cette ferme carrée avec sa cour au centre. A dix ans, Melgan leur trouvait une place dans un quelconque atelier où il n’étaient pas mieux traité ; ainsi il se débarrassait d’eux. Mais jamais Jendaël ou Anna n’avaient pu supporter ces lieux confinés et, après plusieurs fugues, ils avaient toujours été ramenés à l’orphelinat par leur maître exaspéré. Le soir, Melgan fermait à clef les dortoirs, après s’être assuré que tout le monde y était et, plusieurs fois par jours, le matin, au repas, après la pause, il recomptait les enfants pour voir si tout le monde était là. Il n’y avait pas eu de fugue depuis très longtemps, les châtiments infligés à ceux qui revenaient étaient les pires de tous, et Anna n’osait même pas y songer.
Elle fut tirée de ses pensées par le ton dur de Melgan. « C’est bon, rhabille-toi et va-t’en. » Anna ramassa sa vieille chemise aujourd’hui trop petite pour elle. Elle avait trouvé un moyen d’endormir la douleur, de sorte que son dos ne l’élancerait qu’une fois au lit, ainsi le matin elle pourrait se lever comme s’il ne s’était rien passé. Elle ne comptait plus les marques sur son corps. Elle acceptait sans broncher. Mais ce qui lui plaisait le moins, c’était cette satisfaction cynique qu’elle lisait sur le visage du maître quand il en avait fini, le plaisir de faire le mal. Un jour, elle lui ferait payer sa souffrance et celle de tous les autres. Un jour ; elle disait cela depuis près de dix ans et elle n’avait toujours rien fait. Elle attendait, comme le fauve attend sa proie…
Cependant la nuit ne se passa pas comme prévu. L’hiver était arrivé tôt à Arhian et le froid rendait les dortoirs invivables car peu chauffés et situés sous les toits. Pelotonnée dans son lit, Anna grelottait. Elle essayait de ne pas penser à la douleur mais ce soir cela lui était impossible. Elle avait l’impression que tous les coups qu’elle avait reçus dans sa vie remontaient à la surface pour la torturer. Elle avait dit en serrant les dents à Jendaël qu’elle allait bien. Il n’avait pas insisté. Il était si gentil avec elle. Elle le connaissait depuis son arrivée à l’orphelinat ; lui avait sept ans et elle avait tout de suite su qu’ils s’entendraient. Ils partageaient tout, leurs jeux, leurs repas, leurs rêves, leur vie. Depuis dix ans, Jendaël répétait qu’ils s’en iraient loin, qu’ils auraient enfin une vie à eux. Et depuis dix ans, Anna attendait, comme elle attendait sa vengeance.
La douleur et le froid ne la quittant pas, elle résolut de faire quelques pas dans le dortoir. Sans qu’elle l’eût voulu, ils la menèrent à la paillasse de Jendaël. Elle sourit en contemplant son visage endormi, si familier. Elle connaissait la moindre expression de ce visage. Elle s’agenouilla auprès de lui et posa sa main glacée sur son bras. Le jeune homme sursauta et ouvrit les yeux. Lui aussi ne dormait que d’un œil. Il sourit à son tour en voyant Anna puis chuchota : « Tu n’arrives pas à dormir ? Cela te fait mal ?
_Bah, j’en ai l’habitude, c’est juste que… » Elle se mordit soudain la lèvre, consciente de ce qu’elle allait dire mais d’osant pas prononcer les mots qu’elle voulait. « Partons, Jendaël. Cette nuit. Je suis prête.
_Cette nuit ? Mais on n’y voit rien au dehors, on va geler sur place ! Qu’est-ce qui te prends ? Attendons au moins le dégel…
_Tu m’avais dit, coupa-t-elle d’une voix étranglée, tu m’as promis il y a longtemps, tu te souviens ? Cette nuit. Je t’en prie, je ne peux plus rester. Sinon je partirai sans toi. »
Ce fut cette phrase plus que le reste qui le fit se redresser dans son lit. Pourtant il hésitait encore. « Et les autres ? Nous ne pouvons pas les laisser…
_S’il te plaît, Jendaël ! Nous ferons quelque chose pour eux, mais une fois dehors. Ici nous ne pouvons rien ; nous sommes assez grands pour nous débrouiller. » Jendaël plongea ses yeux bleu clair dans les prunelles sombres de la jeune fille et se demanda ce qui l’avait fait subitement fait décider de partir ainsi. Néanmoins il ne trouva pas d’autre objection et il savait que, quoi qu’il dise, elle ne reviendrait pas sur sa décision. Par ailleurs, il ne connaissait pas plus obstiné qu’Anna.
Le plus silencieusement du monde, Jendaël sortit de ses couvertures. En hiver il dormait tout habillé, aussi eut-il juste à rajuster sa chemise et à rassembler ses maigres affaire pour être prêt à partir. Anna le regarda s’affairer en silence. Elle avait choisi de ne pas lui dire ce qu’elle avait décidé de faire ce soir hormis s’évader. Il valait mieux.
Ils traversèrent le dortoir endormi. Ce n’était pas la peine d’essayer de passer par la porte, elle était condamnée chaque nuit. En revanche, il y avait une ouverture dans le toit que personne n’avait jamais pensé à reboucher et qui laissait entrer un vent glacial. Il y a quelques années, des enfants avaient essayé de s’enfuir par là mais elle donnait sur le toit et ils s’étaient tués en tombant des trois étages. Depuis personne n’avait retenté l’expérience. Pourtant c’était le seul passage vers la liberté ; ils devaient le tenter. Jendaël décida de passer en premier. Il s’extrait prudemment de l’ouverture, en prenant soin de ne pas faire craquer les poutres du grenier. L’air gelé de décembre lui fouetta aussitôt le visage. Il se baissa pour tendre la main à Anna. Celle de la jeune fille tremblait, aussi froide que la neige. Jendaël la tira doucement et ils se retrouvèrent sur le toit couvert de neige. Plus loin, il y avait une lucarne qui donnait sur une autre pièce de la vaste maison. Jendaël la brisa du pied et ils se retrouvèrent à l’intérieur d’un autre grenier, plus obscur et plus encombré que le dortoir. Anna trébucha plusieurs fois sur des objets posés au milieu du passage, soulevant parfois des gerbes de poussière qui les faisait tousser. Elle espéra que la porte de ce grenier-ci n’était pas verrouillée, auquel cas elle ne savait pas ce qu’ils pourraient bien faire. Par chance, elle ne l’était pas. Un escalier crasseux sans doute plus en service depuis des lustres menait à l’étage du dessous. Anna serrait fort la main de son ami dans la sienne comme si elle craignait de le perdre. L’obscurité ne lui faisait plus peur après tout ce qu’elle avait enduré de cachot, mais elle craignait de voir apparaître au détour d’un couloir la face rouge de colère du maître. Elle le craignait parce qu’elle ignorait ce qu’elle ferait réellement à ce moment-là.
