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Chevalier un jour, Chevalier toujours ! Montjoie Saint Denis et Tutti Quanti !
Les lourds chariots disparaissaient presqu'entièrement dans le nuage ocre qu'ils soulevaient sur la piste rectiligne traversant le désert . Plus loin, des profonds nids de poules qui ne devaient rien à un défaut d'entretien les obligeraient à ralentir sérieusement leur allure .
Derrière un amas rocheux, un pisteur solitaire regardait venir la caravane pavoisée aux couleurs du Régent . De la main gauche, il s'assura une dernière fois de la présence, contre la pierre chaude fendillée par les températures extrèmes, de son arme favorite, une arbalète d'acier et de bois de fer . Il arrivait au bout de ses provisions et de ses munitions et avait profité que les soldats affectés à sa traque le recherchaient près du Dlebn Arnou, pour venir chasser en ces lieux où nul ne l'attendait .
Le guetteur récupéra sa besace presque vide, empoigna son arme et quitta son observatoire .Il s'éloigna de la piste au pas de course pour la longer par une sente dissimulée au sein de broussailles hérissées d'épines, passage d'animaux réputés féroces dont il n'avait nul souci . Il courait aisément, à une allure soutenue, qu'un observateur aurait pû, effaré, comparer à celle d'un grand fauve . Le même observateur aurait aussitôt craché par terre en traçant des doigts le signe de protection contre les esprits maudits censés hanter les solitudes . Car le coureur, outre sa barbare vêture, se déplaçait bien trop vite pour un humain .
Le guerrier solitaire détestait quitter le désert pour affronter les cités . Mais la faim fait sortir le loup du bois et il lui faudrait bien s'aventurer en ces cloaques exécrés pour troquer une poignée de gemmes brutes contre ce qui lui était indispensable pour survivre dans ces immenses étendues sans hommes dont il avait fait son domaine . Ses besoins étaient réduits mais il ne pouvait les négliger puisque le but sacré lui imposait de demeurer en vie jusqu'à son accomplissement .
Les replis du terrain lui dérobaient la vue de sa proie mais son oreille exercée lui signalait la progression des chariots dont il allait bientôt couper la route . Soudain, il s'immobilisa et fronça les sourcils d'étonnement et de colère . Apparemment, quelqu'un osait s'attaquer à sa proie désignée . Cris et interjections se mélaient dans l'air sec et pur aux hurlements et hennissements . Presque aussitôt,accélérant encore l'allure, il parvint en vue de l'accrochage et gagna une position dominante pour observer et juger de la situation . Le tableau dramatique qui s'offrait à son regard précis témoignait de l'amateurisme de bandits d'occasion . Malgré leur supériorité numérique, ceux-là avaient déjà payé un lourd tribut à leur manque d'expérience ainsi qu'à leur armement rudimentaire . Embusqués derrière les chariots dont deux s'étaient retournés à cause des attelages abattus ou plus vraisemblablement des nids de poules dissimulés par ses soins, les soldats tiraient comme à la manoeuvre sur les apprentis pillards, stoppés dans leur attaque désordonnée . Ces derniers se protégeaient tant bien que mal derrière les corps de leurs camarades tués au cours de l'assaut .
Le coureur des solitudes arma son arbalète et tira coups sur coups sans viser . Il avait modifié son arme de sorte qu'elle n'eût pas besoin d'être retendue entre chaque carreau . Ceuillis par surprise, les premiers Réguliers moururent sans comprendre . Les autres se retournèrent en criant des avertissements et en hurlant de peur mais n'eurent pas le temps d'ajuster la haute silhouette nimbée de soleil qui prit pour eux, pendant un infime instant, l'aspect de l'Ange Sombre de la Mort .
Puis le silence,oppressant, s'appesantit sur la scène soudain figée dans la lumière cruelle . Sous le regard incrédule des survivants de la pitoyable bande, le guerrier descendit sans précipitation de son observatoire pour achever les soldats blessés . S'inclinant brièvement, il mettait fin à leur vie d'un éclair de sa lame et récupérait ses pointes d'acier sur les cadavres . Ensuite, seulement, il porta son attention sur le ramassis de garçons et filles, certains très jeunes, qui commençaient à se relever, tremblants et indécis . Ils s'étaient finalement résolus à affronter l'étranger avec plus de dignité . Ils poignaient leurs armes dérisoires avec une volonté farouche et puérile . Le grand guerrier venait certes de faire basculer la situation mais ne fallait-il pas le craindre, sinon plus, que les Réguliers ? Tandis qu'il avançait sans hâte vers eux, son arme terrifiante pointée dans leur direction, ils cherchaient vainement à distinguer ses traits pour y déchiffrer leur destin . Mais le soleil ardent, juste derrière l'homme, noyait son visage dans l'ombre jumelle de sa vive clarté .
Alors, interprétant les grimaces des visages émaciés marqués par l'errance et la désespérance, il se déplaça de quelques pas sur le côté . A l'évidence, il n'ignorait pas l'effet produit par son aspect physique . C'était une arme qu'il utilisait lorsqu'il devait rencontrer les citadins avec lesquels il traitait parfois des affaires . La fascination empreinte de peur qu'il lisait dans les yeux de ses interlocuteurs lui était, bien sûr, totalement indifférente, mais servait ses desseins et cela, seulement, comptait .
Il identifia la même émotion sur les faces de la quinzaine de jeunes gens apeurés dont il n'était l'ainé que de quelques années .
Le guerrier solitaire était d'une tout autre stature que les enfants rebelles des cités qui le détaillaient avec stupeur . Son accoutrement n'était pas propre à les rassurer; des peaux allant de l'ocre au noir étaient assemblées sans recherche à l'aide de coutures apparentes pour former une veste courte sans manches et un pantalon rentré dans des bottes prises sans doute sur le cadavre d'un officier Régulier . La singulière vêture moulait un corps puissant mais d'une grâce nonpareille .
Il arborait une coiffure tout aussi barbare : ses longs cheveux bruns étaient attachés en une tresse lâche entrelacée de liens de cuir .Mais ce qui attirait le regard , c'était la splendeur d'idole du visage . Que l'on y cherchât en vain un défaut avait quelque chose de terrifiant .
- Qui es-tu ? Que nous veux-tu ? cria soudain un des garçons . Il agitait, sans vraiment être conscient de son imprudence, un arc de facture grossière . Sans paraître remarquer l'arme, le guerrier répondit simplement :
- Skaïl .
- C'est pas un nom,çà ! rauqua l'autre avec un rire désagéable .
- C'est le mien . J'exige ma part de butin .
Sa voix tranchait, déroutante, car à la fois, dépassionnée et musicale .
- Hé! c'est pas toi qui as tendu l'embuscade, mon vieux! cracha le jeune homme .
Skaïl le toisa et sa froideur était plus blessante qu'un franc mépris :
- Heureusement pour ma réputation, rétorqua-t-il . Vous marchez sur mon chemin . Si je n'étais pas intervenu, les Réguliers seraient en train d'entasser vos cadavres avant de les arroser de naphte et d'y mettre le feu .
- On t'a rien demandé, s'obstina le jeune rebelle en secouant sa tête hérissée de mèches raides de crasse . Une jeune fille se décida à avancer et mit la main sur l'épaule de son compagnon .
- Il a raison, Victor, il nous a sauvé la vie . Laisse-le prendre ce qu'il veut .
Un autre garçon donna son avis sans quitter l'homme des yeux .
- Je suis d'accord avec Milla . Il est seul . Une fois qu'il aura eu sa part, il en restera bien assez pour nous ... Nous ne sommes plus autant .
Il gémit en serrant son bras blessé contre lui .
Skaïl s'adressa au dénommé Victor :
- Tes camarades font preuve de sagesse . Ainsi nous serons quitte .
Le garçon, véxé par l'absence de soutien des siens, haussa les épaules et grommela :
- Sers-toi et pars .
Le guerrier sourit, d'un sourire lent et glacé qui faisait naître des frissons le long de la colonne vertébrale .
- Pas ainsi . Sortez le chargement des chariots et je désignerai ce que je veux .
La fille intervint, avec plus d'acrimonie :
- Vous n'avez pas confiance en nous .
- Je ne sais plus ce que ce mot veut dire .
Elle le regarda plus intensément, presque passionnément, comme si elle voulait deviner la vérité de l'impressionnant guerrier au delà de la superbe apparence .
- Nous ferons donc ainsi .
Le garçon hargneux qui se posait en chef de la petite bande de survivants cracha dans le sable puis se détourna . Skaïl remercia la fille d'un bref signe de tête puis conseilla :
- Il ne faut pas trainer, il peut y avoir d'autres Réguliers dans le coin .
Milla se mordit la lèvre . Elle aurait dû y penser elle-même .
- Bien sûr, grommela-t-elle avant de crier d'une voix trop aigüe : Mettez-vous tous au boulot, déchargez-moi tout çà sur le champ !
Sa réaction fit naitre sur le visage de statue un sourire tellement inattendu qu'elle en fut comme éblouie . Un soleil l'avait frappé au coeur, une éclatante étoile filante, bien plutôt, car enfui aussitôt apparu . Dans les cités, des rumeurs couraient sur les êtres étranges vivant dans le désert, créatures cruelles n'ayant d'humain que l'apparence . Milla n'y avait jamais accordé foi, sinon elle ne se serait jamais jointe à la misérable bande issue du quartier le plus pauvre de sa cité . Jusqu'à aujourd'hui ... à la notable différence que Skaïl ressemblait bien plus à un Ange qu'à un Démon . Et si même il était l' Ange Sombre de la Mort, qu'il devait être doux de mourir en emportant la vision de ce sourire .
Cependant, les jeunes gens se hâtaient de décharger les chariots et entassaient le butin aux pieds du grand guerrier . Avec une remarquable économie de paroles et de gestes, il indiqua ce qu'il voulait et tendit son sac afin qu'il fût rempli des carreaux et des rations qu'il avait désignés .
Milla suivait des yeux ses camarades qui s'activaient parmi les véhicules presque vides désormais . Elle demanda à Skaïl, sans lever les yeux vers lui :
- Venez avec nous ;
Victor, qui fouillait une caisse éventrée, se redressa, grondant comme un chien affamé, mais avant même qu'il ait eu le temps de s'élever contre la stupide proposition de Milla, le guerrier avait répondu, d'une voix indifférente :
- Je vais toujours seul sur mes pistes .
Victor ricana devant la déconvenue de la jeune fille puis s'empara brutalement du butin que ramenait le garçon que le guerrier avait envoyé récupérer des munitions pour son arbalète .
- C'est çà que tu veux ? Quand tu l'auras, tu partiras ?
Skaïl se contenta de hocher la tête .
- Alors, prends-le et à jamais !
Mais Victor avait une idée derrière la tête . Comme le guerrier solitaire tendait la main pour recevoir les carreaux, le garçon vindicatif, d'un geste étonnamment rapide, lui entailla l'avant bras avec un petit couteau qu'il avait dissimulé jusque là .
- Sang Bleu ! Je le savais !
Sous les regards incrédules et terrifiés des jeunes citadins, le fluide vital qui s'écoulait de la blessure le long des doigts et s' égouttait sur le sable avide était, non pas rouge, ni même pourpre, mais d'un bleu de cobalt franc, soutenu, inconcevable .
- Sang Bleu ! répétèrent-ils effrayés par la révélation . Victor jubilait, stupidement fier de son action d'éclat et inconscient du risque mortel qu'il venait de prendre pour se revancher de son humiliation .
- Je m'en doutais, je le sentais . Tout seul à courir le désert, surgissant de nulle part ! Sang Bleu ou Démon, c'est du pareil au même !
Le jeune fou cracha sur le sable, évitant toutefois de croiser le regard glacé du guerrier . Ce dernier ne semblait pas se soucier de la plaie profonde qui saignait toujours . Le nez métallique de son arbalète s'éleva lentement pour viser le crâne obtu de Victor . Enfin il parla, sans colère :
- Je devrais tous vous tuer pour ce que tu viens de faire .
Alors seulement, le garçon mesura les conséquences probables de son geste . Il se mit à trembler sous les regards courroucés et paniqués de ses compagnons . Victor s'était montré tellement irresponsable en provoquant l'ire d'un Sang Bleu, créature inhumaine qui haïssaient les hommes véritables, parce que ceux-ci jouissaient de l'humanité que leurs créateurs leur avaient déniée ! Milla le gifla à la volée puis se tourna vers le Sang Bleu impassible .
- Ecoutez, nous autres, on n'y est pour rien . Fais ce que tu veux de ce crétin mais laisse nous partir . On dira rien .
Le guerrier secoua la tête .
- Ne promet rien que tu ne peux tenir, fille .
Elle mordilla sa lèvre gercée par le vent sec, certaine désormais qu'il ne les épargnerait pas . Mais, malgré tout, elle voulut savoir :
- Les gouverneurs disent que tous les Sang Bleu ont été détruits ou enfermés dans des camps de sureté.
- Pas tous, fit-il,à sa manière laconique .
- Tu t'es échappé ? On dit que c'est impossible !
- Ils ne m'ont jamais emprisonné .
Incrédule, elle haussa ses maigres épaules . Le sang cobalt sur la peau halée attirait son regard malgré la promesse de mort que représentait cette splendeur démasquée . Les gouttes semées dans le sable ocre y faisaient éclore de somptueux joyaux, lapis lazuli ou saphirs qui n'auraient pas déparé le cou gracile de l'épouse d'un gouverneur . Milla eut du mal à s'arracher à la fascination pour de nouveau envisager le trop beau guerrier dont les yeux froids étaient devenus pour elle et les siens ceux de la mort . En fin de compte, les légendes sur les Démons hantant le désert étaient fondées .
Pourtant , l'arme s'abaissait doucement .
- Je ne tue pas inutilement, bien que ce soit la réputation que le régent a fait aux Imperii Legatori .
