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Les nombreuses flèches et clochers de la capitale se découpaient nettement sur le ciel clair de cette chaude nuit d’été. On pouvait même distinguer les quelques croix des Oracles qui furent brisées suite aux émeutes d’avril. Accroupie au sommet d’une haute cheminée, la créature poussa un grognement de colère. Sur son visage bestial constellé de cicatrices, seuls ses yeux injectés de sang exprimaient de quelconques sentiments. En ce moment, une profonde tristesse brillait au fond de ses pupilles anormalement dilatées. La vision des symboles religieux blasphémés par les féroces détracteurs de la Sainte Eglise, vivement encouragés par l’Empereur en personne, semblait profondément l’affecter. Lentement, elle tourna son regard vers les hauts quartiers plongés dans une aura rougeoyante. L’éclairage public installé depuis une petite dizaine d’années illuminait les larges avenues bordées par les hôtels particuliers de la noblesse et de la riche bourgeoisie de Valmont. Pour l’heure, seuls ce quartier et celui des Halles avaient bénéficié de ces aménagements coûteux, mais, suite à la baisse notable de la criminalité dans ces secteurs, le conseil municipal avait décidé de les étendre progressivement au reste de la cité.
La créature s’inquiétait. Elle n’aimait pas la lumière. Dans la pénombre, elle pouvait se faire passer pour un humain, certes particulièrement bien bâti mais un humain quand même. Elle pouvait marcher dans la rue, sentir la chaleur des hommes et le parfum des femmes, les effleurer furtivement et entendre leurs cris et leurs murmures. L’ombre de son capuchon dissimulait suffisamment son faciès pour que personne ne puisse distinguer son aspect. Avec la lumière, il redevenait un monstre abominable qui provoquait au mieux la peur, au pire la haine. Mais cela faisait maintenant bien longtemps que nulle personne n’avait pu le contempler. Ou plus exactement, nulle personne qui soit encore en vie pour le décrire. Mis à part son père, bien sûr. Le saint homme avait de l’affection pour lui. C’était le seul, depuis des siècles, lui semblait-il, qui pouvait lui parler sans crainte ni dégoût. Mais même lui, ne pouvait briser l’immense solitude de la pauvre créature. Elle était seule depuis tant d’années. Tellement seule…
Avec un grognement de rage, elle sauta dans le vide, les bras largement écartés. Pendant un instant, sa silhouette sembla flotter dans les airs, tel un monstrueux oiseau de proie suspendu dans le ciel étoilé. Puis, elle chuta. Du bout des doigts, elle accrocha une corniche. Ses jambes repliées sous elle amortirent son corps qui se précipitait contre la façade de l’immeuble. Une épaisse plaque de plâtre s’en détacha et s’écrasa bruyamment trois étages plus bas. La créature resta un moment dans cette posture, monstrueuse gargouille de chair et de sang. Soudain, elle lâcha la corniche et son corps plongea de plus en plus vite en arrière. Au prix d’une incroyable contorsion, elle se réceptionna sur ses puissantes jambes, presque dix mètres en contrebas. Elle se redressa lentement et ramena son épais capuchon sur la tête. Elle se tourna vers l’extrémité de l’impasse où elle avait atterri. Elle pouvait percevoir la rumeur qui s’échappait des nombreuses tavernes de cette rue populaire. Ce soir là, il y avait beaucoup d’animation. Exceptionnellement, à l’occasion de l’anniversaire du couronnement de l’Empereur, le couvre-feu instauré depuis les émeutes d’avril avait été levé. Petits bourgeois, ouvriers, artisans ou militaires avaient investi en masse les très nombreux débits de boisson de la capitale. D’un pas hésitant, elle se dirigea vers la rue de la Soif, l’un des plus célèbres lieus de débauche de la cité. Les nombreux passants, plus ou moins éméchés, étaient trop absorbés par l’ambiance festive pour faire attention à cette silhouette qui les observait depuis l’ombre de l’impasse.
Au bout d’un moment, elle s’avança et se mêla à la population. Elle marchait lentement, les sens aux aguets et en évitant soigneusement les devantures illuminées des restaurants, cabarets ou simples troquets. Elle aimait flâner juste derrière les groupes de fêtards aux conversations bruyantes. Elle les écoutait avec attention en asseyant de deviner leur histoire, s’ils étaient heureux, s’ils avaient des enfants ou de la famille ou bien quel était leur métier. Ainsi, elle avait l’impression d’exister et d’être un véritable homme, avec une famille, des amis et des relations sociales. Mais dès qu’on se retournait vers elle, elle baissait la tête et changeait de chemin.
Depuis quelques instants, elle suivait un groupe de militaires en permission, des artilleurs certainement vu leurs insignes. L’un d’entre eux s’appelait Albert. Il semblait être le vétéran du groupe. Il avait été enrôlé juste avant le début de la guerre contre l’Ostria et avait participé aux premières campagnes. Il avait été blessé puis rappelé derrière les lignes pour former de nouvelles recrues. L’espérance de survie des artilleurs étant connue pour être particulièrement courte, ce survivant ne se privait guère de souligner le courage et l’héroïsme qui lui sauvèrent la vie à plusieurs reprises. Ses compagnons étaient plus jeunes et buvaient ses paroles, non sans une certaine appréhension. Visiblement, leur départ pour le front était imminent. Maintenant que le risque d’une guerre civile ou d’un coup d’état fomenté par les fidèles de l’Eglise était écarté, l’Empereur avait décidé de reprendre une guerre qui stagnait depuis plusieurs mois. La conversation s’orienta alors vers des considérations plus politiques. La créature se détourna à la recherche d’un autre groupe aux discussions plus intéressantes.
Brusquement, elle s’arrêta à l’angle d’une ruelle. Juste en face d’elle se dressait l’entrée béante du Saut du Loup, un bouge réputé pour la beauté et la « disponibilité » de ses hôtesses. L’enseigne, éclairée par deux flambeaux, représentait une caricature de loup, un sourire grivois aux lèvres, poursuivant une jeune péronnelle aux jupons retroussés. L’ambiance y semblait très agitée et un va-et-vient incessant témoignait du succès de cet établissement. Les narines frémissantes, la créature s’intéressait plus particulièrement à un groupe de trois personnes engagées dans une vive discussion à quelques pas du seuil de la taverne. Ses yeux brillaient maintenant d’excitation et étaient fixés sur l’un des trois protagonistes. Il s’agissait d’une femme d’une trentaine d’année qui attirait immanquablement le regard. Elle exhibait fièrement une opulente et magnifique chevelure blonde. Ses cheveux étaient soigneusement peignés et tombaient librement en cascade sur ses épaules légèrement dénudées. Cet apanage attirait l’attention dès le premier coup d’œil. Au deuxième, on ne pouvait que s’attarder sur ses yeux et son regard. Un poète évoquerait peut-être deux perles noires dans un écrin de velours sombre. Un romantique ne dirait rien et, muet d’admiration, se mettrait immédiatement au service de la belle. Un écrivain écrirait un roman et un militaire en ferait une guerre. Tranchant avec le lumineux éclat de sa coiffe, ses yeux d’un noir d’ébène, habilement mis en valeur par un maquillage au henné, étaient comme un puits sans fond dans lequel on imaginait sans peine errer pour l’éternité les âmes d’une infinité d’amoureux éconduits. Pour le reste, la femme était de petite taille et plutôt potelée. Ses vêtements étaient élégants et choisis avec beaucoup de goût mais un examen plus précis révélait une usure témoignant d’une utilisation fréquente. Même si elle s’en donnait l’air et en avait certainement la classe, elle n’était pas une courtisane. Les deux hommes qui l’accompagnaient étaient de toute évidence des bourgeois venus s’encanailler dans les quartiers populaires. Leur attitude indiquait qu’ils avaient déjà bien profité des plaisirs variés que la rue de la Soif pouvait offrir à ceux possédant les finances suffisantes. Ils discutaient avec animation et provoquaient chez leur interlocutrice de fréquents éclats de rire.