Le maître habitait le rez-de-chaussée ; il avait deux domestiques et aussi deux hommes de même carrure que lui pour l’aider dans la tâche difficile qu’était le maintient de la discipline dans l’orphelinat. Mais tous dormaient dans une autre aile du bâtiment, ainsi Jendaël et Anna n’eurent pas à s’arrêter à chaque tournant. Une porte donnait sur l’extérieure, une porte qui n’était jamais fermée à clef mais située juste à côté des appartements du bourreau. Beaucoup de pièces étaient inutilisées dans les deux étages et sentaient le renfermé. Jendaël et Anna progressèrent dans la maison silencieuse comme des loups traqués. Lorsqu’ils arrivèrent enfin en bas, les battements de leurs cœurs s’accélérèrent. Le maître dormait tout près. Jendaël murmura : « La porte n’est plus très loin. A partir de maintenant, silence. »
Anna acquiesça, la gorge nouée. Ils n’allèrent pas loin. Au premier détour du couloir ils virent sur le mur la lueur vacillante d’une bougie qui se rapprochait. Inutile de fuir dans l’autre sens, ils n’iraient pas loin. Ils étaient perdus. Ils espérèrent que ce n’était pas le maître mais simplement un domestique qui serait plus compatissant et leur dirait de regagner leur lit, mais le visage de Melgan ne leur parut que plus terrifiant éclairé de dessous par la faible lumière de la bougie. Anna serra la main de son ami plus fort, bien plus fort.
« Que faites-vous ici, vermine ? » La voix du maître était onctueuse, il se délectait déjà de ce qu’il allait leur infliger. Anna ouvrit la bouche pour parler mais il n’en sortit rien. Jendaël parvint à articuler : « Rien, maître. Rien… » Que répondre d’autre ? Ils étaient perdus. Anna sentit son cœur se gonfler de haine. Elle avait juré sa perte. Jendaël, bien qu’il eût quinze ans passés, ne faisait pas le poids face à la carrure du maître. Celui-ci l’empoigna par-devant et posa la bougie dans une alcôve dans le mur. La lame du couteau étincela quand il la sortit. La peur se reflétait dans les yeux du jeune homme, la jubilation dans ceux de Melgan. « Je ne sais pas comment vous avez réussi à parvenir jusque-là, tous les deux, mais cela mérite au moins la peine maximale, histoire de décourager d’éventuels partisans. »
Il sourit de toutes ses dents et leva l’arme, mais Anna fut plus rapide. Vive comme un chat, elle avait bondi sur le maître et lui avait arraché le couteau. Jendaël se retrouva vite sur pieds tandis que l’homme reculait, l’effroi peint sur le visage. D’une vois mal assurée, elle lui ordonna de passer devant et maintint le couteau à portée de son dos. Il restait un salon à traverser pour arriver à la porte et dans ce salon, il y avait une cheminée en pierre massive. Il suffit qu’Anna baisse sa garde deux secondes ; Melgan avait attrapé un tisonnier et l’avait lancé de toutes se forces sur Jendaël. Il n’eut pas le temps de crier, l’objet s’enfonça dans sa poitrine et le fit basculer en arrière sur la fenêtre. Celle-ci se brisa en mille morceaux pareils à des diamants, qui flottèrent un instant dans les airs, comme ralentis dans leur course, et s’écrasèrent en même temps que le jeune homme sur le sol.
« Nooon !! » Le cri de la jeune fille déchira le silence. Elle sentit les larmes lui brouiller la vue. Elle ne devait pas pleurer ; pas maintenant. Pas tout de suite. Elle se tourna vers Melgan qui n’avait pas bougé, un instant étonné de la violence du coup qu’il avait porté. Anna s’élança sur lui et, avant qu’il ait pu faire un geste de plus, le couteau pénétra son coeur, éclaboussant la jeune fille de sang. Elle s’en moquait, elle ne pensait plus qu’à tuer cette horreur sans sentiments. Le couteau s’enfonça à plusieurs reprises et, même quand il fut mort, Anna continua jusqu’à ce que ses forces l’abandonnent et que des domestiques surgissent dans la pièce. Elle ne prit pas le temps de leur expliquer ; en un bond elle fut dans la cour et se jeta presque à côté du corps de Jendaël. Sa respiration était sifflante mais il vivait malgré le sang qui s’écoulait de sa plaie. En le voyant, Anna sut qu’il n’y avait plus rien à faire, que même si elle appelait un médecin il serait trop tard ; Jendaël serait mort. Lui qui avait été tout pour lui, un père, un frère, un ami. Elle l’avait perdu à jamais, elle avait perdu une partie d’elle-même.
Les mains tremblantes, elle prit la tête du jeune homme qui ouvrit à demi ses yeux bleu pâle. Anna s’efforça de sourire tout en sachant qu’il était trop tard. « Ne bouge pas, Jendaël, on va te soigner.
_Tu crois ? murmura-t-il d’un ton ironique. Moi je crois plutôt que je vais mourir…
_Ne dis pas cela ! Ton corps va mourir, oui, mais ton esprit restera avec moi, tu me le promets, hein ?
_Je te le jure, rien qu’avec toi.
_Pardon, j’ai été si égoïste ! s’écria-t-elle soudain en le serrant dans ses bras, tout est de ma faute… Le maître est mort, Jendaël, mais j’aurais mille fois préféré qu’il meure à ta place. » Les yeux de son ami s’emplirent de larmes. « Je voulais juste être… libre… »
Mais les larmes ne coulèrent pas, les yeux ne se rouvrirent plus ; sa poitrine cessa de se soulever. Alors Anna posa doucement ses lèvres sur celles encore chaudes de son ami et à mi-voix lui promit qu’elle le rejoindrait.
Puis, le cœur lourd comme la pierre, la jeune fille se retourna. La maison entière était réunie dans la cour ; les enfants comme les domestiques, ils la regardaient sans bouger dans un silence solennel, comme s’ils attendaient qu’elle prenne une décision. L’espoir se reflétait pour la première fois sur leur visage, l’attente aussi. Anna se força à leur adresser un sourire et se redressa. Il restait une dernière chose à faire.
Trois jours plus tard, la fumée montait toujours de la clairière d’Arhian. De la prison il ne restait plus que des cendres, Anna avait décidé qu’on la brûle et personne n’avait émis d’objection ; les enfants étaient retournés dans un autre orphelinat, certains Les domestiques et les anciens aides du maître, n’ayant plus d’employeur, étaient partis faire fortune ailleurs. Anna se demandait si aucun d’eux serait plus heureux ailleurs en cet hiver gelé, elle avait juste fait ce qu’il lui semblait le plus évident. Elle avait enterré Jendaël sous un arbre non loin de la maison. Sans doute n’avait-il jamais touché d’arbre depuis qu’il était rentré à l’orphelinat puisqu’il n’y en avait pas dans la cour. Ici il serait en paix, pelotonné dans les racines du chêne. Anna ne versa plus une seule larme ; son chagrin était au-delà des larmes. Elle savait que, quoiqu’elle fasse, elle n’arriverait pas à vivre en paix ; le souvenir si poignant de celui qu’elle avait aimé et qui était mort par sa faute était trop présent pour qu’elle puisse être heureuse ailleurs.