- Les quoi ?
- Ceux que l'oubli vous fait nommer Sang Bleu et Démons .
Le guerrier ramassa promptement les carreaux, les fourra dans son sac et jeta celui-ci sur son épaule . En deux bonds, il gravit la butte . Milla secoua sa stupeur et le héla :
- Attendez !
Il s'immobilisa . L'adoration qu'il lut dans les yeux levés vers lui le dérangea . Il interrogea sèchement :
- Que veux-tu encore ?
- Skaïl, ce n'est pas un nom, vrai . Cà veut dire quoi ?
Il rit, étrangement, puis accepta de révéler son nom puisque , de toutes façons, il laissait en vie seize témoins :
- Seigneur Kiéran Amaury Imperii Legator .
Milla s'agenouilla pour cueillir les fleurs de sang dans une poignée de sable et s'émerveilla du scintillement des infimes joyaux . Elle se remit debout et enfouit son inestimable trésor au fond d'une de ses poches . Des années auparavant, sa mère lui avait parlé à mi-voix d'un être quasi divin, un prince parmi les Sang Bleu, dont la beauté surpassait tous les rêves . C'était avant que les Sang Bleu se retournent contre leurs créateurs et massacrent l'empereur et ses fidèles . Mais la jeune fille s'était toujours souvenu du nom du prince et elle le savoura comme une gourmandise :
- Kiéran Amaury .
Chevalier un jour, Chevalier toujours ! Montjoie Saint Denis et Tutti Quanti !
- Kiéran, Kiéran Amaury ! Sois maudit !
La lourde statuette sculptée dans un seul bloc de cristal de roche se fracassa contre le mur après avoir traversé sans dommage pour celle-ci l'image immobile. Le bras qui avait transformé le précieux objet en projectile pointa ensuite un doigt accusateur sur les officiers qui n'en menaient visiblement pas large . Enflammé de colère, celui qui les désignait de la sorte hurla :
- Bande d'incapables, fichus bons à rien, un homme seul vous nargue, seul, sans allié, sans espoir !
L'un des Réguliers osa intervenir :
- Régent, c'est justement ce qui fait sa force . Rien ne le retient . Et c'est un Maxime !
Le Régent rugit :
- Avez-vous besoin de rappeler l'évidence ? N'est-ce justement pas pour cette raison que vous devez le capturer ? Parce qu'il est le dernier des Maximes !
Il pivota d'une pièce son corps massif dont l'impressionnante musculature tendait le tissu de son habit de coupe stricte, quasiment militaire et enveloppa l'image d'un regard brûlant de haine sous les lourdes paupières .
- Lui, Seigneur Kiéran Amaury, le dernier des Amaury, le dernier des Maximes, lui que j'ai pourtant tué de ma main ! Regardez-le bien et passez outre cette beauté qui est un masque, l'apanage des maudits Sang Bleu, et cherchez dans ses yeux la justification de votre traque .
Obéissant à l'injonction commitatoire, les militaires fixèrent une fois de plus l'image en trois dimensions d'une réalité saisissante . Comment elle était générée, ils l'ignoraient et ne voulaient pas le savoir . L'Art qui l'avait créée était le même que celui qui était à l'origine de la caste des Sang Bleu . Et le Régent avait proscrit les Artisans ...
Ils connaissaient les moindres détails du simulacre mais ils devaient chaque fois se prémunir contre la peur en se persuadant que cette perfection offerte à leurs regards malgré tout fascinés résultaient uniquement des manipulations effectuées par des Artisans, cinq cents ans plus tôt, pour aboutir à la création d'une garde prétorienne hors norme .
Face à eux, hommes à la stature ordinaire malgré les hauts grades affichés sur leurs uniformes chamarrés, Kiéran Amaury les narguait . Revêtu de l'arrogante tenue des Maximes, cuirasse or sur la tunique et les chausses moulantes bleu de cobalt, le grand jeune homme arborait pour l'éternité une pose presque nonchalante, légèrement déhanché, la jambe droite en avant et le casque crêté de bleu sous le bras gauche . Un glaive d'apparat à la garde surchargé de pierres précieuses reposait sur sa cuisse gauche . Uniforme de parade certes, mais soldat d'opérette, assurément pas ! La beauté sans défaut du visage pouvait égarer l'esprit mais pas le dessin résolu de la bouche et encore moins l'intensité du regard sans concession ni faille . Kiéran Amaury, de la lignée des Amaury, "fils" de Baldassare Amaury, "petit-fils" de Asdrubal Amaury, n'était pas un simple Légat . Ils devaient affronter non seulement un Maxime mais, qui plus est, son sang, le plus pur parmi les siens, en faisait un Princeps .
Aucune femme ne l'avait enfanté, aucune mère ne l'avait élevé .
- N'avons-nous pas en un jour éliminé tous les Maximes ? Presque tous ... Et celui-ci nous échappe toujours depuis dix ans !
Les officiers sursautèrent, fouettés par la voix enflée de fureur et se tournèrent vers leur chef, l'air coupable .
- Chassez-le sans trêve, traquez-le, forcez-le comme une bête sauvage . Mais n'oubliez surtout pas que je le veux vivant !
Le jour où l'icone du Sang Bleu avait été réalisée était celui de sa reconnaissance en tant que Maxime . Agé de dix-sept ans à l'époque, il en comptait désormais vngt-huit et ne vivait que pour la vengeance . Le Régent Eric Darius considéra longuement l'image figée dans le passé . Il était seul maintenant avec un Kiéran virtuel, avec ses souvenirs . Il interrogea en vain le regard bleu glacier qui ne le voyait pas mais le dénudait pourtant jusqu'à l'âme .
" Je t'ai tué, voici dix ans déjà . Comment as-tu pû revenir d'entre les morts, toi qui as préféré mourir plutôt que de vivre à mon côté ? Pourquoi es-tu revenu troubler cette paix illusoire que j'ai édifiée sur ma trahison ? Pourquoi es-tu revenu m'offrir ton beau sang bleu ? "
Chevalier un jour, Chevalier toujours ! Montjoie Saint Denis et Tutti Quanti !
" - " FIDELES JUSQU'A LA MORT ", n'est-ce pas un peu grandiloquent, tout de même ?
Kiéran releva la tête et considéra son vis-à-vis avec un léger froncement de sourcils .
- Pourquoi dis-tu précisément ceci maintenant ?
Eric Darius sourit, déplaça sa reine sur l'échiquier de bois précieux, ébène et citronnier, que l'empereur lui avait récemment offert et consentit ensuite à répondre :
- Je me demandais seulement si les Légats, au bout de cinq cents longues années, attachaient toujours autant de prix à cette vieille devise ? Elle commence à dater, non ? Il faut évoluer avec son temps . La dernière vrai guerre date de ton grand-père . Toi-même, tu n'as jamais eu l'occasion de te battre .
- Echec et mat, dit alors Kiéran en prenant la reine avec son cavalier, d'une façon qui parachevait l'encerclement du roi . Le ton du jeune Maxime, froid, cassant, traduisait l'effet produit sur lui par la remarque de son partenaire . Il ajouta, tandis que Darius contemplait le désastre de ses pions noirs :
- Je ne suis pas sûr d'aprécier ton humour, Eric . Cet idéal sera toujours le nôtre . Nous n'y avons jamais failli .
Darius lui dédia un rictus moqueur .
- D'ailleurs, tu n'as aucun sens de l'humour, Légat ! Quant au reste, l'Histoire, certes, le prouve . Ton aïeul a donné sa vie pour sauver celle de mon grand-oncle Paul-Louis, mais rien de notable ne s'est passé au cours des trente dernières années qui ait permis aux tiens de donner la pleine mesure de leurs capacités et de prouver leur fidélité .
- La seule présence des Imperii Legatori décourage toute velléité d'agression .
- Si un coup dur survenait, serais-tu, toi, Kiéran, avec tes dix-huit ans à peine, fidèle à l'empire jusqu'à la mort ?
Le Maxime acheva sans précipitation de replacer les pièces sur l'échiquier avant de rétorquer :
- Tu sais fort bien que toute autre choix est pour moi inconcevable . Cette loyauté incorruptible est inérante à mon être, comme pour tous les miens . Notre sang bleu est le symbole de notre existence toute entière vouée à l'empire . Pourquoi feins-tu d'ignorer que j'ai été créé pour vivre et mourir quand il le faut, pour la sauvegarde de l'empire et la gloire de l'empereur ?
- Alors, c'est vraiment sans regret que tu mourrais pour l'empire, insista Eric qui avait posé une main possessive sur l'avant-bras de Kiéran . Agacé, ce dernier répliqua avec détermination :
- Si je dois donner ma vie en servant mon maître, ce sera avec le seul regret de ne pas pouvoir emmener tous ses ennemis avec moi dans la mort .
Eric lâcha le bras du Maxime pour retourner l'échiquier .
- Faisons une autre partie, veux-tu ? Cette fois ci, je prends les blancs et je suis certain de l'emporter .
Il avança un pion et appuyant les coudes sur la table, posa son menton un peu lourd sur ses mains jointes pour regarder intensément son adversaire . Kiéran joua à son tour puis remarqua :
- Ton attitude est étrange , Eric . Que cherches-tu ?
- Rien, répondit Darius, apparemment sincère . Tu sais combien tu m'es cher . C'est seulement que je m'intéresse à tout ce qui te concerne .
Kiéran haussa les épaules, un geste qu'il avait inconsciemment appris d'Eric, et constata :
- Depuis une année que nous nous connaissons, c'est la première fois que tu te livres à ce genre d'inquisition .
Eric déplaça son fou et dans le même mouvement saisit la main droite du jeune Légat, celle qui portait l'anneau armorié des Maximes . Il frôla du doigt l'intaille gravée dans le cabochon d'aigue marine .
- Ne ressens-tu pas d'amertume à être différent ? Tu as été créé uniquement pour servir jusqu'à donner ta vie . Tu es issu des artifices des Artisans, tu n'as jamais connu la douceur d'une mère . Tu n'as jamais eu le choix, à aucun moment de ta vie . N'est-ce pas injuste, Kiéran ?
Le Légat sourit à peine .
- Peut-être le serais-je si j'étais infirme ou obligé d'accomplir les tâches les plus rebutantes . Mais même dans cette situation, je ne remettrai pas en question mon destin . Un aigle ressent-il de l'amertume à être un aigle ? Sa nature est de voler . Envie-t-il le cheval qui galope dans les steppes ? Il ne se pose pas la question . Il aime ce qu'il est .
- L'aigle vit solitaire, haut dans le ciel, mais toi, mon Kiéran, tu vis à la cour, tu côtoies toutes sortes de personnes qui vont et viennent à leur guise, aiment et fréquentent qui elles veulent . Pas toi !
Dans la voix d'Eric perçait une fureur qui intrigua le Maxime . Darius continua sur le même mode :
- Si l'empire s'effondrait, si tu étais le dernier Légat, que ferais-tu ?
L'étreinte de sa main s'était accentuée . Kiéran hésita puis renonça à se dégager . Lorsqu'il avait cédé à l'amitié inattendue d'Eric Darius, cousin de l'empereur Paul-Christian, il avait vite compris ce qu'elle avait d'exigeant et même d'excessif.
Les Sang Bleu ne se liaient pas d'ordinaire avec les humains nés de femmes . " Contaminés par l'égoïsme et l'ambition . Prends garde à toi ! " lui avait dit son père . Il avait acquiescé puis avait ajouté qu' Eric n'était pas n'importe quel sang rouge et que l'empereur lui-même approuvait cette relation .
- Est-ce à toi, Eric, d'envisager une telle possibilité ? L'empire est solide, les Légats veillent sur la sécurité de l'empereur et gardent les frontières .
- Mon cher cousin est trop confiant, trop idéaliste . Certaines des réformes qu'il a instiguées déplaisent fortement aux hautes castes .
- Les castes de l'argent .
Darius rit du mépris de son ami .
- Il est vrai que vous autres Sang Bleu n'avez aucune considération pour l'argent.
- L'argent est la racine de toutes sortes de maux.
- Moraliste ! se moqua Eric . Puis il approcha son visage pâli de celui de Kiéran . Leurs souffles se mélèrent, leurs regards s'évaluèrent . Le jeune Maxime rompit le silence :
- Eric, tu me fais peur .
- Peur, toi ! railla Darius d'une voix étrangement rauque . Tu ne sais même pas ce que c'est que la peur ! Moi si... Et tu ne m'as toujours pas répondu !
- Soit . Si l'empire devait disparaître, je n'aurais plus de raison d'exister .
- Allons chasser !
Etonné, Kiéran envisagea son ami puis s'exclama :
- Comme çà ? Tu es fou !
Darius éclata de rire .
- Pas autant que tu crois, mon Kiéran .
Soudain, le jeune Maxime se figea . Dans le regard qui ne le voyait plus, Eric Darius put déchiffrer, tour à tour, l'incrédulité et une profonde détermination .
Kiéran Amaury dégagea brusquement sa main et murmura :
- Ils m'appellent ... Qu'as-tu osé, Eric ?
Puis il se mit debout si précipitamment que la table se renversa répandant les pièces du jeu d'échec sur les dalles de marbre . Il se rua dehors en dégainant son glaive qui ne le quittait jamais .
- N'y va pas ! implora inutilement Darius .
Chevalier un jour, Chevalier toujours ! Montjoie Saint Denis et Tutti Quanti !
" Fidèles jusqu'à la mort "
Kiéran embrassa d'un long regard incrédule la vaste salle d'apparat désormais charnier d'un empire aboli en un instant, tombé sans recours avec ses plus sûrs soutiens .