Au bout d’un moment, le trio reprit son chemin. Tout en conversant, ils se dirigeaient vers le quartier des artisans. Apparemment, les deux lurons avaient proposé à la jeune femme de la raccompagner à son domicile. Proposition fort galante et qu’elle s’était empressée d’accepter. Même si le chemin du retour était court, il existait toujours un risque de faire une mauvaise rencontre. Surtout ce soir-là où tous les malandrins étaient à l’affût de joyeux, et surtout riches, fêtards à dépouiller. Conscients de ce risque, malgré les vapeurs de l’alcool, ils empruntèrent les principales avenues encore très fréquentées à cette heure tardive.
Ces axes avaient été profondément remaniés depuis une vingtaine d’années. En fait, le gigantesque incendie qui ravagea les deux tiers de la ville il y a maintenant 23 ans fut une occasion inespérée pour engager de nombreux travaux. En effet, les difficultés de circulation des personnes et des marchandises, aggravées par la croissance de la population et des échanges commerciaux, étaient devenues des problèmes récurrents pour le préfet de police et le conseil municipal de Valmont. A cela s’ajoutaient des problèmes de sécurité sans cesse grandissant. La vitesse fulgurante à laquelle le feu se propagea à l’époque convainquit définitivement les derniers sceptiques de la nécessité d’un aménagement de l’urbanisme adapté aux nouveaux besoins de la cité. Ainsi, sous l’égide d’un nouveau préfet, le baron Louis-Armand de Guillemot, les architectes s’attaquèrent à l’élaboration d’un réseau routier permettant de résoudre les soucis d’engorgement des principales voies de communication. Ainsi, de larges avenues rectilignes, éclairées, bénéficiant de deux voies de circulation et d’un pavage de qualité virent progressivement le jour. Par la même occasion, une partie des égouts furent rénovés et de grands collecteurs, qui faisaient défaut depuis bien longtemps, permirent d’améliorer grandement la salubrité générale. Financés en partie par les guildes commerciales et en partie par l’état, les travaux étaient toujours en cours. Un tel engagement s’expliquait bien sûr par des raisons pratiques, mais il a aussi un fondement politique important. Valmont était l’une des plus anciennes cités du continent d’Andelys et la capitale de l’Empire de Baulieu. Son histoire est longue et a connu moult péripéties. Depuis la montée sur le trône d’Etienne de Valmont, il y a maintenant près d’un demi-siècle, le pays occupait une place prédominante sur l’échiquier politique. Ainsi, face aux autres cités, Valmont devait devenir un modèle, à la pointe de la modernité ce qui explique l’aval donné par l'Empereur aux aménagements entrepris par le conseil municipal et le préfet. Evidemment, cette décision provoqua des grincements de dents, en particulier des représentants du parti de la réforme qui jugeaient que d’autres investissements s’imposaient de façon plus urgente, mais l’Assemblée en avait décidé autrement.
Après avoir quitté la rue de la Soif, les trois compères longèrent l’avenue du Gué tout en devisant bruyamment, rassurés par le passage régulier des patrouilles de miliciens. Au bout de quelques minutes, ils bifurquèrent sur le boulevard des Ateliers qui traversait le quartier des artisans, plus généralement appelé les Pentes puisqu’il était situé entre la rive nord de la Vidaule et le plateau du Bastion. Constitué par un entrelacement complexe de ruelles escarpées, d’escaliers et de rues plus larges destinées au transport des marchandises, ce quartier était l’un des plus pittoresques de Valmont. Siège des grands ateliers et d’une multitude d’échoppes, il constituait le deuxième pôle commercial de la ville après les Halles. Grouillant d’activité la journée, il était quasiment désert la nuit. Après s’être engagé dans des venelles plus étroites, le groupe s’arrêta au pied d’un immeuble ancien dont le rez-de-chaussée était occupé par une grande ébénisterie. Alors que la jeune femme s’apprêtait à prendre congé de ses deux compagnons, l’un d’eux la saisit par le bras en lui soufflant quelques mots à l’oreille. Visiblement ceux-ci ne furent guère du goût de la damoiselle qui tenta de se dégager de l’étreinte de l’impudent personnage. Le deuxième intervint en tentant de maîtriser la récalcitrante. Soudain une main gigantesque s’abattit sur le cou de ce dernier. Un craquement sinistre retentit tandis que le corps s’affaissait, agité des derniers soubresauts de la vie. Son compagnon tenta de s’enfuir. Mais il était trop tard. La sombre silhouette l’avait déjà saisi à la gorge et, rapidement, le bruit sec de ses vertèbres qui se brisaient comme des brindilles résonna dans la ruelle. Quant à la pauvre femme, elle s’était recroquevillée en sanglotant dans un angle du porche. A la vue des corps inertes de ses agresseurs, elle releva la tête et adressa un timide sourire à son sauveur inespéré. La grande forme emmitouflée dans un épais manteau se tenait debout, immobile. Puis, elle se pencha lentement vers le visage tourné vers elle. Subitement, une expression d’horreur se peignit sur les traits de la femme. Elle poussa un léger gémissement et sombra dans l’inconscience.
La galerie était plongée dans l’obscurité. Seule une maigre lumière provenant d’un soupirail voisin dessinait de gigantesques ombres sur les murs suintant d’humidité. L’odeur était nauséabonde et le canal central écoulait vers le fleuve les déchets des activités humaines. La femme se réveilla un poussant un cri. Ses vêtements étaient souillés et imprégnés d’eau. Elle mit un temps avant de réaliser qu’elle se trouvait dans les égouts. Brutalement, les derniers évènements lui revinrent à l’esprit. Elle réprima un sanglot et tenta de se calmer. Elle ne voyait absolument rien. Elle patienta le temps que ses yeux s’adaptent au peu de lumière qui existait dans ce lieu sinistre. Soudain elle poussa un hurlement hystérique. Elle venait de distinguer en face d’elle une ombre massive accroupie de l’autre côté du canal. Deux yeux injectés de sang étaient fixés sur elle, épiant le moindre de ses mouvements. La créature se redressa et d’une longue enjambée franchit le flot d’eau putride qui la séparait de la femme. Celle-ci était prostrée et n’osait plus faire un geste. L’affreux faciès se pencha vers elle. Elle sentait son haleine brûlante lui caresser le visage et le cou. Le monstre prit une profonde inspiration. Il semblait se délecter de l’odeur de sa victime. Elle eut un hoquet de peur. Sans bouger, son ravisseur articula difficilement quelques mots d’une voix caverneuse.
- N’ayez pas peur… je ne vous ferai pas de… mal.
- Qu’est ce… qu’est ce que vous voulez ?
- Je… je veux de l’aide… Je veux que vous m’aidiez…
- Mais…
- Je sens… je sens que vous êtes celle qui peut m’aider…
- Je… je ne sais pas… Comment ? Que voulez-vous ?
- Aidez-moi… s’il vous plait… Répondez à mes questions…
- Mais… je… je ne suis qu’une simple couturière… je ne sais pas grand chose…
- Si… vous savez… je le sens… Dites-moi…
- Quoi ?
- Dites-moi qui je suis !