Alors elle partit. Où, personne ne le sut. Certains dirent qu’elle était partie sur les routes enneigées en quête d’un endroit où travailler. Puis on l’oublia comme la neige fond au printemps. Anna était effectivement partie, mais pas où les gens s’imaginaient. Loin, très loin, pour être enfin libre…
Le rônin* entra dans l’auberge juste avant que les premières gouttes de pluie ne mouillent son somptueux hakama* noir et gris, immédiatement suivi par son apprenti, le jeune Hiroyuki. Sakura, une demoiselle dont le teint pâle faisait ressortir l’étonnante beauté, pénétra en dernier. Le ciel était bien sombre et l’entrée de l’auberge insuffisamment éclairée. Il dut appeler plusieurs fois avant qu’une femme assez âgée vêtue d’un simple yukata* bleu nuit arrive.
- Je me nomme Udetada Takeshi, asséna le rônin, et je voudrais une chambre pour la nuit.
- Udetada-sama*, veuillez me suivre, il me reste une seule chambre, répondit la vieille femme avec une voix mêlée de respect et de crainte car elle avait vu le katana* pendu au flanc gauche de l’homme, signe de sa condition de samurai.
Le petit groupe se déchaussa puis monta au premier, marchant à pas feutrés derrière l’aubergiste. Cette dernière fit coulisser une porte et les introduisit dans une pièce grande d’une dizaine de tatamis* de superficie. Elle les salua respectueusement puis s’éclipsa discrètement. La décoration de la pièce était assez sommaire : une table basse en bois, une gravure au mur représentant un cheval fougueux au milieu d’une plaine et quelques fleurs disposées harmonieusement dans un coin. La chambre, ainsi que l’ensemble de l’auberge, dégageait une odeur agréable de bois de cèdre.
- Hiroyuki ! Va donc dire à la vieille qu’elle nous apprête un bain chaud ! ordonna Takeshi. La pluie tombe déjà violemment dehors, il se prépare une grosse tempête.
- Bien Sensei* ! J’y vais tout de suite !
On l’entendit s’éloigner, ses pieds faisant un bruit sourd sur le parquet du couloir.
Sakura regardait amoureusement Takeshi qui semblait ne pas y prêter attention. Il était préoccupé par quelque chose connu de lui seul. Dehors la tempête prenait de l’importance, la pluie battait sur les fenêtres et le vent s’intensifiait. L’obscurité se faisait de plus en plus présente.
La voix d’Hiroyuki parvint de derrière la porte, leur indiquant que le bain était prêt. Ils descendirent tous ensemble.
- Hiroyuki, si tu veux être un bon samurai tu te passeras de bain ce soir ! prononça le rônin à l’intention de son apprenti.
- Mais, Sensei, je meurs de froid ! répliqua ce dernier.
- Tu n’es pas une femmelette ! Laisse nous et va nous trouver à manger !
Il les quitta sans dire un mot. Entrant dans une pièce dont le sol était entièrement revêtu de pierres, au centre de laquelle une baignoire en bois était placée remplie d’eau fumante, Takeshi se déshabilla et plongea son corps sous la surface brûlante, ne laissant dépasser que sa tête. Il contempla Sakura qui referma la porte derrière elle et commença à se dévêtir, faisant glisser son kimono rose le long de son corps svelte, laissant apparaître une poitrine ronde et ferme, d’une blancheur lactée. Elle s’installa aux côtés de Takeshi qui la prit dans ses bras.
Une nouvelle fois, la voix d’Hiroyuki résonna de derrière la porte.
- Sensei ! Sensei ! La vieille a disparu ! Il n’y a personne dans cette auberge, j’ai fouillé toutes les chambres, elles sont vides ! Elle nous a menti !
- Et alors ? C’est pour ça que tu me déranges ! s’énerva Takeshi.
- Mais, nous sommes seuls dans cette auberge, isolée dans la montagne, j’ai voulu sortir pour voir si la vieille n’était pas allée chercher du bois ou quelque chose, la porte était close, impossible de l’ouvrir, elle est barricadée de l’extérieur !
- Hein ? Attends ! Il n’y a pas moyen de sortir ? Tu veux dire que nous sommes prisonniers ? On doit pourtant bien pouvoir défoncer une porte ou une fenêtre.
- Non ! Tout a été scellé pour faire face à la tempête !
Takeshi sortit précipitamment de l’eau et se rhabilla, ordonnant à la jeune femme de rester où elle était.
Il entreprit d’explorer l’auberge, tandis que le vent hurlait à l’extérieur et que la pluie faisait un vacarme assourdissant sur le toit. Chacun de ses pas faisait grincer étrangement le bois du parquet contrairement à tout à l’heure. Il sortit délicatement son sabre du fourreau, la lame brilla à la lueur d’une lanterne. Au bout de plusieurs minutes de recherche et de tentatives pour briser un huis, il dut se rendre à l’évidence : ils étaient prisonniers.
Soudain un courant d’air frais lui glaça l’échine, il se retourna vivement et aperçu une trappe découpée dans le sol qui s’ouvrait. Une dizaine de soldats en armure, sabre au poing, surgirent, accompagnés de la vieille aubergiste qui le désigna du doigt.
- C’est lui, c’est Udetada Takeshi, responsable du meurtre de son ancien apprenti !
- Tu délires, vieille folle ! Je n’ai tué personne ! Dis leur Hiroyuki !
Hésitant quelques secondes, l’apprenti finit par parler.
- Sensei, c’était mon cousin et c’était le frère de Sakura… nous voulions nous venger… pardon Sensei ! Je…
- Assez ! ! ! rugit Takeshi. Je tiens à défendre mon honneur. Je ne l’ai pas tué, il s’agissait d’un entraînement et il a échoué !
- Sensei, que pensez-vous qu’il a ressenti quand votre lame a traversé son ventre ? Que croyez-vous qu’il s’est dit à ce moment-là ? la voix d’Hiroyuki tremblait en prononçant ces mots.
Les soldats se rapprochèrent pour saisir le rônin. Il les tint à l’écart avec la pointe de son katana. Apercevant Sakura qui observait la scène dans l’embrasure d’une porte, il se mit à pleurer, pour la première fois de sa vie, il avait aimé une femme et elle l’avait trahi. Il ne s’en remettrais jamais. Saisissant son wakizashi*, il le dégaina avec prestance dans un bruit de frottement métallique. Regardant une dernière fois la femme qu’il aimait, il planta la lame courte dans son ventre. Le goût du sang vint à sa bouche, une douleur atroce irradiant dans tout son corps, il tomba à genoux. Se penchant en avant, un filet rouge coula entre ses lèvres, ses entrailles se répandirent sur le sol. Hiroyuki saisit le katana de son maître et mit fin à son agonie en lui tranchant la tête, comme le veut la tradition, celle-ci roula jusqu’aux pieds de Sakura qui fondit en larmes et hurla d’horreur.
Dehors la tempête se calmait. Les soldats donnèrent la récompense promise par le shogun* pour la capture du criminel à l’aubergiste, le jeune homme et la jeune fille refusèrent leur part.