A ses pieds gisait Baldassare, la cuirasse fondue par une arme terrifiante dont il ne savait rien . La vie de son père avait fui les chairs brûlées, les os fracassés . Mais le fier et loyal guerrier avait lutté jusqu'au bout et l'acier de son glaive avait couché autour de lui de nombreux agresseurs . Comme à l'infini, des corps tordus par la mort jonchaient le marbre sur la blancheur duquel se mélaient les sangs bleu et rouge . Les cadavres montaient à l'assaut des marches du trône, déjetés sur le velours souillé . Certains semblaient en vouloir encore défendre l'accès, mais leur sacrifice avait été inutile . Au dessus de ses prétoriens massacrés, Paul-Christian était cloué au bois doré du siège impérial par un glaive à la garde ornée de gemmes bleus . Sa bouche ouverte sur un cri ultime dégorgeait un flot de sang rouge . L'horreur s'accroîssait du silence pesant sur l'impensable .
En quelques minutes, un empire millénaire avait pris fin . Kérian foula lourdement le marbre, marchant parmi les morts sans chercher à éviter les flaques qui commençaient à se figer . Baldassare, Ottavio, Roland morts de la même incompréhensible façon, il était, lui, le dernier des Amaury . Walter Augier, Marcus Antoninus, Romain Foulques, leurs fils et leurs neveux, tous morts, désignaient Kiéran comme le dernier des Maximes . Mais ce titre et ce nom glorieux étaient désormais caduques puisqu'il n'avait plus rien à servir et à défendre .
Il parcourait comme un vain glaneur la moisson funèbre garante de la loyauté des siens, gisants apaisés de ceux qui s'étaient montrés fidèles et avaient péri sans tourner le dos parce que c'était tout simplement inconcevable .
Il s'immobilisa pour soutenir le regard aveugle de Renaud Foulques, le plus jeune des Maximes après lui . Une ombre de sourire sur ses lèvres tachées de bleu soulignait la satisfaction du devoir accompli . Kiéran l'envia . Plus loin, un Légat n'avait plus de visage, emporté par une décharge de cette arme au sujet de laquelle le jeune guerrier s'interrogeait à peine . Mais le Sang Bleu poignait toujours fermement son glaive qu'il avait planté dans le ventre d'un officier Régulier dont le cadavre grotesque semblait supplier .
Sa lente progression, Kiéran en appréhendait le but . N'aurait-il pas dû gésir parmi les siens ? Qu'était-il désormais sans justification à son existence ? Légat, il avait été créé par et pour l'empire . Or, le corps transpercé sur le trône le rejetait et l'accusait à ses propres yeux . Il avait échoué . Il gravit les marches tel un condamné montant à l'échafaud et tomba à genoux pour rendre un ultime et inutile hommage en déposant aux pieds inertes du jeune empereur assassiné son glaive empoissé de sang écarlate .
Certains sang rouge auraient pû affirmer que le jeune Maxime n'avait pas démérité : dès que l'appel mental des siens l'avait frappé de plein fouet, il avait quitté dans une course folle la demeure où Eric Darius l'avait en quelque sorte retenu captif pendant que les prétoriens étaient assaillis, fauchés par une arme foudroyante, conçue probablement par les Artisans . Ceux qui avaient, les fous, tenté d'arrêter sa ruée puissante ne possédaient pas cette terrible innovation . Au sortir du petit palais de Darius où nul ne s'était mis en travers de son chemin, il s'était jeté dans les vastes jardins ornementaux qui séparaient celui-ci du Grand Palais, siège du gouvernement impérial . Il s'était ouvert une route sanglante, abattant à la volée, presque sans y penser, tous ceux qui prétendaient l'intercepter . Son glaive, qui reposait maintenant, sans gloire, sur la dernière marche du trône, avait moissonné les vies hurlantes des soldats réguliers qui s'étaient retournés contre l'empereur . Ignorant les blessures reçues, Kiéran n'avait pas ralenti sa course dérisoire et avait continué à répandre le sang rouge des fossoyeurs de l'empire tout au long des interminables corridors qui le menaient jusqu'à la mort des siens . Il savait déjà . Nul ne s'était opposé à la fureur pathétique de son glaive, une fois parvenu au seuil de la désolation . Il n'y vivait plus personne à aider ou à défendre . Les voix pressantes dans sa tête s'étaient tues à jamais . Les autres Maximes ne l'avaient pas appelé à leur secours mais lui avaient froidement exposé la tragique situation et lui avaient rappelé son devoir .
Protéger l'empereur . Donner sa vie pour lui .
Paul-Christian avait connu une fin atroce, l'incompréhension et la souffrance dans ses yeux noisette écarquillés accusaient celui qui demeurait le dernier des prétoriens sans avoir même combattu .
Darius ! Eric Darius !
Insolite, une larme glissa le long de sa joue . Aux franges de sa conscience fustigée par sa défection, il s'en étonna : les Imperii Legatori ne pleuraient pas, ni tristesse, ni joie ne justifiant cette manifestation . Les Artisans n'avaient pas jugé bon de les doter de ces émotions trop humaines . Qu'est-ce qui n'allait pas chez lui ? Le jeune Maxime porta la main à sa joue, cueillit du bout des doigts l'humidité incongrue et en frôla les lèvres entrouvertes de celui qui, une année auparavant avait reçu son serment . Le sel des larmes et le sel du sang se mêlèrent, prémices d'un pardon qu'il ne réclamerait jamais, n'y ayant aucun droit . Debout près du trône d'un empereur défunt, Kiéran Amaury découvrait la saveur amère de la désespérance .
- Pourquoi suis-je en vie,seul des miens ? Ma place est parmi eux !
Des pas derrière lui, parmi les nombreux morts, puis gravissant les marches du piédestal, un souffle rauque, trop rapide ... Il n'esquissa pas un seul geste, il savait parfaitement qui avait trahi l'empire .
- Est-ce vraiment ce que tu souhaites, Kiéran ?
Eric .
Sa voix douce comme le miel de ses cheveux et la blondeur de son teint ... fausse comme son amitié .
Le dernier des Maximes s'étonna brièvement de ressentir comme une douleur à entendre cette voix félonne .
Darius posa une main possessive sur son épaule, il se raidit mais ne la rejeta pas, bien que le contact lui en fût soudain odieux .
- Tu n'aurais pas dû venir jusqu'ici . J'avais tout fait pour te garder auprès de moi, pour te sauver la vie .
- Tu ignorais le lien mental qui unissait un Princeps aux autres Maximes . Mais je suis arrivé trop tard .
- Trop tard ! Qu'aurais-tu fait de plus, idiot ?
- Mourir avec eux .
La main d'Eric se contracta sur l'épaule de celui qu'il avait doublement trahi . Il intima :
- Vis ! Je l'exige ! L'amour que j'ai pour toi t'y oblige .Il ricana, sombrement . Je me permets de te remettre en mémoire que tu ne peux porter la main sur toi !
- Je suis Seigneur Kiéran Amaury Imperii Legator et Maxime . Mon devoir et mon droit sont de servir l'empereur . A jamais , par delà la mort . La vengeance devient mon ultime raison d'être .
Le ton net et froid, quasiment dépassionné rendait la déclaration frappante et implacable . La tuerie insensée ne l'avait pas allongé parmi les siens et il ne lui restait plus désormais qu'un seul moteur qui avait pour nom talion . On allait cracher sur la mémoire des Légats, leurs noms seraient honnis et vomis par ceux-là même qui avaient fomenté le complot orchestré de main de maître par le propre cousin de l'empereur. Eric Darius saurait se poser en sauveur et brandirait le glaive qui avait servi à l'assassinat de Paul-Christian pour prouver que les Sang Bleu étaient des créatures dangereuses qui s'étaient retournés contre leur maître . Les Réguliers qui avaient laissé tant de morts sur le terrain passeraient aux yeux de tous pour des héros qui s'étaient opposés avec un courage admirable aux monstres qui projetaient de devenir les maîtres de l'empire . Comment Darius était-il parvenu à circonvenir les Artisans, Kiéran l'ignorait et se le demandait à peine . Que les Sang Bleu fussent exécrés par l'Histoire ne lui importait guère plus . Seule la vengeance pouvait encore justifier qu'il vécût ... Punir celui qui avait bradé l'empire et trahi l'amitié . Cette souffrance dérangeante qui ne cadrait pas avec ce qu'il était, ce qu'il était censé être, ce fut elle sans doute qui, lorsque Darius questionna d'une voix qui sifflait entre ses dents serrées sur sa déception et sa colère :
- Es-tu vraiment certain de ton choix, Kiéran Amaury ?
l'empêcha de répondre et de prévenir la cruauté du geste .
- Alors, meurs, jeune fou . Je t'aimais pourtant .
Kiéran sentit la lame large d'une dague de chasse pénétrer sa chair, entre ses épaules et avec elle la souffrance, fulgurante, attendue et acceptée, baptème dans la mort . Il ne cria pas . Sa bouche s'emplit de sang .
Le beau sang bleu cobalt tacha à peine les doigts aux jointures blanchies du meurtrier . Eric Darius, traître à l'empire, traître à l'amitié, lâcha la garde de son coutelas qu'il laissa, maudit, dans le corps du Maxime et s'écarta . Kiéran Amaury s'affaissa aux pieds du cadavre du jeune empereur, sur le glaive rougi qu'il y avait déposé un instant plus tôt .
C'en était fini des Amaury, des Maximes, des Légats, de l'empire .
Pourquoi avait-il fallu que Kiéran préférât la fidélité à la vie ?
Chevalier un jour, Chevalier toujours ! Montjoie Saint Denis et Tutti Quanti !
Skaïl achevait de bander son avant-bras . Cette stupide petit teigne n'y était pas allée de main morte, l'entaille était profonde . Il n'avait qu'à s'en prendre à lui-même pour avoir, si peut que ce fût, baissé sa garde . N'avait-il pas appris, de la plus atroce des façons, à ne placer sa confiance en aucun sang rouge ... Fluide animal, vicié, charriant l'impureté, sous toutes ses formes, et qu'il se surprenait parfois d'aimer répandre .
Il s'agenouilla ensuite dans le sable, sous l'étroite corniche rocheuse qui lui fournissait un abri provisoire, croisa les mains sur sa poitrine et ferma les yeux . L'Evocation le submergea et il fut le confiant Kiéran Amaury, tout jeune Légat d'à peine dix-huit ans, assuré de la pérennité de l'empire, de l'invincibilité des Legatori et de l'indéfectibilité de l'amitié d'Eric . Il ne s'était jamais posé de questions, ses créateurs y avaient veillé .
Bien sûr, il était issu, comme tous les Imperii Legatori, des manipulations secrètes des Artisans qui avaient conçu les prétoriens idéaux, adamantinement loyaux à l'empire et à leur caste . Bien sûr, aucune femme ne l'avait porté en elle et élevé dans la douceur de l'amour maternel . Bien sûr, celui qu'il considérait comme son père ne l'était pas au sens humain du terme . Il savait juste que les Artisans prélevaient un peu de sang au chef d'une lignée et s'en servaient pour créer un nouveau Seigneur . Ainsi étaient préservées les caractéristiques des Maximes . Bien sûr, il avait été éduqué avec une rigueur extrême jusqu'à ses dix-sept ans, loin de la cour, et aurait été éliminé sans état d'âme s'il avait failli aux normes élevées exigées d'un Maxime .
Mais c'était la normalité, la Voie des Sang Bleu, leur gloire et leur différence . Pourquoi aurait-il dû envier l'imperfection des hommes tourmentés par leurs nombreux et contradictoires désirs ?
Les yeux clos, le corps figé dans une immobilité de statue, Kiéran était à nouveau parmi les siens exterminés sur l'ordre de Darius et une fois encore il apprenait à Eric que l'empire défunt réclamait qu'il le vengeât . Il acceptait, inévitable, la souffrance marquant sa chair et son esprit dans le sillage de la lame tenue par la main assurée de celui qui s'était dit son ami .
Haïssait-il Eric Darius ? Kiéran Amaury ne savait pas non plus haïr . Mais inévitablement, la loyauté innée, totale, indéfectible du Légat envers l'empire s'était transmutée en un irrémissible appétit de vengeance . Le blanc-seing de l'empereur mort le mandatait pour appliquer la justice . L'ultime bataille lui incombait, la mission sacrée pour laquelle il avait été oint du sang de tous les siens .
Pourtant,il avait failli . Il avait dévié de la Voie parce qu'il avait accordé son amitié à Eric Darius . S'estimait-il plus que les siens au point de rejeter la sagesse de son père ?
" Ce n'est pas du sectarisme ou de la morgue, mon fils . Mais nous sommes trop différents d'eux pour entretenir avec les sang rouge des relations d'amitié . Ils ne nous comprennent pas et leurs errements nous sont étrangers . Attends-toi à des déconvenues si tu te lies à Eric Darius . Sans nul doute son sentiment pour toi est-il sincère mais la nature humaine est inconstante . Il te blessera, Kiéran, comme jamais ne l'a été l'un des nôtres ."
Kiéran n'avait pas désiré écouter Baldassare . Eric l'avait séduit, Eric l'avait aimé . Et c'est en le lui confirmant qu'il l'avait poignardé à mort .
Kiéran Amaury, dernier des Maximes et le plus jeune aussi, le dernier reçu ... Il ignorait s'il avait des frères plus jeunes et dans ce cas, se doutait bien qu'ils n'avaient pas survécu à l'épuration .
Au terme d'épreuves sélectives et initiatiques que les sang rouge auraient qualifiées de barbares s'ils avaient été autorisés à y assister, le jeune Kiéran fut déclaré par ses pairs digne du rang pour lequel il avait été créé et élevé . Dans le cas contraire, il aurait été mis à mort, sans appel, et aurait accepté la sanction comme totalement justifiée . Alors seulement, il connut le nom de sa lignée . Baldassare Amaury l' accola vigoureusement du plat de la main et dit:
- Ton nom et ton honneur sont Seigneur Kiéran Amaury Imperii Legator, Maxime .