- Mais… je ne vous connais pas… je ne vous ai jamais vu… NON ! Je vous en supplie, ne me faites pas de mal…
Les yeux agrandis par l’horreur, la femme comprit brutalement qu’elle venait de sceller son destin. La créature s’était redressée. Une immense déception se lisait dans son regard. D’abondantes larmes commencèrent à couler le long des cicatrices de son visage. Puis, le désespoir fit place à la colère et des hurlements résonnèrent dans les égouts de Valmont. Seuls les rats s’en offusquèrent.
Le manoir se dressait majestueusement parmi les collines environnant la bruyante cité de Valmont. C’était l’une de ces très nombreuses demeures qui furent érigées au fil du temps par les familles nobles ou les riches marchands pour disposer d’espace et de tranquillité. Ces faubourgs de la ville prirent, il y a maintenant bien longtemps, le nom de Cercle d’Or tant les nantis rivalisèrent d’opulence et d’imagination pour faire de leur domaine le plus attrayant de la région. De nos jours encore, chacun tente de se distinguer des autres par l’étalage de leur richesse que ce soit par une décoration fastueuse, l’organisation de fêtes mémorables ou même simplement par la splendeur de la livrée des serviteurs ou des gardes.
Par opposition à la majorité des résidences avoisinantes, le manoir de la famille de Sylvianne se démarquait par une architecture simple mais parfaitement équilibrée et harmonieuse. A l’œil du visiteur le message était clair : « nul besoin de fioritures pour témoigner de notre noblesse ». Et effectivement toute personne un tant soit peu avertie dans le domaine artistique désignerait sans hésitations cette habitation comme l’une des plus élégantes du Cercle d’Or. Et il n’y avait rien d’étonnant à cela. Les Sylviannes étaient connus depuis des générations pour être des architectes talentueux et l’une des familles les plus anciennes de Valmont. Leur noblesse et leur richesse étaient tellement évidentes qu’ils n’avaient nul besoin d’user d’artifices ostentatoires pour impressionner leurs invités.
Toutes ces considérations n’intéressaient nullement la silhouette qui se glissait furtivement dans le parc paysager entourant la demeure. L’individu était de taille moyenne et d’une stature plutôt frêle mais néanmoins incontestablement masculine. Il se déplaçait avec une aisance féline et dans un silence parfait. L’homme était particulièrement attentif aux nombreuses patrouilles de gardes accompagnés de chiens-loups qui surveillaient étroitement les environs. Alors que l’une d’elle s’approchait dangereusement du bosquet où il était dissimulé, il s’immobilisa et retint sa respiration. Il connaissait fort bien le remarquable flair des féroces molosses originaires des élevages de Chantaignes mais il avait pris ses précautions. Il avait consciencieusement frotté ses vêtements et son corps avec des racines de Tugos dont la sève était sensée annihiler les odeurs corporelles. Cette astuce était, paraît-il, utilisée depuis des siècles par les redoutables chasseurs des lointaines forêts de Grissomme. Mais tout ceci n’était que théorique et n’était confirmé que par un récit d’un vieux carnet de voyage d’un érudit quelconque. L’homme espérait bien ne pas s’être fourvoyé d’autant plus qu’il avait eu beaucoup de difficultés à trouver ces racines exotiques et que l’état de sa bourse s’en était gravement ressenti.
Les secondes s’écoulèrent lentement. Le groupe de gardes s’arrêta non loin du bosquet. L’un d’eux ralluma sa pipe et échangea quelques mots avec ses collègues. Les chiens-loups restèrent calmes et finalement la menace s’éloigna tranquillement. Le discret visiteur reprit sa respiration et essuya quelques gouttes de transpiration qui perlaient sur son front. Après s’être promis de porter un toast à la mémoire de l’avisé voyageur, il se remit en route. Il savait bien qu’il n’avait évité que la première des difficultés de sa dangereuse entreprise.
Bientôt la massive silhouette du manoir se dressa devant lui, se découpant nettement sous le ciel étoilé. Il ne cherchait pas son chemin et semblait parfaitement connaître la topographie des lieux. Il pénétra sans hésiter dans un épais massif d’arbustes fleuris situé contre l’aile ouest de l’édifice. Après avoir écarté quelques branches qui gênaient son passage il s’agenouilla face un étroit soupirail. Celui-ci était idéalement caché à la vue des vigiles par les épaisses plantes. Toutefois il était condamné par deux épaisses barres d’acier. Après avoir nouer un foulard sur sa bouche et son nez, l’homme sortit une fiole en verre de sa besace. Avec une infinie précaution il ouvrit le récipient et à l’aide d’une pipette de verre badigeonna les barreaux à leur base. Immédiatement une épaisse fumée blanche se dégagea et le métal commença à se désagréger. Bien que s’étant éloigné d’un pas, l’intrus sentit ses yeux larmoyer sous l’effet de la vapeur toxique provoquée par la réaction chimique. Au bout d’un petit moment l’acide cessa d’agir et l’homme n’eut qu’à tirer légèrement sur les barres pour qu’elles cèdent.
Il était maintenant face à l’épaisse vitre du soupirail. Fouillant à nouveau dans son équipement, il en retira un mince stylet coiffé d’une pointe en diamant. Il vérifia de nouveau que nul garde ne se trouvait à proximité et entreprit de découper un cercle. Une ventouse appliquée au centre lui permit de desceller le morceau de verre sans un bruit hormis un léger grincement. Passant la main par l’ouverture il actionna le loquet et la vitre s’abaissa sans difficultés. Cependant l’ouverture restait bien étroite et ce n’est que grâce à un étonnant numéro de contorsionniste qu’il put enfin pénétrer dans la cave. Retombant en souplesse sur ses pieds, il resta un moment aux aguets à scruter l’obscurité et attentif au moindre bruit. Rien n’alarma sa vigilance. Enfin rassuré, il se dressa sur la pointe des pieds et récupéra la besace qu’il avait laissée à l’extérieur. Une nouvelle fois, il fouilla dans son sac et en retira un pot soigneusement obturé par un bouchon de liège. Une légère odeur d’alcool lui chatouilla les narines. Le pot était rempli d’une substance gluante et translucide. A l’aide d’une spatule, il l’appliqua sur les extrémités des barreaux et les remit en place. Au bout de cinq minutes ces derniers tenaient parfaitement. Il réitéra la même opération sur le fragment de verre découpé. Evidemment son subterfuge était grossier mais, à moins d’un examen soigneux, il passerait inaperçu. De sa veste il sortit une vieille montre à gousset toute cabossée. Regardant l’heure, un sourire satisfait se dessina sur ses lèvres. Apparemment tout se passait comme il l’avait prévu.
Une vaste cave voûtée s’étendait devant lui et d’épaisses colonnes plusieurs fois centenaires soutenaient le plafond. Il se tenait actuellement sur un plancher en bois qui avait été rajouté, il y a quelques dizaines d’années, pour diviser le sous-sol en deux étages. Même ainsi, chacun des niveaux faisait plus de deux mètres de hauteur et chacun d’entre eux était cloisonné par des parois en bois dressées entre les colonnes. Celui où il se trouvait était consacré au stockage de victuailles en imposantes quantités, du mobilier usager et de tout un amoncellement de vieilleries datant des nombreuses générations de résidents. Plusieurs salles accueillaient aussi divers ateliers de menuiserie, de maçonnerie, de couture et même de jardinage. En effet, entre la famille de Sylvianne, les serviteurs et les nombreux employés de maison ainsi que l’imposante garde, la résidence accueillait en moyenne cent cinquante personnes durant toute l’année. Ainsi pour éviter d’incessants aller-retour vers le centre de la cité, elle avait été équipée pour assurer un minimum d’autonomie.