Le lendemain, après avoir enterré Udetada Takeshi, l’un des plus grands guerriers que connut le pays, Sakura et Hiroyuki prirent la route du Nord sous un soleil éclatant.
LEXIQUE :
Rônin : samurai rebelle ne travaillant pas pour un seigneur
Hakama : sorte de jupe longue portée par le samurai sur son kimono
Yukata : kimono porté en intérieur
-sama : particule de respect placée après le nom
Katana : long sabre courbe à un seul tranchant
Tatami : revêtement du sol fait de tapis de paille, unité de superficie mesurant environ 2m sur 1m
Sensei : mot respectueux pour s’adresser à un maître
Wakizachi : sabre très court
Shogun : chef des armées et du pays
Texte G : Malédiction !
Nous y voilà ! C’est ma dernière nuit !
Demain rien ne sera plus comme avant.
Et je reste là, allongé sur mon lit
Attendant patiemment le soleil levant.
Il y a quelques semaines encore,
Je serais sorti loin de cette cité,
Loin de toutes ces richesses, de tout cet or,
Retrouver mes amis des bas quartiers.
Toute la nuit autour d’un feu dans la forêt,
Nous aimions nous raconter des histoires,
Profitant de la lumière des flammes dans le noir
Pour faire vibrer nos cœur, nous effrayer.
Quelques heures avant le levé du soleil,
Chacun de nous rentrait dans ces foyers,
Toujours sous le charme des histoires contées.
La forêt me paraissait effrayante, presque irréelle.
Les arbres essayaient de m’attraper
Avec leurs branches qui avaient pris vie.
Et moi je courrais complètement paniqué
Et ne me calmais qu’une fois dans mon lit.
Mon lit ! Celui sur lequel je suis allongé.
C’est la dernière nuit que je passe ici.
Bientôt il va me falloir changer de quartiers,
Et renoncer à cette femme ! L’amour de ma vie !
Si belle ! Si douce ! Je l’aime plus que tout.
Nous avions tout prévu pour nous retrouver,
Et notre départ était fixé en août.
Nous parlions même de nous marier.
Mais le destin en a décidé autrement !
La mort d’un seul homme a suffit à m’emprisonner.
Et tous mes rêves de partir avec ma bien aimée
Se sont retrouvés réduit à néant.
Pourtant je ne suis pas un assassin
Et cet homme qui est mort, est mon père !
Vous vous demandez ce qui me retient !
Pourquoi je ne me sauve pas loin de ces terres !
La raison est pourtant simple ! Mon père était le roi !
Etant son seul héritier, le trône me revient.
Quand le soleil se lèvera, avec lui s’envolera
Ma liberté et il ne me restera plus rien.
Et je reste là, allongé sur mon lit
Avec toutes ces émotions qui me parcourent.
Cette nuit, je hais mon père et ma vie !
N’aurais-je pas pu naître loin de cette cour.
Pourquoi êtes vous mort père ?
Que vous ai-je fait pour mériter ce sort ?
Je ne veux pas régner sur ces terres,
Mais partir loin d’ici avec mon Eléanor.
Des larmes coulent sur mes joues à ses pensées.
Père je vous déteste ! Vous faites de ma vie un calvaire.
Jamais je ne pourrais vous pardonner,
Et souhaites que vous vous retrouviez en enfer.
Le soleil se lève ! Ma prison se dresse !
La nuit cède sa place ! Ma liberté s’évapore !
Adieu ma tendre et douce Eléanor
Je suis maintenant comme un animal en laisse.
Dans la cathédrale, mon couronnement est célébré.
Le peuple entier est venu assister à cet événement.
Ils ont tous l’air heureux, et moi je suis démoralisé !
La colère envers mon père m’habite toujours autant.
Le soleil se couche et je suis le roi !
Ma seule envie est d’aller me coucher
Mais je dois rester, je suis prisonnier
Car tout ici est pour moi ! En l’honneur du roi !
Etre roi est encore pire que je ne le craignais !
Toujours sollicité je n’ai pas une minute de libre
Tout cela à cause de mon père qui lui repose en paix
Me privant ainsi de toutes joies de vivre.
Ce matin on est venu me présenter ma futur femme.
Ma vie est un cauchemar ! Je n’ai vraiment aucune liberté.
Les bons souvenir d’Eléanor ressurgissent dans mon âme
Au moins une chose que l’on ne pourra pas m’enlever.
Le jour de mon mariage est déjà arrivé !
Je cherche dans l’assemblée ma douce Eléanor
Mais je ne la voie pas il y a trop d’invités
Peut être n’a t-elle pas pu entrer, peut être est-elle dehors.
Adieu Eléanor ! Ma vie est maintenant liée à une autre femme que toi.
Dans mon cœur, une flamme brûlera toujours pour toi ma bien aimée.
Je me souviendrais toujours de tous nos baisés échangés,
Des doux moments que nous passions ensemble dans les bois.
C’est maintenant à mon tour d’être père.
Ce matin ma femme a mis au monde notre enfant.
Je ne ressent ni joie, ni peine, mais de la colère.
Père encore une fois vous êtes à l’origine de mes tourments !
Le bébé dort paisiblement dans son berceau.
Je me met à genoux et le regarde dormir
Il a l’air d’un ange, il est vraiment beau.
Comment penser qu’un jour cet enfant va souffrir.
Des larmes de tristesse coulent sur mon visage.
Mon fils ! Je suis désolé pour tout ce qui va t’arriver
Il aurait mieux valut que tu naisses dans un village
Car ici la vie qui t’attend est celle d’un héritier.
Aujourd’hui je me retrouve à la place de mon père.
Cet homme que j’ai détesté depuis le jour de sa mort.
Aujourd’hui je comprend que ma colère
Ne devait pas être dirigée contre lui. J’avais tort !
Père ! C’est la première fois que je viens
Me recueillir sur ta tombe depuis ton décès.
Longtemps je t’en ai voulu mais il n’en est plus rien.
Maintenant j’ai compris que l’on y pouvait rien changer.
Papa je t’aime ! Repose en paix maintenant !
Ce pouvoir, cette prison, est notre malédiction
Que de père en fils nous nous transmettons.
Un jour mon fils me détestera ! Ce n’est qu’une question de temps.
Texte H : « Je ne suis pas un numéro » : une comédie en un acte de ???
Le rideau se lève sur un décor plongé dans la pénombre. Une pièce exiguë aux murs aveugles, un caveau, une oubliette ?
Une porte grince et une lueur se devine à travers l’huis. Alors que la porte s’ouvre lentement, les rais de lumière d’une lanterne sourde dévoilent progressivement le capharnaüm qui règne alentour. Coussins en soie, coffres débordant de gemmes et de bijoux, tas d’or menaçant de s’écrouler au moindre souffle jonchent le sol. D’innombrables étoffes s’entassent pêle-mêle dans d’imposantes malles en bois précieux.
La lumière se fait plus vive. On dévoile la lanterne lentement. Une exclamation étouffée se fait entendre :
Le voleur Ben mon salaud, il s’emmerde pas le mage Plainozass ! Par le passe-partout de Saint Arsène, ce coup ci c’est sur j’ai touché le jackpot !