Le grand prétorien aux larges épaules auquel il ne s'étonnait pas de ressembler tant recula d'un pas pour le tenir à bout de bras . Dans le regard bleu qui reflétait le sien, passa comme une émotion . Un seul mot la traduisit :
Princeps ...
Il était donc, hasard ou destin, un de ces très rares Sang Bleu dont les possibiltés dépassaient celles des Maximes dont ils étaient issus et sur lesquels même les Artisans savaient si peu de choses . Les Princeps, au sang le plus pur, à la loyauté la plus totale, étaient un mystère . Au cours des cinq siècles d'existence des Légats, trois Princeps seulement étaient apparus avant Kiéran, dont deux parmi les Amaury . Tous trois morts très jeunes au service de l'empire avaient, par l'offrande de leur vie parfaite, sauvé ce dernier .
Il inclina la tête pour accepter l'honneur et le privilège du service suprême, et souhaita, en son coeur qu'irriguait le sang bleu, d'avoir à donner sa vie pour l'empire, à l'égal de ses illustres prédécesseurs .
- Viens, Kiéran Amaury, notre maître Paul-Christian attend que tu lui sois présenté .
La réception d'un nouveau Maxime par l'empereur était un évènement suffisamment rare pour faire date . Il ne "naissait" pas si souvent de Sang Bleu de haute caste pour que la curiosité se lassât . Monstres magnifiques, mi Anges, mi Démons aux yeux des humains ordinaires nés d'hommes et de femmes, les Impérii Legatori alimentaient l'imaginaire des peuples de l'empire et même des nobles . Il était donc profitable d'un point de vue politique d'entretenir cet intérêt qui désignait dans et hors l'empire les superbes prétoriens au sang cobalt comme son plus sûr rempart .
La dernière cérémonie au cours de laquelle Andry Augier avait rendu l'hommage datait de sept années déjà . Depuis, quatre jeunes Sang Bleu n'avaient pas satisfait aux critères extrèmement élevés et leurs existences imparfaites avaient été interrompues . Ces échecs avaient inquiété les Artisans et jusqu'à l'empereur lui-même, le père de Paul-Christian. Mais la présentation du jeune Seigneur Kiéran Amaury infirmait les doutes .
La salle où se déroulaient les cérémonies occupait le premier étage du Grand Palais . Ce soir-là, les courtisans en foule bariolée et bruyante y côtoyaient les Marchands, plus réservés, sinon intimidés, dans leurs vêtements sombres . Les Conseillers en habits tissés de fils d'or, les officiers Réguliers de haut rang, moins réjouis que les autres car ils n'étaient pas à l'honneur, les Commédiens maquillés paradaient et s'interpellaient sans discrétion . Des Ecrivains circulaient de groupe en groupe et notaient sur leurs calepins leurs impressions et les réflexions dont voulaient bien les gratifier les membres de l'élite . Certains d'entre eux croquaient des silhouettes et des portraits qu'ils affineraient plus tard et qui illustreraient les affiches destinées au peuple . Le jeune empereur, assis en avant sur son trône élevé au-dessus des invités par plusieurs marches tapissées de velours rouge et bleu, survolait d'un regard légèrement impatient la parfois agaçante marée humaine .
Quand enfin s'ouvrit la grande porte aux deux battants incrustés de nacre et de cuivre poli, tous les regards convergèrent vers les arrivants, la garde prétorienne au complet escortant le nouveau Maxime . Comme toujours impressionnants dans leurs uniformes bleu et or, avec leur haute stature et leur beauté inhumaine, les Amaury, les Augier, les Antoninus et les Foulques marchaient d'un pas assuré droit vers le trône et son occupant . Un silence quasi religieux s'était instauré dès leur entrée .
Certes, depuis cinq cents ans qu'existait le Sang Bleu, création la plus célèbre des Artisans, on s'était accoutumé à la splendeur de ces guerriers dans les veines de qui il insufflait une infaillible loyauté . Certains même affectaient de la trouver lassante . Or, le jeune Seigneur Kiéran Amaury apparaissait comme le superlatif des Maximes . Eblouissant de perfection, il dépassait ses semblables d'une demi-tête mais sa haute taille n'obérait pas l'incomparable harmonie de sa silhouette . Les traits ciselés, le magnifique regard céruléen et les courtes boucles brunes aux reflets soyeux fascinaient inévitablement, bien qu'on sût que la nature y avait peu de part . On admirait l'Art mis en oeuvre par les Artisans dans leurs laboratoires secrets comme on se serait extasié devant un tableau de maître .
Kiéran fut escorté par les siens jusqu'au pied du trône . Il plia le genou devant l'empereur qui le considérait avec la même attention presque avide et prononça l'irrévocable serment :
- Mon Souverain et mon seul Maître, moi, Kiéran Amaury, des Imperii Legatori, et Maxime, je proclame haut et fort en serment public que je n'existe que par la mission sacrée de vous servir . Vivre et mourir pour l'empire sont mon devoir et mon droit . Ma devise est " Fidèle jusqu'à la mort " .
Paul-Christian se leva et descendit majestueusement jusqu'au guerrier agenouillé, le releva et lui tendit le glaive d'honneur à la garde enrichie de gemmes rares . Le jeune Maxime le reçut dans ses deux mains tendues et un sourire illumina son visage, si radieux qu'il transcenda la beauté trop parfaite d'un Maxime .
Désarçonné par ce sourire inattendu de la part d'un Sang Bleu, l'empereur fut un instant sans pouvoir répondre . Le maître Artisan lui avait révélé que le nouveau Maxime était un Princeps et il venait d'en avoir la confirmation dans cette expression inconnue des Légats . Il parvint à prononcer enfin :
- Je te reçois, Seigneur Kiéran Amaury et proclame à mon tour que tu es compté au nombre des Imperii Legatori et des Maximes qui entourent et gardent mon trône .
Le jeune Légat inclina la tête et glissa son glaive dans le fourreau ornementé, qui l'avait attendu, vide, le long de sa cuisse gauche . Paul-Christian lui fit signe de l'accompagner et ils déambulèrent dans la salle sous les regards curieux des assistants qui s'écartaient sur leur chemin et tendaient en vain l'oreille pour essayer de surprendre les paroles échangées . Le jeune empereur savait qu'il lui suffisait de chuchoter pour être entendu d'un Maxime et il ne lui déplaisait pas d'ainsi damer le pion aux indiscrets courtisans .
- Cette réception aujourd'hui me donne l'impression de me retrouver à la place de mon ancêtre Paul-Marie qui présida à la naissance des Imperii Legatori et reçut les tous premiers d'entre eux . Sais-tu, Kiéran Amaury, quelles craintes nous avons éprouvées ces dernières années face aux échecs répétés auxquels ont été confrontés les Artisans ?
- Je ne l'ignore point, Monseigneur . Au moins quatre ont été jugés inaptes et éliminés .
- Fort heureusement, te voilà pour opposer un éclatant démenti aux rumeurs . Tu as satisfait haut la main à tous les critères prouvant que le sang bleu le plus pur coule dans tes veines . Peut-être fallait-il qu'il y eût toutes ces déceptions pour préparer la venue d'un Princeps ?
Kiéran Amaury frôla de la main gauche la garde du glaive qui symbolisait l'office de sa caste et réaffirma :
- Mon Souverain et mon Maître,vous servir sans restriction aucune est mon droit et ma force . Ma vie et ma mort seront pour votre gloire .
Paul-Christian sourit un peu nerveusement .
- Tu changes les termes du serment . Un prince ... presqu'un roi . Il n'en était pas apparu depuis deux cents années . Est-ce le hasard ? Chaque fois qu'un Princeps est arrivé sur la scène du monde, c'était au cours d'une crise .
- Clairmont Amaury, Monseigneur ?
Paul-Christian posa sa main droite ornée du sceau à l'aigle bicéphale sur l'avant-bras du Légat et l'entraina vers l'une des grandes baies donnant sur le parc illuminé . Les conversations dans la salle avaient repris mais sur un ton feutré, contraint . Le jeune souverain acquiesça :
- Grâce à lui, le conflit amarthien s'est terminé par la victoire de l'empire et l'ultime bataille a été son oeuvre , un chef d'oeuvre pour lequel il s'est sacrifié . Tu es de sa lignée et comme lui un Princeps .
Kiéran reprit respectueusement l'empereur :
-Monseigneur, lorsque vous parlez de sacrifice, vous raisonnez en sang rouge . Pour nous, Légats, ce terme ne signifie rien . Un sang rouge doit faire preuve d'abnégation pour aller jusqu'au dévouement suprême . Un Sang Bleu n'a pas à s'oublier lui-même, bien au contraire . Nous immoler pour l'empire, sa sauvegarde et sa gloire est notre plus grande récompense et le but de notre existence . N'avons-nous pas été créés ainsi ?
- Clairmont Amaury n'avait pas vingt-deux ans lorsqu'il est mort , remarqua sombrement Paul-Christian qui n'avait pas encore atteint cet âge et concevait mal que l'on pût n'accorder aucun prix à sa propre vie . S'il pouvait accéder intellectuellement à la compréhension des motivations des Légats, il achoppait sur la froideur avec laquelle ceux-ci considéraient leur destin . Ces magnifiques guerriers qui considéraient la mort comme une joie étaient trop différents . Il les admirait, les respectait mais secrètement, ne pouvait s'empêcher d'éprouver à leur encontre, bien qu'il les sût inaltérablement loyaux, une sorte de crainte sacrée . Et puis ne se persuadait-il pas aussi qu'il avait une part de responsabilité, en tant que descendant de l'empereur qui avait supervisé la création des Imperii Legatori, dans cette négation manifeste du libre-arbitre .
Imprévisiblement, Kiéran accueillit la réflexion de Paul-Christian d'un rire clair . Plus encore que son sourire, cette réaction spontanée étonna profondément tous les assistants, et les Maximes eux-mêmes, malgré leur proverbiale impassibilité .
- Notre vie ne nous appartient pas . C'est à vous qu'elle appartient . Si je peux, aujourd'hui, la donner pour vous, je ne saurai même hésiter .
Et pourtant Paul-Christian était mort, assassiné avec une effroyable cruauté . Et lui, Kiéran Amaury, Maxime, Princeps, connaissait depuis qu'il avait émergé de son long coma, l'amertume de vivre alors qu'il avait laissé tuer son maître .
Chevalier un jour, Chevalier toujours ! Montjoie Saint Denis et Tutti Quanti !
Un cri rauque déchira sa gorge et il s'arracha à l'Evocation avec une violence qui le déstabilisa brièvement . Il avait commis une erreur, une faute peut-être en recourant à cette technique qui permettait aux Maximes, autrefois, de se ressourcer à leur propre histoire . Lui en avait mésusé en revivant de façon morbide la mort d'un empire et en s'en servant pour entretenir avec un plaisir malsain son sentiment de culpabilité .
A quel jeu se livrait-il en Evoquant le juvénile regard confiant, sous la frange des courtes boucles châtain clair et en s'écoutant encore affirmer à Paul-Christian : " Si je peux donner ma vie pour vous, je ne saurai même hésiter " ? Pourquoi revoir ces mêmes yeux, une année plus tard, révulsés par la mort, cette bouche pleine de sang parce que lui, Princeps parmi les Maximes, avait bafoué son serment ?
La virulence de cette souffrance morale le surprit . Etait-ce cela, aussi, être un Princeps ? Connaître cette meurtrissure profonde, continue, inguérissable dans son esprit ? Tendre vers un seul but, sans jamais penser à rien d'autre, tout en sachant que ce n'était qu'un pis aller parce qu'il n'avait pas su mourir au bon moment, parce qu'il avait manqué à son Sang pour l'amitié d'un traître ? Quelle sorte de Princeps était-il ? Clairmon Amaury avait jadis sauvé l'empire . Lui, n'avait sauvé que sa propre vie, sans autre valeur désormais que celle de la vengeance et encore avait-il fallu pour cela qu'un Artisan, échappé par miracle au massacre de ses semblables s'aperçut qu'il respirait encore, le sortît du Palais en prenant des risques insensés et le soignât avec une patience et un dévouement admirables !
Il se remit lentement debout, fixant intensément le ciel blanc de chaleur . Au dela de l'horizon brouillé, grouillait entre ses murailles la grande cité, mère et modèle de toutes les villes impériales, métropole dévoreuse des rêves des petites gens que la chute de l'empire avait encore appauvris . Par Gwendal Ruen, le Maxime avait appris que des millions de personnes avaient vu fondre leurs maigres avoirs à cause de la rapacité des castes de l'argent et leur main mise sur l'appareil d'état .
Kiéran avait pû se rendre compte par lui-même, au cours des incursions obligées qu'il faisait de temps à autre dans les faubourgs délabrés et crasseux où étaient rejetés les misérables, du mal commis en toute conscience par la ploutocratie . L'empire, au moins, avait garanti une vie correcte à la majorité de ses sujets . Paul-Christian avait commencé à mettre en place un programme d'aide aux plus démunis . Ces réformes avaient foncièrement déplu aux détenteurs des richesses et expliquaient que ces derniers eussent soutenu sans réserve le coup d'état meurtrier de Darius . Bien évidemment, dès que le régent eût pris dans ses mains impiteuses les rênes du pouvoir, il avait supprimé les décrets de son infortuné cousin d'une seule signature .
Le dernier Maxime ne s'émouvait pas toutefois du sort peu enviable du peuple muselé par une implacable répression . Sa loyauté n'allait pas vers ces gens-là . Sang Bleu, il continuait de lutter au nom de l'empire, même si aucun espoir de le rétablir ne subsistait et non parce que des humains souffraient sous la botte de son fossoyeur . La voie était droite devant lui et nulle question au sujet de son devoir ne le taraudait : la vengeance sacrée était sa dernière mission ... la seule mission qui lui fût à jamais dévolue .