L’avisé cambrioleur n’ignorait pas que même les sous-sols étaient surveillés et que des rondes régulières étaient organisées. C’est pourquoi il avait consacré un petit moment à dissimuler les traces de son intrusion. La force de la routine et l’habitude ne devrait certainement pas inciter les vigiles à examiner attentivement les nombreux accès des caves. Ainsi il avait bon espoir de pouvoir poursuivre son chemin dans une relative tranquillité.
Une nouvelle fois son attitude démontra sans aucuns doutes qu’il était très bien informé de la disposition des lieux. Il se déplaçait dans la pénombre avec une grande aisance et n’éclaira sa route qu’à deux reprises à l’aide des étincelles de son briquet. Ses pas l’amenèrent au sommet d’un pan incliné qui traversait les deux étages et débouchait au rez-de-chaussée par une épaisse porte à double battant. Il le descendit sans hésiter et déboucha au niveau inférieur. Ce dernier accueillait la cave, particulièrement bien fournie, les réserves de bois de chauffage ainsi que de vastes pièces non utilisées. L’endroit était entièrement plongé dans l’obscurité et il dut se résigner à sortir une petite lampe à huile de sa besace. Il manœuvra le capuchon afin d’obtenir un jet de lumière focalisée n’éclairant que dans une seule direction. L’homme s’orienta vers la gauche en direction des nombreux chais qui soutenaient des centaines de bouteilles poussiéreuses. Passant devant les rayonnages, il s’attarda, sa main caressant délicatement quelques crus de haute qualité. Avec un soupir de résignation il reprit son chemin et bientôt s’immobilisa face à un des puissants piliers qui soutenaient l’édifice. La base de la colonne était gravée de complexes motifs végétaux. A l’aide du pommeau de sa dague, l’intrus frappa sèchement la pierre en divers endroits. A la troisième tentative un son creux lui répondit. Un sourire éclaira à nouveau son visage. Il posa sa lampe à terre et la régla pour n’éclairer que la base du pilier. Il retira alors un rouleau de parchemin de l’encolure de sa chemise et le déroula. Ses yeux naviguaient de la frise au document. Au bout d’un petit moment, ses doigts effleurèrent la pierre et il exerça une pression à un endroit précis. Son doigt s’enfonça dans la paroi et il perçut le cliquetis d’un mécanisme. Rien d’autre ne se produisit.
Il recommença l’opération en trois points différents et à chaque fois il sentit le système réagir. Sa dernière manipulation provoqua un grondement sourd. De toute évidence il avait actionné une complexe machine hydraulique. Il croisa les doigts en espérant que les rouages n’étaient ni trop grippés ni trop bruyants.
La chance semblait être du côté de l’intrus. Une mince ouverture apparut en silence dans l’imposante colonne. Sans hésiter, il se faufila à l’intérieur et découvrit un escalier en vis taillé au sein même du pilier. Il permettait de monter ou de descendre. Après avoir pris la précaution de refermer la porte dissimulée derrière lui, il gravit lentement les marches. Sa montée était laborieuse car il avait éteint sa lampe et, de plus, les marches étaient particulièrement exiguës. Il avançait à tâtons en évitant de faire le moindre bruit. Il franchit un premier palier et continua sa progression. Il était maintenant dans les murs de soutènement de la demeure. Au deuxième palier, il marqua une petite pause. Il perçut la rumeur étouffée d’une conversation qui provenait de l’autre côté de la paroi.
Il reprit son ascension et déboucha au troisième et dernier palier. Il caressa lentement la pierre qui le cernait de toute part et finit par découvrir l’accès dissimulé grâce à une jointure fine comme un cheveu. Il trouva le mécanisme d’ouverture très rapidement. Fort heureusement il était beaucoup moins complexe que celui de la cave. Il hésita. Il savait que s’il l’actionnait, il franchirait le point de non-retour. Il était encore temps pour lui de renoncer à sa folle entreprise.
Il prit une profonde inspiration et, d’un geste décidé, il déclencha l’ouverture de la porte. Seul un léger grincement trahit son intrusion. Si quelqu’un occupait la pièce derrière l’issue dérobée, il ne manquerait pas de remarquer l’entrebâillement. Le cambrioleur attendit une longue minute. Comme il n’y avait toujours pas eu de réaction, il s’engagea dans l’étroite fissure. L’odeur du papier, de l’encre et du cuir lui envahit les narines. Son plan était donc correct et l’escalier secret accédait bien à la bibliothèque. Afin de protéger les précieux livres, la pièce ne possédait aucune fenêtre. Elle était donc parfaitement plongée dans l’obscurité hormis un fin pinceau de lumière provenant du dessous de son unique accès « officiel ». Il utilisa brièvement sa lampe et repéra les obstacles qui le séparaient de la magnifique porte en chêne blanc. Il avança dans sa direction en évitant de faire le moindre bruit. Parvenu près du seuil, il déroula une écharpe de tissu noir qu’il avait nouée autour de la taille. Il calfeutra soigneusement l’interstice entre le plancher et les battants et, une fois sa tâche accomplie, il ralluma sa lampe.
Pour la première fois depuis le début de l’expédition, il semblait ne plus savoir que faire. Après avoir attentivement observer la vaste et confortable pièce, il s’attarda près des étagères. Son regard courait sur les centaines de livres impeccablement alignés. Une lueur d’admiration, et d’envie, flamboya dans ses yeux gris clair. Son examen se fit plus attentif. Il s’intéressait plus particulièrement au sol recouvert d’un lambris finement ajusté de différentes variétés de bois. Il reconnut là le travail soigneux d’un maître artisan. Le parquet, vers le centre de la pièce, était habillé d’un épais tapis de très belle facture. Une nouvelle fois il constata que la décoration dénotait du goût infaillible des propriétaires de la demeure. Lentement il fit le tour de la pièce, le faisceau de lumière balayant le sol. Il renouvela cette opération trois fois et au fur et à mesure sa mine se renfrognait.
Soudainement il s’arrêta. Il passa délicatement la main sur les lattes de bois. Sous ses doigts exercés il sentit une texture granuleuse. Un frottement régulier semblait avoir usé le revêtement sur un quart de cercle. Il se redressa et parcourut du regard le pan de bibliothèque qui lui faisait face. Il étudia de plus prêt les boiseries mais ne trouva rien d’inhabituel. Avec un soupir de dépit il recula d’un pas et considéra d’un air courroucé les tranches de cuir tanné qui semblaient le narguer. Il s’approcha alors d’une série d’ouvrages intitulés « Des tentations humaines ». L’un d’entre eux portait comme sous-titre « La curiosité ». D’un geste vif il tira le livre à lui.
Rien ne se produisit. Il le feuilleta rapidement mais ne remarqua rien de particulier. Il dirigea alors le faisceau de lumière au fond de l’espace laissé par le manuscrit manquant. Après l’avoir déposé sur une étagère, il ausculta le fond du meuble. Brusquement il s’immobilisa puis prit une profonde inspiration. Un déclic retentit, suivi par le léger bruit d’un mécanisme parfaitement rodé qui se mettait en marche. Lentement, le pan de bibliothèque s’entrouvrit. Prudemment, l’intrus jeta un œil par l’entrebâillement. Mais il ne discerna rien si ce n’est une profonde obscurité. Rapprochant sa lampe, il découvrit un étroit couloir d’à peine deux mètres de profondeur qui s’arrêtait face à une paroi de pierre.