Un homme de petite taille se tient à genoux au centre de la pièce, il a posé sa lanterne à terre et a plongé ses mains dans un tas d’or. Il fait plusieurs fois couler les pièces à travers ses doigts en levant les mains au ciel. Le bruit de l’or qui retombe en pluie continue à terre a une qualité hypnotique. Le voleur Si on m’avait dit un jour que je serai riche. Riche !
L’homme se relève, sort un vieux sac informe de sa poche et le déplie avec empressement. L’homme y jette fiévreusement de l’or et des bijoux à pleines poignées en le traînant autour de la pièce.
Les coffres se vident, les malles aussi mais le sac ne semble pas devoir se remplir. L’homme se tourne vers le public et lui glisse : Le voleur Il vous intrigue mon sac, hein ? Il m’a coûté deux doigts à la main gauche (il montre sa main mutilée) mais il les valait largement, croyez moi. C’est un « sac sans fond », on n’en fait plus des comme ça. Je pourrais emmener dix fois ce qu’il y a ici sans problème.
Pendant que Le voleur parle, une ombre grandit dans son dos. Une silhouette menaçante se dessine lentement sur le mur de la pièce. La peau rouge, la queue fourchue, de petites cornes sur le front, c’est un démon.
Le démon(voie caverneuse) Qui trouble mon repos et convoite le trésor de mon Maître ?
Le voleur se retourne brusquement, surpris, et recule devant la créature infernale en oubliant son sac. Le voleur Qui êtes vous ?!
Le démon Je suis le gardien du trésor petit homme. Et tu viens de commettre là ton dernier larcin !
Se remettant de sa surprise, l’homme détaille longuement Le démon. Ce dernier présente tous les attributs habituels, à une exception près : il ne mesure pas plus de 5 pieds, voire même plus près de 4. Le voleur (regard dubitatif et moue calculatrice) Un gardien ? Vous êtes sûr ? Vous ne m’avez pas l’air bien impressionnant…
Le démon (se redressant de toute sa taille, qu’il a petite) Comment ?! Vous avez quelque chose contre les petits ? Vous n’êtes pas à proprement parler un géant non plus vous savez !
Et puis je suis un démon et vous n’êtes qu’un simple mortel. Je ne vais faire de vous qu’une bouchée !
Le voleur (hausse les épaules) Je n’en doute point mais…
Le démon (s’avance d’un air menaçant) Oui ? Que voulez vous dire ?
Le voleur(avec un geste apaisant des mains) Non, non, rien. Je me disais juste que… Mais c’est sans importance.
Le démon Mais quoi enfin ?! Parlez !
Le voleur Bon d’accord mais ne vous fâchez pas. C’est vous qui l’aurez voulu après tout. Je me disais en vous regardant que Plainozass ne devait pas être un sorcier si puissant que ça pour devoir se contenter d’un si petit démon en tant que gardien.
Le démon (vexé) Oh mais dites donc, ne vous méprenez pas ! Je suis un démon du troisième cercle tout de même ! Hein, qu’est ce que vous dites de ça ?!
Le voleur Ben…je veux bien vous croire moi mais convenez tout de même que la plupart de vos collègues sont plus impressionnants. Si j’étais un puissant mage, j’imagine que je ferais en sorte d’invoquer un démon de 7 pieds au moins.
Le démon (gêné) Ça n’est pas faux…et pour tout vous dire, démon gardien n’est qu’une fonction accidentelle pour moi. Ma spécialité, ce serait plutôt l’administratif, le suivi des missions, la comptabilité des âmes. Et je suis un bon !
Seulement voilà, il a fallu que je demande une promotion. Et pour ça, un stage sur le terrain était nécessaire. Si j’avais su, je serais resté au chaud sans rien demander à personne !
Le voleur (amusé) Pourquoi ? Votre « stage » ne se passe pas bien ?
Le démon (véhément et prenant les tas d’or à témoin) « Fais ci, fais ça, amène moi ça, va me chercher ça. Pourquoi est ce que tu es encore là ? Quand vas tu enfin te décider à faire ça ? Dépêche toi ! Obéis immédiatement ou tu vas voir ce qu’il en coûte de me défier ! »
Dix ans que j’entend cette rengaine presque quotidiennement. Dix ans de labeur, d’efforts ininterrompus, de travaux éreintants, de missions impossibles, d’ordres et de contrordres. Dix ans passés à obéir à cet imbécile et à accomplir ses quatre volontés sans pouvoir protester malgré la stupidité abyssale de certaines d’entre elles. Dix ans à effectuer ses bêtises et tout autant à les réparer. Dix ans à prendre des coups et à les éviter.
Finalement c’est long dix ans de ce régime…même pour moi !
(marque une pause) Non j’ai vraiment pas eu de chance. Quand je repense à ce jour maudit – maudit ! je me demande où je vais chercher tout ça – oui, ce jour où j’ai mis les sabots dans un pentacle au hasard, j’ai les poils qui se hérissent !
Le voleur (riant) C’est rien de le dire…
Le démon Bon d’accord, ils sont toujours hérissés, c’est pour l’image que je dis ça !
Le voleur (songeur) Dites, je pensais à un truc là. Votre service, il est éternel ou vous pouvez briser le sort ?
Le démon Vous ne connaissez pas grand chose aux invocations vous ?
Le voleur Non, mais j’apprend vite.
Le démon Alors sachez qu’invoquer un démon n’est pas un acte anodin. Il est très difficile de nous contrôler et nous cherchons à échapper à l’emprise du sorcier qui nous a appelé par tous les moyens. C’est une question de volonté. Si notre maître doute ne serait ce qu’un instant de son contrôle ou de ce qu’il nous demande, nous sommes libres et là, malheur à lui. Malheureusement, s’il ou elle ne se pose pas de questions et reste persuadé de sa supériorité, nous ne pouvons qu’accéder indéfiniment à ses désirs. Nous ne sommes pas des Génies, qui se contentent de répondre à trois vœux et terminé.
Le voleur Et donc, ça fait dix ans que vous êtes contrôlé par Plainozass ?
Le démon (l’air dégoûté) Pour mon malheur, oui. Ce type est une véritable machine, il ne doute jamais ! Il peut m’ordonner de faire les pires bêtises, il reste persuadé qu’il a raison et ne me laisse pas de prise pour m’échapper. Mentir m’est de plus interdit.
Le voleur (souriant dans sa barbe) Et si j’arrivais à le faire douter, moi ?
Le démon (interloqué) Et bien…je pense que je pourrais me libérer alors. Mais pourquoi feriez vous cela ?
Le voleur (arbore maintenant un large sourire) Disons que si vous me laissez emporter le trésor, cela ressemblerait à un deal honnête non ? Et puis, j’ai toujours rêvé de compter un démon parmi mes obligés.
Qu’en pensez vous ? Vous ne prenez pas de risque, vous pourrez toujours m’étriper si j’échoue.
Le démon (surpris mais ravi) Vous êtes bien le premier humain à me proposer cela ! Le trésor est à vous ! Comment comptez vous faire ?