Le guerrier solitaire reprit sa route, insensible à l'ardeur du soleil qui desséchait les herbes barbelées survivantes d'une lointaine averse . Il eut une pensée, brève et superficielle, pour le misérable groupe de soit-disant rebelles qui ne tarderait pas à tomber entre les mains d'une patrouille de Réguliers armés jusqu'aux dents, l'une de celles que Darius envoyait sillonner le désert à sa recherche et qu'il se donnait parfois le plaisir étonnamment sauvage d'assaillir pour adresser au régent un message sanglant .
Les gamins apeurés cracheraient vite le morceau et reconnaitraient sans le recours à la torture l'attaque du convoi de ravitaillement et l'aide inattendue du Sang Bleu . Cet aveu signerait leur arrêt de mort . Eric ne laissait pas vivre ceux qui avaient eu le malheur d'approcher son Maxime .
Pour autant, Kiéran ne ressentait aucune pitié pour la minable bande dont la route avait par hasard croisé la sienne . La compassion n'avait pas été incluse au nombre des caractéristiques des Imperii Legatori . Il pensa pourtant à la fille aux yeux sombres .
Ce n'était qu'un intérêt fugace, pas même sexuel, bien qu'il n'eût approché aucune femme depuis dix années . Cette fille maigrichonne sous ses hardes crasseuses ne ressemblait en rien aux hautes dames qui jadis ornaient la cour impériale et se disputaient ses faveurs .
Les superbes prétoriens rencontraient peu de cruelles et dès le lendemain de sa présentation à l'empereur, Kiéran Amaury avait vu s'ouvrir devant lui les alcôves de nombreuses belles . Les créateurs des Légats n'en avaient pas fait des eunuques et les femmes du monde, mariées ou non, réclamaient d'eux leur vigueur amoureuse exempte du risque d'une grossesse indésirable . Le jeune Princeps était vite devenu à la mode . On se le disputait sans attendre de lui un attachement dont il était par nature incapable . Certaines, pourtant, avaient cru pouvoir éveiller dans son coeur entièrement voué à l'empire un sentiment proche de l'amour qu'elles avaient commis l'erreur d'éprouver pour le trop beau Sang Bleu . En outrepassant les règles du jeu, en exigeant de Kiéran ce qu'il ne pouvait leur donner, elles s'étaient heurtées à une cruelle déception et à l'humiliation d'une sèche rupture .
Seul, Eric Darius avait trouvé le chemin de ce coeur ataviquement lié à l'empire .
Le cousin de Paul-Christian avait assisté à la prestation de serment du nouveau Maxime . Fasciné par le prétorien plus jeune que lui de sept années, il avait aussitôt décidé, non sans une certaine perversité, de conquérir son amitié . A cet effet, il avait assidument recherché sa compagnie et lui avait peu à peu imposé ce lien .
Kiéran, déconcerté, avait été attiré presque malgré lui, sans doute parce que Darius était le plus proche parent de Paul-Christian et bénéficiait de la sorte du dévouement exclusif des Légats à l'empire . Le temps que Kiéran ne consacrait pas à son service, à l'entrainement ou à ses conquêtes féminines, Eric l'accaparait sans retenue . Il exigeait du Maxime une relation singulière qui, sans verser dans l'inconvenance, troublait parfois ce dernier dans ses certitudes .
Darius entrainait régulièrement le Sang Bleu hors des limites que celui-ci n'aurait jamais franchies de lui-même . Les Maximes, tout comme les Légats de moindre rang casernés dans la capitale ou dans les avant-postes, demeuraient sur les lieux où ils accomplissaient leur service . Ils n'avaient aucune raison de quitter le Palais, hormis les guerres où ils combattaient en première ligne pour la plus grande gloire de l'empire . Kiéran devait ce privilège à une décision de son maître Paul-Christian qui voyait d'un bon oeil l'amitié naissante entre les deux jeunes hommes : le tourmenté et instable Eric ne pouvait que retirer des bienfaits de la fréquentation d'un Maxime .
Alors Kiéran Amaury accompagnait le cousin de l'empereur à travers forêts et montagnes pour des chasses ou des randonnées, ou dans la jungle urbaine pour des virées moins écologiques . Darius entrainait le jeune Maxime dans les salons sélects de la haute société comme dans les bouges des quartiers populaires où, malgré les masques, leur identité ne demeurait pas longtemps secrète . La stature parfaite de Kiéran Amaury ne passait pas inaperçue et nul n'ignorait que si l'on voyait l'un, l'autre n'était pas loin .
Kiéran fixa l'astre ardent jusqu'à ce qu'il lui blessât les yeux . Des fantômes sans visage erraient aux franges de sa vision brouillée ... Eric prenait et ne donnait pas .
Lui,Kiéran, n'avait rien demandé . Qu'aurait-il réclamé ? Il avait tout donné, jusqu'à sa loyauté et Darius avec ses yeux clairs et sa voix persuasive, avec sa déraison et et son amour exigeant, excessif, lui avait pris jusqu'à sa vie ... ou bien plutôt sa mort. La lame glacée s'enfonçait toujours dans le dos de Kiéran et toujours Eric lui murmurait à l'oreille qu'il l'aimait .
Malgré tout, le dernier Maxime ne haïssait pas celui qui l'avait trahi de la plus vile manière . Cette émotion lui était étrangère . Mais son légalisme certes implanté mais fondamental, essence même de son être, ne pouvait exonérer Darius du châtiment pour sa félonnie à l'encontre de l'empire . Le régent le savait et lorsqu'il avait appris que Kiéran avait survécu, il avait lancé ses chiens aux trousses du plus dangereux de ses ennemis avec la consigne formelle de le ramener vivant .
Voulait-il l'enfermer à vie dans l'une de ces forteresses de haute sécurité où étaient gardés les survivants du massacre des sang Bleu ? Ou désirait-il parachever lui-même son geste homicide, baclé dix années auparavant et supprimer la menace, le remord peut-être qu'incarnait Skaïl, le guerrier solitaire et inaccessible à la pitié ?
A moins qu'il n'eût appris le secret dont seuls le Maître des Artisans et les Maximes étaient dépositaires ... Eric Darius, lorsqu'il avait ordonné la destruction des laboratoires et des viviers, n'avait sans doute pas fait disparaitre dans l'holocauste les archives les mieux protégées .
Chevalier un jour, Chevalier toujours ! Montjoie Saint Denis et Tutti Quanti !
Gwendal Ruen, poignets et chevilles enchaînés comme un dangereux criminel, se tenait debout devant le Régent . Etant le seul Artisan à avoir échappé à l'épuration décrétée par Darius, il détenait des informations sur les Sang Bleu que ce dernier ne voulait pas voir divulguées .
Pourtant, il ne l'avait pas fait exécuter dans les sous-sols du vaste bâtiment aux lignes sévères édifié sur le site du Grand Palais rasé juste après la chute de l'empire .
Cette fausse mansuétude obéissait à deux mobiles .
Darius aurait besoin du savoir de l'Artisan lorsqu'enfin ses soldats auraient capturé le dernier des Maximes .
La seconde raison était peut-être la principale motivation du régent ; avec Ruen, qui avait sauvé la vie de Kiéran, qui s'était dévoué à son rétablissement pendant plusieurs années, il pouvait parler librement de son ancien ami .
Eric Darius considérait sans mot dire le prisonnier . Sous son regard lourd et impiteux, Gwendal Ruen s'imposait de rester droit, le regard fier malgré l'humiliation des chaînes . Un peu de sang tachait le devant de sa chemise grisâtre et un hématome bleuissait son menton sous la lèvre fendue . Ruen n'était pas un prisonnier modèle .
- Tu as encore cherché la bagarre ? le questionna-t-il abruptement .
- Vos sbires n'ont pas besoin de prétexte pour cogner , répondit Ruen sans se démonter . Une seule chose le maintenait, l'estime de soi-même ; le jour où il baisserait la tête serait le début de sa déchéance . Le régent, sans le reconnaitre, aimait assez cette pathétique mais remarquable résistance . Rares étaient ceux qui osaient seulement soutenir son regard de peur d'y lire leur condamnation à mort . Gwendal l'avait vite compris . Tout comme il savait que le fossoyeur de l'empire le ferait exécuter sans remord le jour où il n'aurait plus besoin de ses talents .
- Nous avons des nouvelles de notre ami commun . Il a aidé une bande de ces faméliques gamins des faubourgs qui se disent rebelles à attaquer et à piller un convoi de ravitaillement . Inattendu, n'est-ce pas, de la part de notre loup solitaire ?
Ruen haussa les épaules avec désinvolture et commenta :
- Vous devriez vous attendre à ce qu'il suive un chemin préétabli . Seul son but demeure inchangé .
- Mais ira-t-il jusqu'à enfreindre le code des Légat en utilisant des moyens infâmes pour accomplir sa vengeance ?
Gwendal le regarda en plissant légèrement ses yeux sombres . Etait-il vraiment nécessaire de poser cette question ? Tous deux en connaissaient évidemment la réponse qu'il fournit pourtant, de mauvaise grâce :
- Non, il ne peut pas .
Darius éclata d'un rire mordant, désagréable .
- Il ne sait même pas, cet angélique Sang Bleu . C'est ce qui fait la différence . Sa stupide perfection, son innocence me le livreront un jour ou l'autre . Et ce jour, tu me seras utile .
Malgré lui, Ruen détourna les yeux . Il n'y avait pas eu une seule journée durant laquelle il n'avait pensé à ce que Darius voulait de Kiéran .
Son tourmenteur continuait, acide :
Imagines-tu la surprise de notre Kiéran lorsqu'il te reverra, lui qui est persuadé que tu as péri sous les coups des soldats qui ont investi votre cachette ? Quoiqu'un Sang Bleu ne soit pas conçu pour éprouver ce genre de sentiment . La fidélité irrémissible à un empire qui n'est plus que poussière, oh çà, oui ! Mais toi, simple humain, qui l'as sauvé, qui l'as soigné, qui t'es sacrifié pour lui, je suis certain qu'il n'a pas la plus petite pensée pour toi .
La mauvaiseté du régent, jaloux des années que l'Artisan avait passé au contact du Maxime, répondait à l'interrogation qui le taraudait dans la solitude de son cachot . Le temps qu'il avait consacré au jeune Princeps avant et surtout après le coup d'état le lui avait rendu essentiel . Sans regret, il lui avait dédié sa vie . Il lui avait semblé que le Légat, aprés son long coma, avait répondu à son amitié autant qu'un Sang Bleu pouvait en être capable, du moins s'en était-il persuadé . Assurément, Kiéran Amaury s'était-il servi de lui pour progresser sur le rude chemin d'une vengeance qui l'obnubilait . Le dévouement de Gwendal Ruen n'était qu'une étape vers le but sacré imposé par la loyauté implacable inérante au Sang Bleu . Mais l'Artisan n'en éprouvait aucune rancoeur . Il rétorqua :
- Pour ma part, je suis sûr que toutes ses pensées sont pour vous .
- Touché ! reconnut le régent sans humilité . Puis il intima d'une voix dure :
- Parle moi de lui . Raconte moi l'histoire de la merveilleuse résurrection du prince au sang bleu .
Gwendal Ruen secoua la tête sans chercher à masquer son exaspération . Avec l'arrogance de celui qui n'a plus rien à perdre, hors une vie à laquelle il ne tenait plus beaucoup, il osa :
- Quel plaisir pervers trouvez-vous à m'écouter vous parler de lui ? Vous étiez son ami, il était le vôtre . Il vous aimait et vous avez renié cette joie unique pour le pouvoir . Vous avez trahi ce pourquoi il a été créé et vous avez cru qu'il considèrerait vos liens plus que son intégrité . Mais Kiéran Amaury ne s'est même pas posé la question car pour lui n'existe qu'une voie : servir l'empire jusqu'à sa mort . De toutes les façons .
La franchise agressive de son prisonnier n'amusait plus autant le régent . Il frappa l'insolent sur la bouche et éructa :
- Tais-toi !
Puis, faussement radouci, il suggéra :
Cherches-tu à me pousser à bout afin que la colère me pousse à ordonner ton exécution ?
Gwendal porta ses mains enchaînées à sa lèvre qui s'était remise à saigner . Il dédaigna de répondre . Son regard accrocha celui de son reflet dans le miroir encadré d'or vieilli sur le mur au-dela du bureau . Il fut presque amusé de constater qu'à part ses joues creusées par les privations, il avait en fin de compte peu changé . Ses yeux, d'un marron très foncé sous les sourcils noirs bien dessinés, son nez aquilin, sa bouche mobile et au rire jadis facile plaisaient aux femmes avant qu'il ne disparût dans les cachots bien gardés du Palais du régent .
Ce dernier sourit soudainement, bien plus un rictus cruel qu'une manifestation de joie avant de sussurer :
Malheureusement pour toi, Artisan, ton savoir m'est indispensable . Car bientôt, je le sens, Kiéran Amaury nous rejoindra, avec son précieux sang bleu .
- Vous ne pouvez faire cela, c'est ...
- Absurde, contre-nature, blasphèmatoire ? Son sang est-il si sacré que je ne puisse l'utiliser pour améliorer le mien . La perfection est-elle inaccessible ? Kiéran m'apportera son sang . Nos retrouvailles sont aussi prévisibles que sa loyauté .
Darius poussa brusquement Gwendal dans un fauteuil inconfortable où celui-ci s'affala, surpris et activa l'image du Maxime, provocant un sursaut chez l'Artisan . La gorge serrée, celui-ci se trouva confronté pour la première fois à la vision sereine d'un Kiéran de dix-sept ans, aussi inaccessible qu'un Ange.