Une nouvelle fois il temporisa puis finalement pénétra dans le réduit. Lançant un regard d’ensemble, il discerna sans peines un bouton pressoir sur le mur du fond. Son visage s’éclaira. Il semblait être enfin parvenu au terme de son expédition. Alors que fermement il actionnait le mécanisme d’ouverture, son expression se figea. Son ouïe exercée avait perçu un second déclic quasiment étouffé par celui du déclenchement de la machinerie. La paroi qui lui faisait face s’ouvrait inexorablement. Son œil saisit alors un léger mouvement.
Brusquement, il lâcha sa lampe et, d’un geste incroyablement rapide, il rattrapa à quelques centimètres du sol un objet qui tombait. En même temps retentit le fracas de la lanterne à capuchon qui heurtait le plancher. A genou, immobile, il retint sa respiration. Il était persuadé que la demeure entière avait entendu le vacarme. Il tenta de se maîtriser et compta lentement soixante inspirations.
Le silence.
Il semblait bien que sa présence n’ait pas encore été trahie. Il ouvrit alors la main. Il y découvrit une fragile bille de verre dont l’intérieur était rempli d’une vapeur mouvante aux reflets verdâtres. Il soupira de soulagement. Son réflexe lui avait probablement sauvé la vie. Il ne doutait pas que le gaz libéré par la destruction de son récipient ne soit mortel. Se relevant, il examina le subtil piège dissimulé dans le chambranle de la porte. Il était simple et d’une redoutable efficacité.
Récupérant sa lampe, il éclaira l’intérieure de la nouvelle pièce. Devant lui s’étendait un vaste bureau dont les murs étaient recouverts d’étagères chargées d’ouvrages rares et de manuscrits. Tout comme la bibliothèque, elle était confortable et ne possédait aucune fenêtre. En revanche, alors que la salle précédente était impeccablement rangée, celle-ci était en grand désordre. Il s’agissait d’un réel lieu de travail et d’étude. Il soupira. Il avait enfin atteint le but de sa folle équipée : le saint des saints du manoir de Sylvianne. Il retourna sur ses pas pour récupérer l’écharpe qui obstruait la fente sous la porte de la salle aux archives puis referma le passage secret qui y menait.
Il regarda sa montre. Il lui restait environ une heure pour rechercher l’objet qui lui avait valu autant de sueurs froides. En théorie, il serait parfaitement tranquille dans ce lieu seulement connu de un, voire de deux, membre de la famille. Il fureta dans la pièce en évitant de laisser trop de traces de son passage. Il aperçut suffisamment de livres, de bibelots ou d’œuvres d’art pour faire de lui un des hommes les plus riches de la région. Mais il n’était pas venu pour ça.
Le temps s’écoulait et il commençait à douter. L’énervement faisait tressaillir ses doigts. De rage, il donna un coup de pied dans une poubelle dont le contenu se déversa sur le sol. Alors qu’il se baissait pour ramasser les feuilles de papier froissées, il se figea. Son regard venait de tomber sur un pied du bureau. Celui-ci était brisé et plusieurs ouvrages avaient été empilés à sa place pour maintenir l’équilibre du meuble. Parmi ceux-ci, il repéra un vieux carnet de cuir rouge. Avec précaution, il le retira. Tremblant d’excitation, il feuilleta le livret. Des pages de texte d’une écriture fine et nerveuse, des croquis à l’encre légendés de la même écriture, des plans grossièrement dessinés et des annotations d’un style différent en encre rouge défilèrent devant ses yeux.
Un sifflement de satisfaction s’échappa des lèvre sèches de l’intrus. Il glissa le cahier dans la poche intérieur de sa veste, jeta un dernier coup d’œil au cabinet secret et revint dans la bibliothèque après avoir refermé les deux accès derrière lui. Par le même chemin, il parvint sans encombres dans les caves du manoir. Arrivé au soupirail, il extirpa de sa sacoche le flacon de diluant qui lui permit de faire disparaître le camouflage. Après s’être assuré que nulle patrouille ne rôdait dans les parages, il se glissa par l’étroite ouverture. Réprimant son exultation qui devenait de plus en plus pressante, il remit patiemment en place le fragment de vitre et les barreaux en usant du même subterfuge. L’utilité n’en était pas flagrante maintenant son forfait accompli, mais l’habile cambrioleur appréciait la perfection en toutes choses.
Même un observateur attentif prévenu de sa présence aurait eu d’immenses difficultés à suivre l’ombre qui se glissait maintenant de bosquets en bosquets. Sa maîtrise de l’art de la dissimulation lui aurait valu les louanges des experts en la matière, mais nul n’était ici pour le constater. Parvenu enfin au mur d’enceinte du vaste parc arboré du domaine de Sylvianne, le cambrioleur l’escalada sans difficultés et se réceptionna souplement de l’autre côté. Enfin, il se permit de pousser un soupir de soulagement. Eviter les patrouilles de miliciens qui veillaient à la tranquillité des riches et puissants résidents du Cercle d’Or ne serait qu’une formalité.
Tout en s’éloignant en direction des hauts quartiers de Valmont, il savourait maintenant la jouissance procurée par l’angoisse et la tension accumulées au cours des dernières heures. C’était l’instant qu’il préférait et, ce soir-là, il atteignait une intensité qu’il n’avait jamais connue. Il éprouvait la satisfaction de l’artiste face à son chef d’œuvre enfin achevé. Pourtant, il savait que la nouvelle de ce cambriolage parviendrait forcément, à un moment ou à un autre, aux oreilles des grands pontes des Guildes de la Main Noire ou du Scorpion et que ces derniers mettraient tout en œuvre pour retrouver la trace de l’audacieux franc-voleur. Mais même cette appréhension lui arracha un léger ricanement. Il imaginait sans peine la stupéfaction des Maîtres face à ce coup d’éclat et leur rage face à ce défi à leur autorité.
Alors qu’il jubilait encore à cette pensée, il s’arrêta soudainement, sentit un mouvement de l’air et se jeta au sol. Mais son réflexe ne fut pas suffisant pour éviter la matraque qui lui heurta brutalement la nuque. Il s’écroula et, avant que ses yeux ne se ferment, il aperçut fugitivement deux pieds nus d’une grande délicatesse. Des pieds de femme, recouverts par un fin duvet roux.
Sous la violence des coups, la porte gémissait bruyamment dans ses gonds. Le propriétaire des lieux émergea péniblement d’un profond sommeil. Lentement, il alluma sa lampe de chevet et s’empara de son pistolet. Bien qu’en robe de chambre, il boucla aussi le ceinturon de sa rapière. Non pas qu’il soit paranoïaque, mais il préférait être paré à toute éventualité. Il s’approcha de la porte d’entrée du petit appartement.
- Revenez demain matin. Je dors.
- Docteur Lucas ? C’est le sergent Robert. J’ai besoin de vous voir.
- Qu’est-ce qu’il y a encore ? Tu t’es fait botter le cul par un truand quelconque ?
- Ouvrez cette porte et je vous expliquerai. C’est important. Je viens de la part du préfet.
- Mouais…
Le médecin déverrouilla la porte et laissa entrer les trois miliciens.
- Alors ? De quoi s’agit-il ? Notre bon préfet a des insomnies et veut aussi m’en faire profiter ?
- Pas vraiment, docteur. Il souhaite que vous nous accompagniez sur-le-champ pour examiner un cadavre.
- C’est un prêtre qu’il lui faut, pas un médecin.
- Le préfet a insisté…
- C’est bon, j’arrive. J’ai le temps de m’habiller quand même ?
- Dépêchez-vous, s’il vous plait.
- Bah ! Il ne va pas s’enfuir en courant votre cadavre ?