Le voleur se penche alors vers le démon et se met à chuchoter à son oreille. Les deux conspirateurs se tournent quelques instants plus tard vers la lanterne que le voleur souffle et la pièce retombe dans l’obscurité.
Le public entend alors le bruit sourd de coffres que l’on traîne, le bruit des pièces d’or qui tintent, puis plus rien.
Alors que la pesanteur du silence commence à se faire sentir, le public est surpris par la brusque ouverture de la porte et l’irruption d’un homme de haute taille à la longue barbe noire, aux traits sévères et impérieux dont le bâton illumine les lieux.
Ne restent dans la pièce en évidence que le démon et le vieux sac jeté dans un coin.
Le mage Plainozass Que se passe-t-il ici ?! (Avisant la pièce nue qui s’offre à son regard) Mais ! Ce n’est pas possible ! Numéro 666 , où est mon trésor ?!
Le démon (calmement) Il est là Maître.
Le mage Plainozass Comment ?! Te moquerais tu de moi esclave ? Je ne vois là aucun trésor !
Le démon Pourtant je vous assure Maître. Il n’a pas quitté la pièce.
Le mage Plainozass (plissant les yeux et jetant un regard torve au démon) Tu mens ! C’est évident ! Qu’as tu fait de mon trésor ? Tu ne peux l’avoir volé, tu m’appartiens. Qui as tu laissé prendre mon bien ?
Le démon Personne Maître. Votre trésor est sauf et je n’ai pas failli.
Le mage Plainozass (allant frénétiquement d’un bout à l’autre de la pièce) Ca n’est pas possible. Ca n’est pas possible. Je ne sais pas comment mais tu mens !
Le démon Vous savez bien que je ne le puis Maître. Peut-être perdez vous la raison…
Le mage Plainozass (se retournant vivement vers Le démon le visage cramoisi de colère) Tu oses te moquer ?!
Le démon Non Maître. Je vous assure.
Le mage Plainozass(jetant des regards affolés de droite à gauche) Il ne peut mentir, il ne peut mentir. Mais le trésor n’est plus là, non il n’est plus là ! Je ne comprend pas !
Le démon (couvant le mage d’un air avide) Je sens le doute s’insinuer en vous Maître ! C’est vrai, je le sens !
Le mage Plainozass (de plus en plus affolé) Non ! Tu te trompes !
Le démon Si Maître, vous ne pouvez me cacher le doute qui vous ronge, pas plus que la peur qui étreint votre cœur à cette idée ! Je suis libre ! Après dix ans, je suis libre !
Le mage Plainozass(hurlant) Non !
Le démon (levant les bras au ciel et criant d’une voix vibrante) Je ne suis plus un numéro ! Je suis un démon libre !
Le voleur (surgissant du sac sans fond dans le dos du Mage) Je suis riche ! Je suis riche !
Le mage Plainozass (le teint livide) Je suis perdu ! Je suis perdu !
Le rideau tombe
Texte I : La cérémonie
L’obscurité enveloppait de son ombre la pièce, son cœur tambourinait dans sa frêle poitrine, cachant par la vivacité de son rythme, le son des cloches qui résonnaient par de là les murs. Helios ferma les yeux. Il tenta de ralentir sa respiration et se recueillit un instant, afin qu’un vide apaisant s’empare de lui, chassant sa peur, son angoisse, son exaltation. Dés lors, seule la sérénité dirigeait son esprit. Des images commencèrent à défiler en lui, celles de ses années de travail où durant des journées entières, il s’était acharné, sans relâche, à répéter les mêmes exercices, jusqu’à l’épuisement parfois. Ses heures passées à préparer son corps, à affûter son esprit, n’avaient alors que pour seul but de l’amener à être prêt. Cet instant était arrivé et la cérémonie avec.
Helios tourna la tête, Axelle patientait tout comme lui. Il ne la connaissait que très peu, étant d’une nature sauvage, et n’appréciant pas la compagnie des personnes de son âge. Néanmoins cette jeune fille, contrairement à bien d’autres, n’avait jamais fait preuve d’animosité envers lui, un respect réciproque les unissait. Helios lui sourit légèrement, il était heureux de partager ce moment avec elle, mais la femme, trop concentrée, ne lui répondit point. D’ici quelques instants, un maître entrerait, pour les conduire, main dans la main, vers la voie que prendrait leur existence ; une fois les amulettes remises, leur initiation commencerait. Le jeune homme se demanda alors si tout ceci avait un réel sens, si une fois l’étape franchie, il aurait changé. Tous lui avaient dit qu’après ce jour, le monde se transformerait que tout prendrait une dimension différente, et que lui-même réaliserait quel être il était réellement. Mais cette certitude ne lui paraissait pas si inébranlable.
Soudain la porte s’ouvrit, et des rayons de lumière vinrent frapper ses yeux clos, le sortant de ses réflexions avec rudesse. Un homme apparut :
« Nous vous attendons. Suivez-moi »
Plus rien ne pouvait interrompre la cérémonie, la fin d’une partie de sa vie allait se jouer, il en était conscient. Il leva la tête. Dans la cour, qui lui faisait face, plusieurs personnes étaient installées, elles plongeaient leurs regards dans l’abîme où il se trouvait. Helios se leva, suivant le mouvement qu’avait initié Axelle. Ils avancèrent ensemble vers le centre du cercle constitué par les différents enseignants de l’école ; l’air était frais, il pouvait sentir ses cheveux danser, balayés par le souffle du vent. Ils prirent place l’un en face de l’autre, assis en tailleur. Leurs yeux observaient les réactions de chacun, mais la concentration ne les quittait pas un seul instant. Le patriarche s’approcha d’eux, tenant dans ses mains, deux colliers, presque semblables, seules les inscriptions différaient. Il l’en déposa un dans la main du garçon puis l’autre dans celle de la jeune fille. Le jeune homme observa minutieusement l’objet ; la clés de sa nouvelle existence était loin de l’idéal magique qu’il s’était façonné, son apparence ne possédait rien d’extraordinaire, il éprouva une légère déception. Relevant doucement la tête, il s’aperçut que les yeux noirs du patriarche se posaient lourdement sur eux. Etant enfant, Helios avait longtemps été persuadé qu’il pouvait plonger dans les âmes car la profondeur de son regard semblait percer le cœur de n’importe quel individu. A cet instant, le garçon n’était plus convaincu que cette idée fut un rêve dénué de sens. Le vieil homme prit la parole:
« Nous allons commencer. »
Puis en signe rituel, il appuya son front contre celui des deux élèves. Il se rapprocha alors suffisamment près d’eux afin de leur prodiguer ses derniers conseils.