Regarde-le notre Kiéran, articula près de son oreille Eric Darius . Si je dis notre, c'est parce que nous sommes les deux seuls sang-rouge à avoir goûté le bonheur de son ... amitié, si ce mot signifie quelque chose pour un Sang Bleu . Maudit sois-tu, misérable rat de laboratoire ! Ne sais-tu pas quel privilège a été le tien de vivre auprès de lui pendant cinq années ! Moi-même, Eric Darius, il ne m'a été donné qu'une année avant qu'il ne renie notre amitié au nom d'une absurde idée de loyauté . Paul-Christian mort, les autres Maximes morts, il n'avait plus personne à défendre ou à servir . Il pouvait enfin être tout à moi ...
Ruen s'efforçait de ne pas bouger malgré l'inconfort de sa position . Le régent semblait l'avoir oublié et si il se sentait géné devant le déballage sentimental auquel se livrait l'homme fort du pays, la curiosité le poussait à ne pas l'interrompre . Darius s'était redressé et fixait avec intensité l'image de l'absent et s'exprimait d'un ton étrangement monocorde :
... Je l'avais gardé auprès de moi, loin du théâtre des opérations . Oh! J'aurais dû l'emmener loin, très loin du Grand Palais, mais çà n'aurait sans doute rien changé . Soudain, il s'est raidi, son regard s'est durci, il m'a dit, à peine un murmure : " Qu'as-tu osé Eric ? " et puis il s'est précipité vers son devoir et vers sa mort . J'ai retracé son parcours à sa suite, un terrible chemin jonché de cadavres . Des dizaines ont tenté de l'arrêter, il les a tous tués . Par endroits, du sang cobalt se mélait au sang rouge si abondamment répandu . Aucune de ses blessures n'a freiné son élan . Pourtant il était trop tard lorsqu'il a pénétré dans la salle, trop tard pour l'empire, trop tard pour lui, trop tard pour moi . Lorsque je l'y ai rejoint, j'ai su aussitôt que je l'avais perdu . Il savait ce que j'avais fait et surtout il m'en voulait de l'avoir séparé des siens . Son devoir était de mourir pour l'empire mais tout aussi bien avec lui et çà je ne l'avais pas compris . Je voulais tant qu'il vive, pour moi . Et je n'ai eu d'autre choix que de le tuer... J'ai ramassé une dague à la lame large et nue, à l'éclat froid comme la glace et je l'ai planté dans son dos, entre ses épaules . Il n'a pas bougé . La pointe a buté contre l'os et j'ai poussé de toutes mes forces . Kiéran n'a pas crié, juste un tressaillement ... Comme j'ai aimé étrangement la souffrance qui me poignardait le coeur ! Son beau sang bleu a coulé sur mes doigts . Sa perfection était arrogance et défi . Je suis son contraire et son complément . Ma trahison a été le contrepoint de sa fidélité . J'ai trahi, très cher, à cause de ton intégrité ...
Darius s'adressait à Kiéran comme s'il était présent.
... Ta perfection rompait l'équilibre du monde et moi, je l'ai rétabli, ô jeune prince . Mais tu vis toujours et tu viens à moi . Je t'attends, je t'espère, je te veux . Tu as déjà échoué une fois à tenir ton serment et je veillerai encore une fois à ce que tu manques le but . Et tu me donneras ta vie pendant que je te donnerai cette mort que tu réclamais tant, il y a dix ans . Mais alors j'ignorais le prix de ton sang . Plus aujourd'hui ... L'Artisan, toi, connaissais-tu le pouvoir du sang d'un Princeps lorsque tu es intervenu, après la tuerie ?
Gwendal Ruen sursauta . Un frisson parcourut sa colonne vertébrale . Ainsi Darius n'avait pas oublié sa présence et avait joué avec son prisonnier, étalant ses sentiments sans aucune pudeur .
Pris au dépourvu, il répondit presque sans réfléchir :
- Seul le maître Artisan savait .
- Je te l'ai donc appris, Ruen, s'étonna ironiquement le régent . Mais ne t'es-tu pas posé de question devant l'incroyable guérison de Kiéran ? Et lui ne t'a rien révélé ?
- Je ne crois pas qu'il sait jusqu'à quel point son sang est ...
- Chut ! Il faut garder le secret, même ici . Qui sait ?
Eric Darius se mit à rire en s'asseyant sur l'accoudoir du fauteuil dans lequel Gwendal se rencoigna .
- Connaissais-tu aussi l'existence de ce lien mental qui l'unissait à ceux de sa lignée . Je l'ignorais, moi .
- Non, comment voulez-vous ? L'empereur, peut-être, mais pas moi, un obscur Artisan, tout juste compagnon , se justifia Ruen .
- Ce pouvoir étrange dont les maîtres Artisans eux-mêmes ignoraient l'origine explique les hauts faits des Princeps . Mais nous ne sommes pas ici pour parler des Légats, un seul d'entre eux m'intéresse : Kiéran Amaury, prince et proscrit, celui qui se fait appeler Skaïl et qui massacre mes soldats sans pitié .
- C'est une notion que Kiéran ne connait pas, commenta froidement l'Artisan .
- Bien sûr ! Le prétorien parfait ne doit pas s'embarrasser d'émotions invalidantes . Tes homologues en étaient parfaitement convaincus lorsqu'ils ont créé les Imperii Legatori .
Il posa sa main droite sur l'épaule amaigrie du prisonnier et continua, un sourire moqueur relevant un seul coin de sa bouche :
Mais, vois-tu, malgré toutes vos manipulations, Kiéran est capable d'aimer .
L'étreinte de sa main se resserra et Gwendal ne put contenir une légère plainte . Darius, sans relâcher sa prise, le regarda attentivement comme s'il s'intéressait vraiment pour la première fois à son prisonnier le plus secret .
- Quel âge as-tu ?
- Trente-cinq ans .
- Comme moi, quelle coïncidence ! Nous avions donc vint-cinq ans ce jour-là et notre Kiéran seulement dix-huit . Un bel âge pour vivre ou pour mourir . Et pourtant aucun de nous trois n'est mort et qu'avons-nous fait de notre vie ? Le Sang Bleu court le désert, ne pensant qu'à la vengeance, toi, tu croupis dans un sombre cachot et moi, le tout-puissant régent, je me demande parfois, la nuit, si çà valait la peine de vendre mon âme .
Soudain, un rugissement de rire secoua le régent qui se moquait autant de lui-même que de son "invité" .
Tu as une figure plaisante, Gwendal Ruen, et un corps bien bâti . Kiéran, toi et moi, nous aurions formé un superbe trio, courant ensemble d'une fête à une autre, d'un jupon à un autre, infidèles en amour toujours et toujours fidèles en amitié .
L'Artisan dévisagea Darius avec effarement . A quel délire s'abandonnait son geolier ? La rumeur qui courait jadis sur l'instabilité et la sigularité du cousin de l'empereur était donc fondée . Profondément perturbé mais intelligent, Eric Darius, ver dans le fruit dont nul ne se défiait, avait détruit l'empire . Les Légats, guerriers exceptionnels mais non policiers ou espions, n'avaient pû protéger l'empire de la trahison éclose au sein même de la famille régnante .
Darius lâcha l'épaule endolorie de Ruen et se mit à arpenter la vaste pièce aux boiseries sombres . Puis il s'immobilisa brusquement et s'assit sur le bureau d'ébène aux pieds contournés . Il gronda :
- C'est assez ! A toi, maintenant .
Une colèreimprécise brûlait son regard clair et Gwendal céda :
- Si vous tenez tellement à remuer la boue des souvenirs ...
- Ou le miel .
- Comme vous voulez . Le miel parmi la souillure, la lueur dans les ténèbres ... Mais je ne me souviens que de fureur et de terreur . Les nasses que vous avez refermé au même moment sur les plus fidèles serviteurs de l'empire ont étouffé la lumière et l'espoir, les bottes des soldats corrompus les ont foulés, les coffres bien remplis de vos complices les ont réduits à rien .
Le régent ricana .
- Superbe rhétorique ! Mais continue donc .
Ruen détacha son regard de celui de Darius et, se penchant en avant, soutint de ses mains enchaînées son front pesant de douloureuses réminiscences . Mais sa voix demeurait claire :
- Ces hommes que vous avez envoyés contre nous, les Artisans, ont rencontré bien peu de résistance et contrairement à ceux qui ont attaqué les Légats, ils n'ont subi que peu de pertes .
- Et pourtant tu as survécu . J'avais pourtant donné ordre de tuer tous les Artisans, des apprentis jusqu'aux maîtres !
- Vous le savez fort bien . Vous savez tout cela !
- Qu'importe ? Dis toujours .
- J'ai refusé de me laisser égorger comme un mouton à l'abattoir . J'étais l'un des plus jeunes, robuste et entrainé aux arts martiaux, malgré la désapprobation du Grand Maître . J'ai défendu ma vie, furieusement, désespérément et j'ai réussi à sortir du piège . Je me suis caché, combien de temps je ne saurais le dire . J'étais blessé, pas trop grièvement, et j'étais surtout terrifié . Je ne comprenais pas . Après les hurlements, ce grand silence m'oppressait . Lorsqu'un soldat m'a débusqué, je l'ai tué et j'ai endossé son uniforme . Je ne sais toujours pas comment j'ai pû venir à bout de cet homme déterminé . Je me demandais pourquoi les Légats n'étaient pas intervenu . Mon intention était de quitter le Palais et de m'enfuir mais, malgré ma peur, malgré l'envie de vivre à tout prix, je voulais savoir .
- Alors tu as pris le chemin de la salle du trône, le pressa le régent, impatient d'entendre un récit qu'il connaissait pourtant déjà .
- Oui, j'ai vu et j'ai su que tout était perdu . Je me suis soutenu un instant au chambranle de la porte . J'aurais pû partir sur le champ mais il fallait que je sache ... Je les ai compté, un par un, ils étaient tous là, morts et ayant entrainés avec eux tant de scélérats . Aux pieds de l'empereur assassiné gisait le plus jeune d'entre eux ...
- Kiéran Amaury ...
Le régent, en prononçant le nom du Maxime, semblait le savourer .
- Le seul Légat que vous avez tué de votre propre main .
- Il n'est pas mort, remarqua sèchement Darius .
- Vous avez cru l'avoir tué, c'est du pareil au même ! ET vous avez abandonné son corps aux charognards, vous qui disiez l'aimer .
Ruen redressa le buste et confronta son regard fier à celui de Darius :
De fait, vous me l'avez abandonné .
Il ne tint pas compte du brusque pincement de lèvres du régent et replongea dans ses souvenirs :
Le manche d'une dague dépassait entre ses omoplates . Absurdement, j'ai cherché la vie à la base de son cou et tout aussi absurdement, j'ai ressenti une infime pulsation . J'en aurais pleuré . J'ai sûrement pleuré de soulagement et de peur . Je l'ai trainé au bas des marches, puis hors de la salle, tâche ardue à cause du poids de ce grand corps inerte et de ma blessure . Les couloirs étaient déserts, sur vos ordres, hors les nombreux cadavres de ceux qui avaient tenté de lui barrer le chemin . Il m'a raconté sa course vers la mort, une fois sorti de son si long coma .
Eric Darius haussa les épaules .
- T'a-t-il dit que je lui offrais la vie, la gloire et l'amitié à mon côté ? T'a-t-il appris que c'est pour lui, à cause de lui, mon Kiéran insupportablement parfait, que j'ai abattu l'empire ? T'a-t-il révélé que je voulais le soustraire à l'esclavage mortel dans lequel l'empire et les Artisans le maintenaient et dans lequel il se complaisait, réclamant la mort comme le suprême bonheur ?
Le prisonnier, la mine défaite, secoua la tête .
- Non ... Mais le lui avez-vous vous-même avoué ?
- Il a choisi de mourir pour un empire qui n'existait plus .
La voix du régent était tissée de colère . Gwendal osa rire .
-N'avez-vous toujours pas saisi son essence ? Il est parfait dans ce sens qu'il n'enfreindra jamais son serment . Sa loyauté est innée et inaliénable . La planète peut s'arrêter de tourner, les hommes peuvent disparaître de sa surface, Kiéran demeurera intrinsèquement loyal parce qu'il a été créé pour çà, tout simplement .
Darius frappa d'un poing hargneux le plateau luisant du bureau et hurla :
- Ah ! Tais-toi donc ! Crois-tu que j'ignore tout cela ?
Il saisit brutalement Gwendal par les cheveux, lui ployant douloureusement la tête en arrière .
Tu n'es pas du sang bleu ! D'où te vient cette insigne fidélité à un être pur et sans coeur ? le railla-t-il méchamment .
L'Artisan se tut, refusant de répondre à la provocation. Darius le relâcha brusquement .
Ah! Tu m'exaspère, pauvre imbécile, toi qui crois en des mots ronflants et creux, des valeurs obsolètes tout autant que si tu avais été le résultat d'une manipulation, comme notre Kiéran .
D'un geste bref, il effaça l'image du jeune Maxime puis appela les gardes :
- Ramenez cet homme dans sa cellule . Et inutile de le frapper .
Chevalier un jour, Chevalier toujours ! Montjoie Saint Denis et Tutti Quanti !
Le régent considéra avec un mépris appuyé le garçon efflanqué et crasseux qu'encadraient deux gardes aux faciès inexpressifs . Ses hardes cachaient mal les témoignages de la brutalité des Réguliers qui l'avaient arrêté, ainsi que ses complices tout aussi minables .
Sous la tigasse rousse encroûtée de sable et de sueur, les yeux s'affolaient . Darius fit mine de consulter un dossier qu'il connaissait en fait par coeur puis il prit la parole comme s'il accordait une faveur à la vermine qu'il toisait avec dégoût .
- Victor, donc, sans patronyme . Un pitoyable petit révolté qui se prend pour un insoumis . Misérable présomption d'un vulgaire voyou incapable du moindre travail . Sais-tu qu'il n'existe qu'un seul véritable Insoumis, celui sur qui tu as osé porter ta main impure ?
- Un maudit Sang Bleu, un monstre démoniaque! s'insurgea le prisonnier malgré sa frayeur .