Le docteur Hector Lucas enfila ses vêtements rapidement. Malgré sa réticence apparente, il avait pris sa décision dès que le sergent avait évoqué le préfet. Le baron Louis-Armand de Guillemot était un personnage influent et faire partie de son carnet d’adresse représentait un atout de taille dans les sphères mondaines de Valmont. Un sourire incisif se dessina sur le visage massif du carabin. Un curieux concours de circonstances, lors des sanglantes émeutes d’avril, avait lancé sa carrière seulement quelques mois auparavant. Contrairement à beaucoup d’autres, il avait su saisir sa chance et comptait bien ne pas s’arrêter en si bon chemin. Grâce à l’influence du préfet, il s’était rapidement constitué une clientèle régulière au sein de la noblesse et de la riche bourgeoisie de la capitale et cela malgré son jeune âge. Quoique cela ait pu constituer un avantage non négligeable auprès de certaines de ses clientes.
Il s’était aperçu, non sans une certaine amertume, que ses usagers ne recherchaient pas de réelles compétences médicales et s’attachaient plus à sa réputation qu’à autre chose. Pourtant, Hector avait reçu la meilleure des formations à l’Académie de Saint Maxime en Ostria. Il se rendait maintenant compte qu’il aurait peut-être du passer plus de temps à étudier les règles complexes de l’étiquette que ses planches anatomiques. D’autant que son expérience récente n’avait fait que renforcer son mépris de la haute société. Son franc-parler et son insolence lui avaient valu autant d’ennemis que d’amis. Heureusement, il existait des individus suffisamment intelligents pour ne pas se faire d’illusions sur les privilèges accordés par la naissance ou la fortune. Ceux-là acceptaient volontiers les critiques ironiques du docteur. Les autres ne méritaient que son dédain.
Saisissant sa sacoche contenant ses instruments, il adressa un bref signe de tête aux miliciens qui patientaient près de la porte d’entrée. Le groupe se mit en route d’un pas rapide. Ce n’était pas la première fois que le docteur était dérangé en pleine nuit par la milice. C’était le prix à payer pour bénéficier de la protection du baron de Guillemot. En général, on faisait appel à lui pour soigner de vilaines blessures. Plus rarement, il avait eu l’occasion d’examiner des cadavres. Le préfet pensait que ses observations pouvaient fournir de précieux indices à l’enquête. Suite à plusieurs situations délicates, il avait pris l’habitude de porter ses armes. En effet, il devait parfois intervenir dans des quartiers plutôt mal fréquentés. Heureusement, durant ses études, il avait consacré une bonne partie de son temps libre à suivre des cours d’escrime. Certes, il n’était pas aussi talentueux qu’un spadassin mais ses connaissances, alliées à un physique robuste, lui permettait en général de se débarrasser d’adversaires pas trop redoutables. De plus la fuite lui semblait être une option plus que valable quand la situation devenait trop périlleuse. Il ne reculait pas devant le danger mais il était loin d’être complètement inconscient.
Hector habitait depuis peu dans un bel appartement sur les hauteurs des Pentes qu’il avait pu s’offrir grâce à ses nouveaux clients. Cela faisait à peine dix minutes qu’ils marchaient quand le sergent s’arrêta face à une bouche d’égout sur le boulevard des Ateliers. Avec l’aide de l’un de ses hommes il déplaça la lourde plaque de fonte. Le docteur ne put s’empêcher de lâcher un commentaire sarcastique. Habitués à son caractère caustique, les miliciens se contentèrent d’un aimable sourire. Le conduit descendait sur environ trois mètres avant de déboucher dans le collecteur principal. Une volée de barreaux couverts de moisissures facilitait la descente. A deux pas de là, une porte verrouillée permettait d’accéder à un local technique. Sans un mot, les hommes s’équipèrent d’épaisses cuissardes et de lampes à huile avant de s’avancer dans le large tunnel. Pour une fois le docteur restait silencieux. Déambuler dans un tel endroit ne le rassurait guère. A travers tout le continent, les sous-sols de Valmont avaient une sinistre réputation que seule celle des catacombes de la très ancienne cité de Massada pouvait occulter. L’immense réseau composé par les égouts, les galeries et carrières, les cavernes naturelles creusées à travers les âges par la Vidaule et les vestiges de la cité souterraine datant de l’Ere du Secret, constituait un véritable labyrinthe. Seuls les aménagements récents étaient relativement bien cartographiés, le reste étant terra incognita. Les horreurs et merveilles dissimulées dans ses profondeurs faisaient partie intégrante du folklore local et recenser l’intégralité des légendes et rumeurs relatives aux mystères enfouis, pour certains depuis plusieurs millénaires, relevait de l’utopie. Mythes et réalité se mêlaient étroitement dans l’inconscient collectif et seuls de rares spécialistes avaient quelques certitudes.
De désagréables souvenirs firent frissonner le docteur. Il y a quelques années, juste avant son départ pour Saint Maxime, un malheureux concours de circonstances lui avait valu le douteux honneur de visiter la Cour des Misères. Cet endroit constituait un véritable quartier enfoui sous la surface. Repère de la lie et des parias de la société, son histoire remontait aux origines même de Valmont. Son existence ne faisait aucun doute et son emplacement était connu par tout individu un tant soit peu curieux. En revanche, on pouvait entendre à son sujet des divagations parfaitement insensées. L’une d’elle faisait référence au célèbre Roi Misère, une des figures emblématique de la cité. Monarque des mendiants, parias et rejetés, on disait de lui qu’il était immortel et qu’il était craint de tous. Véritable incarnation de tout ce qui faisait trembler le « bon citoyen », il provoquait culpabilité et mal-être. La légende affirmait qu’il ne disparaîtrait que le jour où les hommes atteindront leur pleine maturité. Hector était déjà un jeune homme particulièrement sceptique et il avait souvent ri de ces balivernes. Mais cette nuit là, ses convictions furent sérieusement ébranlées quand il se mit dans la tête de suivre son père, médecin tout comme lui, lors de l’une de ses mystérieuses interventions nocturnes. Et maintenant, six ans plus tard, il remettait ça…
Le docteur soupira et se concentra sur ses pieds. Les pierres étaient humides et il valait mieux faire attention s’il voulait éviter une douloureuse glissade. De toute façon, cela ne servait à rien de ressasser de mauvais souvenirs. La compagnie des miliciens suffisait à le rassurer. D’autant qu’il ne s’agissait pas de simples gardes, mais de ceux que la population surnommait du doux nom de « bouledogues ». Chargés des enquêtes criminelles et des interventions musclées, ils possédaient un entraînement militaire complet. Encore une innovation que l’on devait au préfet. Ce dernier souhaitait mettre un terme aux railleries et à l’image désastreuse dont les forces de sécurité souffraient depuis bien des siècles. Ainsi, la professionnalisation de la milice devint l’une de ses nombreuses obsessions.
Le baron de Guillemot intriguait Hector. Son appréciation oscillait entre dédain et admiration. Selon lui, le préfet faisait partie de la catégorie des « fanatiques » investis d’une mission quasi-divine. Originaire de Valmont, la capitale de Baulieu représentait son unique raison de vivre et il consacrait toute son énergie à son essor. Le cynique docteur méprisait ce type d’individu car il considérait leur combat vain et inutile. Réaction naturelle pour quelqu’un dont l’égoïsme était le trait de caractère dominant. D’un autre côté, Guillemot était un véritable visionnaire. Sa clairvoyance et son réalisme lui conféraient une vision de la société et de la nature humaine tout à fait étonnante. Sur bien des points, son analyse rejoignait celle d’Hector et c’est pour cela qu’il ne pouvait s’empêcher de ressentir un certain respect, sentiment qu’il éprouvait que très rarement. Toutefois, il ne pouvait que condamner l’optimisme et la confiance qui habitait son célèbre mécène. Le docteur soupira. Quelque part, il enviait le préfet et son idéalisme. Il ne se faisait guère d’illusion sur ce qu’il était mais c’était la seule défense qu’il possédait. Ces réflexions commençaient à l’énerver. Décidément, être réveillé en pleine nuit ne lui réussissait pas. De colère, il maugréa de vagues insultes contre la puanteur, les égouts, les morts et les préfets.