« Axelle, vous serez la première à débuter. N’oubliez pas que vous ne craignez rien, c’est moi-même qui vous assisterai à tour de rôle. Contentez-vous de répéter tout ce qui vous a été inculqué. Mais surtout, ne laissez pas le centre vous quitter. »
Helios se mit alors légèrement en retrait, afin d’attendre son tour. Tout en observant la scène qui se déroulait sous ses yeux, il se rappelait les gestes qu’on lui avait enseignés. Axelle les exécuta à la lettre ; d’abord tendre son amulette au patriarche, puis accepter la sienne en échange, nouer le collier à son cou et prendre les mains de son partenaire. Ce qui se passa ensuite, nul ne put le voir. Helios constata seulement que la jeune fille fixait toute son attention sur le bijou du vieil homme, ne relâchant pas un seule fois son regard. Il se demanda combien de temps cela durerait mais il était tellement absorbé à observer le rituel qu’il ne prit pas la peine de consulter le cadran. Le calme du visage de la jeune femme laissa percevoir brusquement un masque de surprise. Un sourire naquit alors sur ses lèvres, puis sa voix retentit :
« Vous y êtes parvenue Axelle. Voyez, ce n’était pas si difficile. »
Helios tourna son attention sur le patriarche, son expression avait changé, ses yeux n’étaient plus emplis de sérénité mais d’étonnement. Elle y était belle et bien arrivée : ils avaient échangé de corps. Malgré les traits familiers du maître, il savait que ce n’était plus vraiment lui, son regard autrefois si pénétrant, si impassible, ne laissait lire que la stupéfaction. Après la cérémonie, lui aussi pourrait user à souhait de ce nouvel avantage à condition que l’autre partenaire soit consentant, cela lui offrait de nouvelles perspectives qu’il n’avait jamais soupçonnées. Jusqu’à ce jour, la permutation de corps lui était apparue comme quelque chose de lointain et par la même, d’inaccessible, mais à présent tout changeait. Les bruits, qui grandissaient autour de lui, le ramenèrent à la réalité.
« Je pense qu’il est temps que nous retrouvions nos aspects respectifs. Vous sentez-vous bien, jeune fille ? »
La voix du patriarche parut alors plus frêle que jamais :
« Oui, j’éprouve simplement des douleurs dans tout le corps. »
Le rire d’Axelle noya la cour de sa fraîcheur.
« Ce sont les aléas de la vieillesse, de l’arthrose, cette expérience vous fera peut être réaliser les avantages d’un physique jeune, et en bonne santé. Très bien, nous pouvons donc procéder à la fin du rituel. »
La deuxième phase se déroula plus vite. Une fois achevée, les réactions commencèrent à pleuvoir. Malgré la fatigue qui habitait la partenaire d’Helios, elle semblait radieuse et soulagée, chacun venait la féliciter chaleureusement. Le monde des adultes s’ouvrait à elle, même si son enseignement n’était pas totalement terminé. Puis, après quelques instants, l’attention revint sur le garçon, son tour de passer l’épreuve arrivait à présent.
Le vieil homme se rapprocha du cercle où restait seul Helios.
« Très bien à nous deux. Rappelez-vous, suivez votre axe et tout se déroulera aussi bien que pour votre camarade. »
L’élève acquiesça, puis se reconcentra immédiatement. Il reprit les mêmes mouvements qu’Axelle avait effectués auparavant, et ce, avec la plus grande prudence, se bornant à répéter chaque geste. Enfin, il focalisa son regard sur l’amulette du patriarche, tout comme on lui avait enseigné, afin d’oublier tout le reste, d’effacer tout son environnement, de chasser les sentiments qui pouvaient l’envahir. Il n’avait plus conscience du monde qui l’entourait, et du temps qui s’écoulait, seul le vide lui était perceptible. Soudain, il sentit que quelque chose lui remuait l’épaule, et que des voix s’élevaient. Il mit un certain temps à revenir à la réalité, forcé de quitter le calme qui l’habitait pour rejoindre le brouhaha extérieur. Le patriarche se tenait devant lui et son regard acerbe le transperçait jusqu’au plus profond de son être, le vieil homme laissa échapper un murmure:
« Je ne comprends pas, cela n’est jamais arrivé, je … IL n’a pas réussi. Comment cela est-il possible ? »
Helios comprit immédiatement, le désespoir s’abattit sur lui, tandis que les réactions grondaient de toute part. Il n’y était pas parvenu, toute sa vie il porterait la honte sur ses épaules, et se considérait comme un paria ! Prisonnier de son propre corps, jamais il ne connaîtrait les joies, qu’éprouveraient les autres, exclu à demeurer en marge de la société, enfermé dans son refuge. Pourtant, il avait exécuté le rituel comme on lui avait appris, pourquoi est-il condamné à rester son propre captif ? Dans la tourmente de cet instant, il entendit la voix de Guillaume, son professeur:
« J’ai toujours été convaincu que tu échouerais Helios, tu n’as pas su te concentrer, trop distrait par les événements extérieurs, à moins que ta jeune partenaire en soit la cause ? Peut-être as-tu pensé que tes origines te pardonneraient tout ? Tu es la honte de notre institution, tu devrais en être exclu. Cependant, je ne souhaite pas que tes parents en souffrent. Ainsi tu resteras en ces lieux sous ma direction, je tenterai, même si cela est peine perdue, de t’inculquer quelques rudiments afin que tu fasses illusion. »
Il se tourna vers le patriarche :
« Qu’en pensez-vous ? »
Le vieil homme avait repris son sang froid, et la surprise l’avait quitté.
« Faites, ses parents ne méritent effectivement pas un tel déshonneur. »
« Suivez-moi, Enfant. Je vais vous montrer vos nouveaux appartements. »
Son cœur, cloîtré, battait plus vite que jamais comme tentant de s’enfuir lui aussi, prisonnier de son corps, il était aussi de ses murs ; il regrettait la solitude qu’il avait tant cherchée. La cruauté de son maître le dépassait. Il le suivit le long des étroits couloirs, ils étaient seuls. Le poids du regard des autres s’était allégé, mais la peur de l’avenir ne le quittait plus : un avenir qu’il devrait passé, prisonnier de lui-même.
Texte J : « Quiconque… »
« Quiconque entre ici ne ressort pas ». Je connaissais bien cette phrase, pour l’avoir entendu résonner en ces lieux de nombreuses fois. J’ouvrais les yeux, abandonnant mes réflexions, pour affronter une fois de plus la vision de ces murs blancs, immaculés, jurant totalement avec la cruauté de leur rôle. Combien de prisonniers avaient-ils déjà vécu ici, cernés le restant de leur vie par ces remparts d’albâtre ? Je me plaisais à contempler l’endroit, littéralement étouffant de magnificence sacrée. De délicieuses tentures au tissu délicat et bariolé, apposées tout autour de moi comme de banales décorations sur le marbre blanc, contaient une histoire dont les thèmes étaient repris par les nombreux vitraux qui dominaient l’édifice. Une lumière exceptionnelle régnait en ce lieu, l’œuvre d’un architecte de génie. On aurait juré une église, une église au luxe décadent et hors du commun, mais à cet instant, c’était bel et bien au sein d’une prison que j’évoluais. Attendant qu’il se montre…
La fameuse phrase se ferait-elle entendre à nouveau aujourd’hui ? Ou bien n’y aurait-il que quelques mouvements feutrés pour venir troubler le silence des saints montant la garde sur leurs piédestaux ? La poussière dansait tranquillement dans l’allée entre les bancs vermoulus, au rythme d’un léger courant d’air. Un moment je notais avec amusement l’absence d’un confessionnal pour parfaire le décor. L’autel était pourtant là, ainsi que la nef, magnifique, faisant face à la haute et massive porte ornant la façade de l’édifice, fermée et verrouillée bien évidemment. Ici les verrous n’étaient pas des symboles de sécurité, mais de menace ; et la clé de cette porte avait à ce moment plus de valeur que toutes les merveilles réunies en ce lieu. Je n’étais pas seul, et elle se trouvait être l’enjeu de l’affrontement qui se préparait. Quelque être vil devait se terrer en ce moment dans un sombre recoin, en ces murs. Sans doute m’observait-il, et je comptais bien le découvrir. Lui faire comprendre combien je le détestais, combien je le haïssais d’être ici à me narguer, à me défier.