- Tu es, toi, le maudit pour l'avoir blessé, pour avoir usurpé l'honneur de faire couler ce si précieux élixir .
Victor rassembla les lambeaux de son courage pour reprocher au régent :
- Mais vous même avez fait proclamer que les Sang Bleu devaient être détruits parce qu'ils voulaient nous asservir !
Eric Darius éclata de rire avec une férocité presque démente qui arracha un gémissement de terreur au jeune prisonnier .
- Pauvre crétin! Ne sais-tu donc pas qu'il ne faut pas croire ce qu'affirment ceux qui gouvernent ?
Il le frappa avec violence . Le garçon leva un peu tard ses bras enchaînés pour tenter de se protéger . Darius le bouscula et il tomba à genoux en ravalant des sanglots de peur et de douleur .
- Pitié !
- Sortez ! ordonna sèchement le régent aux gardes qui s'empressèrent d'obéir . Il ne faisait jamais bon contrarier Eric Darius, surtout lorsqu'il était question de Kiéran Amaury .
Sans un regard pour Victor qui tremblait convulsivement, le régent activa l'image du Maxime . Le prisonnier sursauta et fixa, effaré, l'apparition inexplicable du Légat en grand uniforme .
- Il venait d'avoir dix-sept ans . Pur parmi les purs . Une merveille créée par les hommes . Dis-moi, a-t-il changé ?
Incapable d'articuler un mot, le garçon terrifié secoua la tête . Sans doute l'intense regard du Sang Bleu était-il devenu moins limpide, plus dur, peut-être plus cruel, mais était-ce indispendable de mentionner ce fait ? Pour le reste, il ne voyait guère de différence entre le Maxime en tenue d'apparat et le coureur du désert . Les dix années écoulées avaient à l'évidence assurément plus affecté le régent que le Sang Bleu .
- Son sang, son beau sang couleur de cobalt ... Il devrait être mort pourtant, sais-tu ? Ce sang que tu as osé faire couler m'appartient car il est la vie, il est la force, il est la jeunesse et la longévité . Ce sang si pur qui n'a jamais trahi l'empire, ni même songé à une usurpation .
Eric Darius fixa pensivement le garçon terrassé à ses pieds par la certitude de sa mort prochaine . Les joues sales sillonnées de larmes ne l'émurent pas le moins du monde . Il haussa les épaules et dégaina le poignard ornementé qu'il arborait à la ceinture .
- A cause de Kiéran Amaury . En son nom, mon cousin Paul-Christian est mort, tes compagnons aussi à l'heure qu'il est et toi, tu vas mourir de même, à cause de mon beau Sang Bleu . D'autres mouront encore . Mais cela n'a aucune espèce d'importance à ses yeux et aux miens .
Le régent saisit brutalement les cheveux hirsutes du prisonnier, exposa sa gorge aux tendons apparents et l'égorgea d'une main assurée .
Chevalier un jour, Chevalier toujours ! Montjoie Saint Denis et Tutti Quanti !
Le désert grésillait sous le soleil blanc au zénith . Les roches paraissaient translucides dans la lumière crue . Skaïl scruta l'horizon noyé dans une brume ocrée où semblaient se mouvoir des mirages, phénomènes courants dans les solitudes brûlantes qu'il avait élues comme retraite . Mais la rumeur que rabattait vers lui le vent infirmait cette interprétation . Ce bruit vague, provenant des quatre points cardinaux, né d'un mélange de chocs de sabots sur le sol durci, de hennissements et de blatèrements, de cliquetis d'armes, confirmait que le régent avait lancé la grande chasse dont il était le gibier . Un sourire frôla ses lèvres . Eric jetait dans la traque quasiment toutes ses forces, hors celles positionnées aux frontières, des milliers d'hommes contre un seul guerrier . Pas n'importe quel guerrier, évidemment, pensa Kiéran sans orgueil, et il n'en fallait pas moins pour espérer venir à bout d'un Maxime .
Mais toute cette armée envahissant son domaine et qui se précisait sous son regard affuté, aurait sillonné le désert en vain s'il n'avait pas choisi de se laisser capturer .
Eric s'imaginait-il vraiment que des humains faillibles et sujets au doute comme à la peur pouvaient se mesurer au dernier des Maximes et en sortir vainqueurs ? Il fallait qu'il fût aux abois .
Skaïl s'assit sur un rocher, près d'un muret naturel qu'il avait éboulé peu de temps auparavant, glissa entre ses lèvres un morceau de cuir dans lequel il mordit, empoigna à deux mains une lourde pierre et l'abattit sur sa jambe gauche . Rompus net, les os craquèrent avec un bruit sinistre et un rouge soleil de douleur explosa derrière les yeux du Maxime . Serrant toujours les dents sur le lambeau de cuir, il examina le résultat d'un geste apparemment fou . Mais le guerrier solitaire savait fort bien ce qu'il faisait . Cette blessure invalidante justifierait que les Réguliers aient pû venir à bout d'un Maxime .
Le pantalon se teignait rapidement de bleu entre le haut de la botte et le genou . Des esquilles d'os pointaient à travers la chair tuméfiée que laissaient entrevoir les déchirures du tissu . Skaïl essuya le sang sur la pierre, la rejeta et s'étaya sur une lance pour se mettre debout . Il porta son poids sur sa jambe valide et, mordant toujours le bout de cuir, quitta le lieu de sa fausse chute après avoir vérifié d'un coup d'oeil précis sa mise en scène .
Une trainée de gouttes cobalt trahissait sa progression sur les rochers ocre . Les hommes chargés de le capturer n'auraient aucun mal à suivre sa piste .
Le guerrier solitaire se cala, dos contre un roc lissé par le vent au long de dizaines de milliers d'années . L'empire n'avait été qu'une poussière dans l'océan de sable du temps mais pour le Légat, il était l'Univers . Il ne se laissa pas toutefois emporter dans des phantasmes philosophiques car il lui importait peu de savoir où se situaient le droit et la légitimité . Il attendait que son heure arrivât .
Une exclamation interceptée par son ouïe extrèmement performante lui apprit que sa trace venait d'être découverte .
- Du sang bleu par terre, mon capitaine, hurlait un soldat, excité et terrifié . Le démon est blessé, il a dû faire une mauvaise chute . Il traine la jambe ... Oh! Mince! Son sang est vraiment bleu !
Les Réguliers convergeaient inexorablement mais il leur faudrait encore un certain temps pour débusquer Skaïl dans le chaos rocheux qu'il avait choisi pour scène de sa première vraie bataille . La toute première mais non la dernière, car celle-là verrait l'accomplissement de sa mission sacrée .
Les soldats progressaient lentement, à pieds car ils avaient été forcés d'abandonner leurs montures à cause de la configuration du terrain, et ils souffraient de la chaleur et de la soif . Ces désagréments étaient peu de chose à côté de la peur qui leur nouait les tripes au seul nom de Kiéran Amaury, responsable de la mort de centaines d'entre eux .
Skaïl écouta leur avancée malaisée et bruyante puis arma son arbalète . Nombreux seraient ceux qui, parmi les chasseurs, allaient trouver la mort . Le gibier ne se laisserait pas aisément capturer . Il éprouva presque une envie de rire .
De son refuge, il dominait le défilé, passage obligé pour parvenir jusqu'à lui . Le ciel d'un bleu d'acier aiguisé par le soleil impitoyable, les murailles ruiniformes où les ocres rouges et jaunes traçaient d'oniriques tableaux, les rares ombres incisives à la base des pans de roches abrupts formaient un décor d'une splendeur à laquelle le Maxime était indifférent . Les Artisans n'avaient pas jugé utile de doter les Légats de la faculté de s'émerveiller devant la beauté d'un coucher de soleil ou d'une oeuvre d'art .
Skaïl laissa s'engager dans le goulet une vingtaine de Réguliers serrés les uns contre les autres par l'appréhension, de simples soldats offrant des cibles faciles . Il les entendait haleter de peur . Il attendit encore qu'ils fussent suffisamment proches puis commença à tirer sur eux les carreaux de son arbalète à une cadence qui ne leur ménageait aucune chance de s'en sortir, d'autant plus qu'ils ne pouvaient fuir, pressés à l'arrière par leurs camarades . Leurs hurlements d'agonie et de terreur pure déchirèrent la paix illusoire du désert de pierre et résonnèrent entre les murs du piège minéral .
Avec acharnement, les officiers jetèrent leurs subordonnés à l'assaut de la forteresse naturelle où s'était retranché le guerrier qu'ils avaient pour consigne absolue de prendre vivant . Leur tactique était sommaire mais efficace : il s'agissait, en sacrifiant des soldats, d'épuiser les munitions du Maxime pour ensuite monter jusqu'à lui et le maîtriser . Ils craignaient plus la fureur meurtrière du régent que la supériorité guerrière d'un Maxime, fût-il Kiéran Amaury . Celui-ci décimait des hommes remplaçables tandis que Eric Darius les ferait mettre à mort après les avoir torturés s'ils échouaient .
Skaïl se débarrassa de son arbalète désormais inutile . Son dernier carreau venait de se ficher dans l'orbite d'un Régulier dont le cri incrédule avait fait refluer ses voisins horrifiés .
Il dégaina son long poignard de chasse et attendit dans le silence soudain qui pesait sur le champ de bataille . Sa jambe brisée était un pilier de souffrance mais il y puisait une sorte de jouissance sombre .
Enfin, poussés par les sous-officiers, les soldats si rudement éprouvés se mirent en mouvement . Ils hésitèrent pourtant un instant à avancer . Même désarmé, même blessé , le Maxime restait dangereux . Seul le nombre permettrait d'en venir à bout et d'autres encore périraient avant d'y parvenir .
Le filet aux mailles d'acier qu'ils avaient réussi à jeter sur lui entravait ses mouvements, mais le guerrier sans peur continuait à maintenir ses ennemis à distance de sa lame rougie jusqu'à la garde . Il les impressionnait et les terrifiait avec sa détermination farouche, son visage presque sans expression et son sang couleur de cobalt qui coulait sur l'ocre de la dalle rocheuse où il les défiait de venir le prendre .
Et ils ne l'en haîssaient que plus, ce monstre créé par les Artisans et qui avait massacré plusieurs dizaines d'entre eux . Aussi, lorsque fut ordonné l'assaut suivant, cette haine prévalut sur la peur et lorsque le Maxime tomba enfin, les officiers durent les frapper et aller jusqu'à percer de leurs épées les plus acharnés des soldats pour les empécher de tuer le démon .
Chevalier un jour, Chevalier toujours ! Montjoie Saint Denis et Tutti Quanti !
Lorsque Kiéran reprit connaissance, il repoussa aussitôt les stimuli parasite et la douleur, sans disparaître, reflua pour lui permettre d'analyser froidement sa situation .
Son corps trop humain pâtissait des blessures que les soldats et lui-même lui avaient infligées, mais n'était-ce pas ce qu'il avait décidé ?
On l'avait étendu sur une civière et étroitement attaché à l'aide de cordes et de chaînes . Un infime sourire frôla ses lèvres . Ses multiples blessures n'avaient pas dissuadé ceux qui l'avaient enfin capturé de se prémunir d'une toujours possible tentative d'évasion en le liant comme une bête sauvage ou comme un fou dangereux .
A l'agonie, il les terrifierait encore .
Les chocs se répercutant dans sa chair et ses os le renseignèrent sans qu'il eût besoin d'ouvrir les yeux. La civière était arrimée au plancher d'un lourd chariot qui brinquebalait sur une piste aux ornières prononcées . La poussière qui s'insinuait sous la bâche avait un goût de terre . Le convoi qui conduisait le prisonnier jusqu'à Eric Darius avait sans doute depuis peu émergé du désert et ralliait difficultueusement la route principale où le cheminement serait plus aisé . De nombreux cavaliers entouraient le véhicule au cas où le Légat, nonobstant ses blessures et ses liens, essaierait de leur fausser compagnie .
Sa jambe fracturée avait été immobilisée par une attelle de fortune . Il diagnostiqua une plaie profonde au flanc droit, sommairement pansée, trois, non, quatre côtes brisées, une fêlure de la pommette gauche et, plus génant, un traumatisme crânien qui risquait d'induire désorientations ou même pertes de conscience . Or, il tenait à vivre pleinement leurs derniers instants ...
Il gémit, jouant le rôle qu'il s'était assigné dans le dénouement de cette tragédie . Les deux hommes dont il avait éventé la présence se précipitèrent sur lui, l'un, sans s'embarrasser de douceur, lui ouvrit de force la bouche pour que son compagnon fît couler dans la gorge du prisonnier un liquide au goût âcre .
" De quoi tuer un sang rouge . Ils ne prennent aucun risque . Eric devra attendre un peu avant d'utiliser mon sang " pensa-t-il avant de sombrer .
- Gwendal Ruen .
L'Artisan sursauta et leva les yeux de la jambe fracturée qu'il était en train d'examiner d'un air soucieux . Le bleu des yeux fixés sur lui lui parût plus profond encore que dans ses souvenirs .
Kiéran Amaury, Impérii Legatori, Maxime, esquissa un sourire à son adresse . A la connaissance de l'Artisan, Kiéran semblait avoir été le seul parmi les Légats à abandonner l'impassibilité légendaire de ces derniers pour sourire ou même, en de rares occasions, aller jusqu'à rire . Encore que durant les années qu'il lui avait consacrées après le massacre des siens, le jeune guerrier ne se fût laissé aller ni à l'un, ni encore moins à l'autre . Kiéran Amaury était un Princeps et par là même, différent des autres Maximes . Il était doté de la capacité de ressentir certaines émotions . Ruen s'était souvent demandé si cela ressortait d'un choix des créateurs des Légats ou, plus dramatiquement, d'une erreur . Car ce " don " ressemblait plus à une malédiction qu'à un bienfait . Peut-être fallait-il y voir la raison pour laquelle les Princeps mouraient jeunes .