Après un quart d’heure de marche, ils arrivèrent dans un boyau secondaire éclairé par plusieurs miliciens. Dans les ombres dessinées par la lueur des lampes, Hector reconnut la silhouette décharnée du commissaire Gautier, l’un des meilleurs limiers du baron de Guillemot. Ils se connaissaient depuis longtemps et partageaient de nombreux souvenirs d’enfance. On pouvait même affirmer qu’ils étaient amis sans que toutefois l’un et l’autre ne se l’avouent. Héritier d’une longue lignée d’officiers, une jambe tordue avait éloigné Gautier d’une carrière toute tracée. A sa grande frustration, sa vive intelligence n’avait jamais pu compenser son handicap physique aux yeux de la hiérarchie militaire. Pendant de longues années il avait nourri une féroce rancœur qui ne s’était effacée qu’avec la nouvelle passion découverte au service du préfet. Ce dernier, à la recherche de collaborateurs originaires de Valmont et alliant perspicacité et discipline, n’avait pas manqué de voir en ce jeune homme désœuvré une recrue de choix. Après une année d’adaptation, Vincent Gautier se découvrit un véritable engouement pour les enquêtes de police. Il se révéla par la suite être un excellent enquêteur et l’un des confidents attitré de Guillemot. Chargé des dossiers les plus sensibles, son efficacité et sa discrétion lui avaient permis jusqu’ici de ne connaître que peu d’échecs. Ainsi, Hector savait qu’il avait joué un rôle important, bien que gardé secret, dans le démantèlement des réseaux religieux à l’origine des émeutes d’avril. Il portait maintenant le titre de commissaire ce qui lui conférait une marge de manœuvre considérable, y compris au sein de la haute société. Mince et de grande taille, il donnait toujours l’impression d’être en déséquilibre ou sur le point de tomber, conséquence directe de sa malformation. Beaucoup de ses adversaires commirent la fatale erreur de le sous-estimer. En effet le « boiteux » était un redoutable bretteur qui, à force d’entraînement, avait su transformer son handicap en un avantage qui fut souvent déterminant. Son visage anguleux et impassible exprimait un très grand sang-froid. Il souriait aussi fréquemment que la neige recouvrait le désert. Aussi à l’aise dans les plus infâmes bouges de la cité que dans les confortables salons de la cour impériale, rien ne semblait pouvoir le déstabiliser. Pourtant, cette nuit là, les fines rides de son front témoignaient de son inquiétude. A la vue d’Hector, une moue désabusée se dessina sur ses traits. Peut-être était-ce là sa façon de sourire ?
- Bonsoir, charlatan.
- Bonsoir, flicaille.
Leur poignée de main fut brève. Sans un mot, le commissaire lui fit signe de le suivre. Quelques pas plus loin, le corps d’une femme gisait à même le sol. Il était affreusement éventré du cou jusqu’au bas ventre. Le médecin comprit pourquoi les miliciens se tenaient à l’écart. Pour sa part, l’étalage des entrailles et le cage thoracique béante lui étaient aussi indifférents qu’un simple hématome. Il se mit au travail en silence. Une demi-heure plus tard il se releva et rangea ses instruments après les avoir consciencieusement nettoyés. Il rejoint Gautier qui furetait non loin de là.
- Alors ?
- J’ai fait tout mon possible… mais elle est morte.
- Très drôle, Hector.
- Ah bon ? Même moi, je ne trouve pas ça très drôle…
- T’as fini ton numéro de comique ?
- Bien. Elle a certainement été tuée la nuit dernière. Je suppose que t’avais compris qu’il s’agit d’un meurtre ? ». Devant le mutisme du commissaire, le docteur reprit la parole : « Bien. Je commence par la victime. Jeune femme d’une trentaine d’années, belle, maquillée et parfumée avec goût, pas très riche mais avec une parfaite connaissance de la mode vestimentaire. De plus, ses mains portent la trace de multiples piqûres. C’est très certainement une couturière. Elle devait être de sortie. Peu avant le décès, elle a mangé des fruits de mer avec du vin blanc. C’est tout ce que je peux dire à son sujet. En ce qui concerne le décès, elle a été éventrée alors qu’elle était encore consciente. Cela dit, la mort a du être très rapide. Ses entrailles ont été lacérées. J'ai l'impression que le tueur semblait chercher quelque chose dans le corps de cette pauvre femme. Il a brisé les principaux os et la plupart des organes de reproduction ont disparu. Apparemment il n’y a pas eu de viol. En supposant qu’il n’y ait qu’un seul agresseur, celui-ci devait être d’un force peu commune. Au vu des lacérations, ses ongles sont longs et très résistants, peut-être des griffes artificielles. Je crois que certaines tribus sauvages utilisent ce genre d’armes. Deux détails sont particulièrement troublants. Je ne sais pas trop comment les interpréter…
- Je t’écoute.
- Elle a griffé son agresseur. Enfin, l’un d’entre eux s’ils étaient plusieurs. A priori, je pense qu’il n’y en avait qu’un. Un seul cinglé de ce genre, c’est largement suffisant. Donc, sous ses ongles j’ai découvert des lambeaux de peau. Une espèce de corne assez épaisse, grisâtre,…
- T’en penses quoi ?
- Certaines maladies peuvent donner cet aspect à l’épiderme. Il faudrait que je consulte mes ouvrages. Mais je vois mal un malade faire un tel carnage. Sinon, cela me rappelle, en moins épais, la peau d’un Bestian qu’on a étudié à l’université. Je pourrai certainement t’en dire plus après avoir fait quelques analyses.
- Un Bestian ? Ce sont des brutes et des sauvages, mais le meurtre ne fait pas partie de leur culture. Jamais un Bestian ne s’abaisserait à tuer une femme sans défense. J’ai un peu côtoyé ceux de la Garde Impériale et je n’imagine pas l’un d’entre eux faire ça. Ce sont des guerriers fiers et honorables.
- Mouais… des imbéciles…
- Pas vraiment… pas plus que toi en tout cas. Enfin, un Bestian fou peut-être ?
- On ne leur connaît aucune pathologie. Ni physique, ni mentale. On les a même mis en contact avec des pestiférés et cela n’a eu aucun effet sur eux. Je n’ai jamais entendu parler d’un Bestian malade.
- Mystère. Nous devons donc rechercher quelqu’un ayant une peau épaisse et grisâtre. Cela ne doit pas courir les rues. Quel est le deuxième détail ?
- Le corps a passé 24 heures ici. Pourtant je n’ai vu aucune trace de charognards. Normalement, dans ce laps de temps, le cadavre aurait été nettoyé par les rats. T’as pas remarqué ? Il n’y en a pas un seul dans ce tunnel. Et vu les spécimens qui rôdent par ici, ce n’est pas la lumière et notre présence qui peuvent les effrayer.
- En effet. Il doit y avoir quelque chose ici qui les tient à distance ou qui les a suffisamment terrifiés pour qu’ils n’osent plus s’approcher.