La tension était perceptible dans l’air. Des nuages au dehors vinrent voiler le lieu d’une ombre semblable à un mauvais présage. J’en profitais pour regarder en face les vitraux momentanément délivrés de la lumière nourricière qui les fait vivre, eux comme tant d’autres choses sur cette terre. J’avais bien eu le temps déjà de les étudier, mais certains d’entre eux me fascinaient. Les scènes symboliques qu’ils représentaient, éternelles batailles entre le bien et le mal, n’avaient rien d’originales, mais j’essayais encore de comprendre –peut être à tort- l’histoire qui semblait les lier, et quel était son dénouement. Tout en eux semblait se contredire, et il me vint brièvement à l’esprit que l’artiste qui leur avait donné naissance devait avoir une vision bien particulière de notre univers et une morale radicalement différente de la mienne. La lumière revint peu à peu leur apporter vie et je crus un instant comprendre leur sens caché au moment où je les vis resplendir pleinement, brûlant dans leurs moindres détails, juste avant de m’en trouver aveuglé.
C’est à cet instant qu’il me frappa, de face et en plein visage. Absorbé dans ma contemplation et incapable de distinguer quoique ce soit pendant quelques instants, je m’étais laissé bêtement surprendre. La violence du coup n’en avait été que plus intense, amplifiée par la surprise. Profitant lâchement de mon état de faiblesse, il s’acharnait à présent, collé tout contre moi, à me bombarder l’abdomen de coups puissants et habiles. Le souffle coupé, je parvins tout de même à me dégager le temps de lui décocher une réponse cinglante qui le fit reculer de quelques pas. Je connaissais déjà mon adversaire. Nous nous étions affrontés quelques jours plus tôt. Du genre costaud, particulièrement doué pour le combat à mains nues, il m’avait mis une raclée le jour de notre première rencontre. C’était un adversaire redoutable. Le regard fou, tremblant de rage, sûrement vexé par la facilité avec laquelle je venais de le repousser, il revint aussitôt à la charge en hurlant sa colère.
S’ensuivit une pluie de coups tous plus redoutables les uns que les autres, que je parvins à parer dans leur intégralité, mais non sans mal. A cet instant l’individu me faisait penser à une bête sauvage, qui dans son empressement à tenter de me molester, oubliait d’être subtil et d’utiliser pleinement les techniques qu’il maîtrisait et dont il m’avait déjà fait la démonstration. Et plus je montrais d’aisance à parer ses assauts, plus je le voyais s’énerver, et accumuler les erreurs grossières. Au beau milieu de ce déchaînement de force brute, je n’eus donc aucun mal à trouver là encore le moment idéal pour lui porter un de mes coups signature qui l’envoya atterrir sur les bancs avec fracas. A ma grande surprise, il ne se releva pas. Avais-je présumé de ses forces ? Je l’entendis murmurer des insultes tandis qu’il se tortillait péniblement sur le sol, gémissant, pour tenter de se relever.
La lumière éblouissante qui se déversait au-dessus de lui attira à nouveau mon attention sur les vitraux. J’eus soudain envie de reprendre et terminer ma réflexion sur leur signification, ce qui me rappela aussitôt comment l’affrontement avait commencé et de quelle manière j’avais été interrompu et pris en traître quelques instants plus tôt. Mon adversaire n’eût pas le temps de se relever. Cédant à un accès de rage, je pris ma décision en une fraction de seconde. Je me jetai sur lui, l’immobilisai au sol, et commençai à le bourrer de coups puissants. Après un temps je me relevai et achevai mon œuvre avec mes pieds, lui éclatant la mâchoire au passage pour stopper ses cris de douleur et de rage incessants. Une fois convaincu qu’il ne se relèverait pas, je m’arrêtai, profondément frustré, profondément déçu d’avoir triomphé aussi facilement. Pas un instant je ne regrettai de l’avoir attaqué pour ne lui laisser aucune chance dans un moment de faiblesse. Il n’aurait pas dû commencer ce petit jeu.
Je me concentrai sur ma respiration et parvint ainsi à reprendre très vite mon calme. Un râle rauque, stertoreux, montait de la carcasse ensanglantée. Avec ce corps baigné par une douce lumière apaisante filtrée par les vitraux à la moralité improbable, source de chaleur colorée, l’endroit prenait soudain dans mon esprit des allures de tombe aux couleurs vives. Au travers des raies de lumière, Dieu venait trouver son enfant et le réchauffait dans l’agonie, lui annonçant qu’il ne tarderait pas à rejoindre les cieux et s’unir à la nature dans la décomposition. Je restai un instant ému par la vision de cette scène. Puis la forte odeur de sang coagulé commença à m’incommoder, et je sortis enfin mon trousseau de ma poche droite. Un silence apaisant enveloppait à présent de nouveau les saints immobiles. Non, je ne répéterai pas ma phrase aujourd’hui. Je m’efforçais d’étouffer le bruit de mes pas en marchant lentement jusqu’à la grande porte à double battants, et fus presque fâché d’entendre un ultime râle se muant en un gargouillis immonde troubler cette tranquillité religieuse alors que j’introduisais la clé tant convoitée dans la serrure pimpante.
Au dehors le soleil brillait de toutes ses forces, et sa lumière était libre, inconsciente du rôle qu’elle venait de jouer dans cet affrontement. Je me hâtais de refermer la porte et n’oubliais pas de donner un tour de clé supplémentaire, comme j’en avais l’habitude (conscient du caractère irritant et de l’impact psychologique que peut avoir le bruit d’une porte que l’on verrouille contre votre gré). Ma précédente visite avait été nettement plus intéressante, mais comme les autres, après quelques jours d’un jeûne forcé, celui-là non plus ne valait plus rien. Quelques passants dans cette rue populaire me regardaient, certainement intrigués par ma présence ici et ce qu’elle impliquait, à moins qu’ils n’aient remarqué les coups sur mon visage. Peu m’importe ce que ces gens imaginent. Ma passion pour le combat n’a d’égale que celle que j’ai pour les édifices sacrés. Dieu merci à présent je suis riche, et ai en ma possession de nombreux lieux comme celui-ci, cette petite splendeur, parfaite dans ses dimensions pour l’usage que j’en fais. Et désormais, quand je me trouve un adversaire à ma hauteur, je me le garde.