Gwendal répondit timidement à ce sourire qui chavirait son coeur puis revint à son examen . Les blessures de Kiéran auraient été inquiétantes pour tout autre que ce dernier . La plaie de la jambe n'était pas belle à voir avec ses chairs mâchurées à travers lesquelles pointaient des esquilles d'os . Une large déchirure ouvrait le flanc de Kiéran au point que Ruen pouvait distinguer l'éclat nacré des côtes dont certaines étaient brisées, consécutivement sans doute à des coups de bottes ferrées telles qu'en portaient les soldats . Sans parler des hématomes et autres entailles ...
- Trauma crânien au niveau de la tempe gauche avec légère déficience visuelle .
L'Artisan, surpris à nouveau, inspira un grand coup puis regarda le jeune Maxime .
- Souffres-tu beaucoup ?
- Sans importance . Soigne ce que tu peux . Je n'ai pas besoin de guérir .
- Je peux ...
Gwendal Ruen s'interrompit avant même que le prisonnier ne lui coupât sèchement la parole en intimant :
- Plus d'anesthésique !
Il venait de comprendre que Kiéran Amaury s'était volontairement laissé capturer . Cette vérité impliquait tellement de choses que le dernier des Artisans dût attendre que ses mains eussent cessé de trembler pour continuer à s'occuper du corps meurtri confié à ses soins par Darius .
L'autre surprise vint un peu plus tard, tandis qu'il recousait à vif la plaie au côté de Kiéran :
- Il m'est agréable de te retrouver vivant, Gwendal .
Ruen ferma brièvement les yeux . Ces quelques mots le payaient de toutes les souffrances subies . En cet instant, il était plus qu' Eric Darius lui-même .
Le régent abaissa lui aussi ses paupières crispées sur la fureur de son regard . Jamais Kiéran ne lui avait dit de telles paroles, impensables dans la bouche d'un Maxime .
Il referma sans bruit la porte qu'il regrettait maintenant d'avoir entrouverte sur l'infirmerie improvisée pour accueillir le plus précieux des prisonniers .
Chevalier un jour, Chevalier toujours ! Montjoie Saint Denis et Tutti Quanti !
Kiéran Amaury dormait, épuisé par ses nombreuses blessures . Il était donc plus humain qu'il n'y paraissait ! Eric Darius se surprit à sourire et s'en voulut . Il avait cru haïr le Maxime et ne brûlait-il pas d'entendre à son tour les mots étranges que celui-ci avait accordé à ce crétin de Rouen !
Dix ans ! Comme il avait peu changé ! Son visage était seulement un peu plus mince, un peu plus mûr . Il est vrai que les créateurs de ces superbes monstres qu'avaient été les Maximes les avaient dotés d'une exceptionnelle longévité et partant d'un vieillissement bien moins précoce que chez les humains .
Darius pinça dubitativement les lèvres . Pourquoi les Artisans avaient-ils choisi d'accorder à leurs créatures, pour aussi loyales qu'elles fussent cet inestimable et enviable présent ? Tout à fait inutile d'en faire profiter des êtres qui n'en goûtaient aucunement la saveur et dont le plus cher désir était de mourir au service de l'empire . Ah bah ! Ne leur avait-il pas jadis permis de réaliser cette aspiration . Quel dommage que l'empire eût péri avec eux ...
Son ricanement sonna désagréablement dans la chambre médicalisée et lui laissa un goût amer . Kiéran était vivant et, pour l'heure, seul comptait l'élixir qui irriguait son corps parfait, guérissant rapidement ses plaies et lui octroyant une éclatante jeunesse . Son beau sang bleu ...
Eric Darius posa deux doigts sur les lèvres du Maxime qui ouvrit aussitôt les yeux . Leurs regards se prirent l'un l'autre dans un échange intense .
- Tu ne dormais pas .
- Je dors rarement, murmura le Légat .
- Et moi, mon Kiéran, t'est-il agréable de me revoir ?
Il ôta sa main, frôla les joues pâlies comme s'il se brûlait . Le guerrier avait perdu beaucoup de sang . Son si précieux sang ! Le régent décimerait ces stupides soldats pour l'exemple !
- D'une certaine façon, oui, répondit froidement le Maxime .
- Tu ne sais pas mentir . Alors, je te crois .
Darius s'agenouilla lentement, de façon à ce que son visage fût à la hauteur de celui de Kiéran, si près que leurs souffles se mélaient .
- J'ai toujours aimé le parfum de ton haleine, exempt de ce relent de corruption dont nous autres, si imparfaits, ne pouvons nous défaire, même la plus délicate des femmes . Dix années sans toi, mon prince aux yeux d'azur, imagines-tu ma morne existence ? Pourquoi avoir tout gâché, arrogant Amaury ?
- N'est-ce pas toi qui as tout détruit en trahissant l'empire ?
- L'empire, pas toi ! protesta Eric, hypocritement . Kiéran ne releva pas l'erreur volontaire . Le régent reprit, avec amertume :
- Un Légat adamantinement fidèle à l'empire, un Princeps parmi les Sang Bleu . Le Parangon de loyauté ...
- Tais-toi, Eric Darius ! intima Kiéran sèchement . Tu ne sais de quoi tu parles . Là git ma faille : je suis un Princeps, une anomalie génétique, un monstre parmi les monstres, une terrible erreur des Artisans . Nul n'a jamais su vraiment ce qu'était un Princeps et on s'est plu à croire que c'était l'achèvement, le chef d'oeuvre d'une création .
Darius secoua la tête, horrifié .
- C'est à toi de te taire ! Tu es parfait . Ton sang est le plus pur. Et c'est pour cela que j'ai abattu l'empire .
- Idiot . Ne vois-tu pas comme mon coeur est contaminé par des sentiments humains qui ont gauchi mon armure ? Si j'avais été un Maxime, comme mon père ou mes oncles, je t'aurais tué dès que j'ai su ce que tu avais commis . D'ailleurs, je n'aurais même pas été avec toi ce jour-là et je serais mort à leur côté . Peut-être aurais-je pu sauver Paul Christian ? Un Princeps n'est pas la perfection, ne le comprends-tu pas, mais une aberration, la tare qu'il aurait fallu détruire . Nul ne s'en est rendu compte, hormis mes rares prédécesseurs . S'ils sont morts si jeunes, ce fut pour sauver l'empire, certes, non d'une menace extérieure, mais d'eux-mêmes ! Et moi, vois-tu, je ne suis que le plus défectueux d'entre eux puisque je n'ai même pas su mourir .
Darius souffla fortement, désorienté et mis en rage par l'inattendue confession . Kiéran n'avait pas le droit de parler ainsi . Sa perfection était la pierre d'achoppement de Darius.
- N'essaie pas de m'égarer, gronda-t-il .
Le Légat lui adressa un sourire qui n'en était pas vraiment un .
- Mais que t'importent mes états d'âme, Eric Darius . Seul t'intéresse mon Sang Bleu . Celui que tu soutires aux Légats que tu gardes en forteresse ne te suffit plus ?
- Tu n'ignores donc rien ? remarqua Darius sans toutefois paraître s'étonner .
- Ces prisonniers alimentent un juteux marché . Tu vends fort cher leur sang aux notables avides des années supplémentaires qu'il leur procure . Il parait que tu en fais aussi commerce hors de nos frontières .
Darius suivit d'un index caressant le chemin bleu d'une veine sur le bras entravé du Maxime .
- Feins-tu de l'ignorer ou vraiment méconnais-tu la valeur unique de ton sang, le sang d'un Princeps ? Qu'est-ce que la longévité sans la jeunesse ?
Kiéran Amaury soutint le regard incisif de Darius mais l'ombre légère qui voilait ses yeux ne devait rien à la douleur ou à la fatigue .
- Es-tu prêt à l'hérésie suprême ? accusa-t-il .
Le fossoyeur de l'empire cracha au sol .
- Les Artisans tenaient pour blasphématoire l'utilisation du sang des Légats pour d'autres fins que la gloire et la défense de l'empire . D'autant plus celui d'un Princeps . Mais les Artisans ne sont plus . Et je détiens désormais leur savoir le plus secret .
Le dernier des Maximes toussa et un peu de bleu tacha ses lèvres . L'infime crispation de ses traits n'échappa pas à Darius .
- Tu souffres ?
- Mon sang ne me garantit pas contre la douleur . Disons que je la supporte plus facilement .
Eric Darius cueillit du bout d'un doigt une goutte de sang à la commissure de la bouche pâlie qui n'avait pas prononcé les mots espérés .
- Il donne la vie . Tu n'es pas obligé de mourir, Kiéran .
Le Légat se mit à rire et ce fut étrange, plus que tout ce que Darius avait vécu jusqu'alors .
- Comptes-tu m'enchaîner et abreuver ta soif de jeunesse à mon corps impuissant ? Ne sais-tu pas que je saisirai la plus petite occasion pour accomplir la vengeance ?
Eric Darius serra les poings . La fureur montait en lui, menaçant de submerger sa raison . Le refus de Kiéran était un crachat sanglant en plein visage, la pire insulte qu'il ait jamais eu à subir . Il hurla, en se forçant à reculer pour ne pas céder au désir de frapper le visage parfait dont la sérénité le narguait :
- Tu t'imagines que ta mort va te venger ! Mais ta mort sera ma vie, pauvre fou !
Chevalier un jour, Chevalier toujours ! Montjoie Saint Denis et Tutti Quanti !
Le régent Eric Darius, traître et fossoyeur de l'empire contempla son bras où le fin réseau sanguin se distinguait à peine . Le précieux élixir qui avait irrigué le corps merveilleux de jeunesse du dernier des Maximes se mélait désormais à son sang . Il ferma les yeux et essaya d'imaginer le magique sang bleu régénérant sa chair, débarrassant son corps des toxines et de la graisse accumulées au cours des ans, raffermissant ses muscles, redonnant à son visage le lustre de ses vingt ans .
Lorsqu'il rouvrit les yeux, il se força à regarder droit devant lui . La vision du corps étendu sur une table au centre de la pièce était encore insupportable . Cela viendrait, avec l'apaisement et la satisfaction . Il n'éprouvait toutefois aucun remord, juste des regrets plus nostalgiques que lancinants . Il avait bien vécu dix années sans Kiéran Amaury . Il saurait vivre le reste d'une longue et agréable existence sans que le hantât sa définitive absence .
Soudain, il sourit puis gloussa légèrement . Le jeune Princeps n'avait pas vraiment disparu puisque son sang, son âme, le vecteur de sa vie coulait désormais en Eric Darius . Le rire monta dans la gorge du régent et il le laissa éclore sans retenue .
Le regard assombri de Ruen lui transmit sans fard la puissance de sa haine et de son chagrin . L'Artisan ne se souciait pas de retenir ses larmes . Darius le repoussa et lui jeta sa joie à la face :
- Ne comprends-tu pas, Gwendal ? Kiéran m'appartient ! Il n'appartient qu'à moi dorénavant . Il est en moi !
L'Artisan détourna les yeux et ravala un reniflement de mépris . Le régent le frappa sur la nuque du plat de la main, comme il aurait flatté vigoureusement un cheval ou un chien .
- Je peux te faire mettre à mort pour cette attitude irrespectueuse .
- Faites donc, monseigneur, vous me rendriez service . Croyez-vous que je tienne à la vie après ce que vous m'avez forcé à faire ?
Il désigna le gisant et cette fois, Eric Darius regarda Kiéran Amaury . Torse nu, hormis le bandage qui entourait sa poitrine, le dernier des Maximes lui rappela les statues sculptées sur les tombeaux que l'orgueil des riches édifiait .
Son immobilité et sa pâleur évoquaient le marbre dont elles étaient extraites par la magie des sculpteurs . Mais quel artiste pourrait restituer la perfection glacée, désormais sinistre, du visage figé par la mort ?
Il resterait de lui l'image créée par les Artisans le jour de sa réception par Paul Christian . Mais Darius n'était pas sûr de vouloir de la sorte faire renaître Kiéran .
De longues aiguilles creuses prolongées par de fins tubes de métal souples avaient dépossédé le Maxime de son trop précieux sang . Une partie avait été injectée dans les artères du régent, au plus près du coeur et le reste serait conservé et stocké en cas de besoin . Ruen veillerait sur cet inestimable trésor .
Kiéran Amaury n'avait, à aucun moment, tenté d'entraver l'accomplissement de ce que pourtant, il considérait comme une hérésie . Etait-ce l'affaiblissement consécutif à ses blessures et notamment au coup qui avait lésé son crâne ou bien le renoncement qui l'avait livré ainsi aux mains de l'Artisan forcé à opérer sous la menace ? Le dernier des Maximes n'avait opposé aucune résistance et s'était doucement laissé mourir sans plus adresser un mot à son assassin . Ni un adieu, ni une malédiction .
Darius se figea soudain .
Dans la mort, Kiéran souriait et semblait se moquer de lui .
Le régent leva les yeux du corps exsangue et sursauta lorsque son regard croisa celui de Gwendal Ruen . Sous la peine et le désarroi, une lueur de triomphe pointait .
Quand les fioles contenant le sang couleur de cobalt se fracassèrent sur le sol aux pieds de l'Artisan, Eric Darius comprit dans quel piège il avait donné, tête baissée, obnubilé par les pouvoirs du sang bleu des Légats .
Le commentaire de Ruen fut superflu :
- Kiéran ne vous a-t-il pas dit qu'un Princeps était une aberration, la tare qu'il aurait fallu éliminer ? Le sang d'un Maxime vous aurait convenu . Mais le sang bleu d'un Princeps est mortel pour un sang rouge .
Une onde glacée parcourut le dos du régent . Les jambes fauchées, il se laissa tomber à genoux .
Kiéran Amaury, le dernier des Maximes, avait mené à bien sa dernière mission .