Ils restèrent muets un moment, plongés dans leurs pensées. Gautier remarqua alors que le docteur l’observait d’un air suspicieux.
- Qu’est ce qu’il y a ?
- Tu me caches quelque chose. Le célèbre Vincent Gautier ne se déplacerait pas pour une simple boucherie. Ce n’est pas le premier meurtre de ce type ?
- En effet. C’est le troisième.
- Et c’est donc pour cela que tu es là et que notre cher préfet a eu le bienveillance de me déranger au beau milieu de la nuit ?
- Exact. D’ailleurs, il nous attend pour entendre nos conclusions.
- Nous ? Je n’ai rien à lui dire ! Et je retourne dans mon lit de ce pas !
- Hector, il a insisté.
- Insisté ? Du style « ça serait bien que mon cher ami le docteur Lucas vienne me faire part de ses pertinentes observations » ou plutôt du genre « ramenez-moi ce charlatan par le peau des fesses si nécessaire » ?
- Je te laisse deviner.
Hector soupira et se mit en route accompagné par le commissaire et quelques uns de ses hommes. Il interrogea Gautier sur les deux premiers meurtres et ce dernier ne se fit pas prier pour répondre à ses questions. Les informations étaient relativement maigres. Les crimes avaient tous eu lieu un mercredi soir en pleine nuit. Les blessures étaient similaires bien que sur les deux premières victimes la disparition des organes génitaux n’avait pas été remarquée pour la simple et bonne raison que les corps n’avaient pas été examinés par un médecin. Ils avaient tous été retrouvés dans les égouts par des équipes de maintenance. Les victimes avaient toutes le même aspect : une trentaine d’années, blondes, de petite taille et les yeux noirs. Mis à part cette ressemblance physique, il n’avait pas été noté d’autres particularités. La première était une prostituée connue des services de police, ce qui explique le peu d’attention qui avait été donnée à cette affaire, et la seconde était l’épouse d’un marchand de passage en ville. Les deux premières enquêtes, sommaires, n’avaient rien donné, pas le moindre témoignage ou indice. Averti de ce troisième meurtre, le préfet avait immédiatement sollicité Gautier pour se rendre sur les lieux.
Le groupe était sorti depuis un moment des égouts et se rapprochait du Cellier, le siège de l’administration du préfet qui portait ce nom tout simplement parce qu’il occupait les anciennes Halles aux vins de la cité. Même de nuit, le vaste bâtiment vivement éclairé grouillait d’activité. Afin d’éviter toute perte de temps, le commissaire et son compagnon empruntèrent un escalier de service réservé aux officiers et qui débouchait directement à proximité du bureau du baron de Guillemot. Arrivés face à la porte en chêne massif, le policier fit signe au médecin d’y entrer. Hector obtempéra et pénétra sans hésiter dans cette grande pièce qu’il lui était déjà bien familière.
- Veuillez nous laisser, commissaire.
Le docteur ne put retenir une exclamation de surprise. Ce n’était pas la voix du préfet, mais celle d’une vieille femme dissimulée dans la pénombre de la pièce. Tandis qu’elle s’avançait vers lui, il entendit le bruit de la porte qui se refermait. Son sang se glaça dans ses veines quand il reconnut enfin la mystérieuse intruse. Quasiment par réflexe, il mit un genou à terre et balbutia.
- Mes hommages, Duchesse.
Le cœur palpitant, il attendit la réponse de celle qui était la confidente attitrée de l’Empereur, de celle qui n’avait aucun pouvoir mais dont un simple mot pouvait envoyer quiconque à la potence, enfin, de celle qui était connue dans tous les royaumes sous le nom de la duchesse Elaine de Cendres.
Il émergea de sa torpeur en sursaut et fut immédiatement pris d’une violente quinte de toux qui lui provoqua de douloureux élancements dans la nuque. Le cœur au bord des lèvres, il essaya de localiser l’origine de l’infâme remugle qui lui envahissait les narines. A travers les larmes qui embuaient ses yeux, il distingua une main qui brandissait obstinément un petit flacon sous son nez. Il maugréa de vagues jurons en tentant maladroitement d’écarter l’opportun. Une voix qu’il reconnut immédiatement parvint à ses oreilles.
- C’est bon, il est réveillé.
Son étonnement pris le dessus sur l’effroyable sécheresse de sa gorge et il balbutia péniblement.
- Hector… Dégage-moi cette puanteur…
- Hector ? Vous vous connaissez-donc ? Quelle surprise !
L’intervention de cette voix féminine le prit de cours. Où était-il donc ?
- En effet, Duchesse. Mais pas plus que cela. Nous vivions dans le même quartier quand on était enfants. Cela doit bien faire une dizaine d’années qu’on ne s’est plus rencontré.
Mais qui était cette femme ? Une duchesse ? Il n’y en avait pas des masses à Valmont. Laquelle ? Les questions tourbillonnaient dans sa tête. Il devait absolument se ressaisir. Il avait senti dans la voix d’Hector une tension inhabituelle chez lui. Il fallait absolument qu’il reprenne rapidement ses esprits.
- Pourtant il vous a reconnu immédiatement. Etonnant pour deux personnes qui ne se sont pas revus depuis leur adolescence…
- Faut croire que ma voix n’a pas changé depuis. J’ai eu une puberté précoce.
- Précoce ? Vous êtes précoce en beaucoup de choses, mon cher.
Cette femme était dangereuse. Et il avait maintenant la certitude de son identité. La duchesse Elaine de Cendres. La vieille femme qui terrifiait la plupart des puissants de ce monde s’était enfin intéressée à son sort. Malgré le voile de mystère qui l’entourait, il en connaissait plus sur elle que la plupart des courtisans tant sa personnalité le fascinait. Pourtant cela se réduisait à peu de choses. Elle était la dernière héritière d’une noble lignée aussi ancienne que l’Empire et, à moins qu’elle ait soigneusement dissimulé sa descendance, l’antique famille de Cendres disparaîtrait avec elle. Depuis toujours les membres de cette famille œuvraient dans les coulisses du pouvoir sans pour autant avoir de position officielle. Ils étaient intimement liés à l’histoire de Valmont et en constituaient une sorte de mémoire vivante. On disait que nul secret n’était à l’abri du regard de glace de la vieille duchesse et qu’elle pouvait réduire à néant n’importe quelle existence. Même le féroce Empereur choisissait soigneusement ses mots en sa présence, de crainte de la contrarier.
Se concentrer ainsi sur ses souvenirs l’aidait à reprendre ses esprits et il émergea enfin de la confusion nauséeuse qui l’habitait depuis son réveil. Il prit soin de ne pas le révéler par son attitude. Il devait en apprendre plus la situation actuelle.
- Monsieur Hagen ? Cessez donc cette comédie et faites nous le plaisir de participer à notre conversation.
Comment lutter contre l’expérience acquise en sept décennies d’intrigues et de coups tordus ? Il se redressa sur le confortable fauteuil sur lequel il était avachi et prit le temps d’observer les lieux de son regard gris. Ils étaient dans une grande pièce aux murs recouverts de rayonnages qui débordaient d’ouvrages et de dossiers. La décoration était sommaire et se réduisait à un immense tableau représentant avec un luxe foisonnant de détails la vue de la cité qu’on pouvait avoir depuis la Tour de Guet du Bastion. L’œuvre était absolument fascinante et empreinte de magie mais il ne s’attarda pas dans sa contemplation.
Hector était à sa droite, visiblement aussi à l’aise que s’il avait été assis sur un tapis de braises. Ils faisaient tous les deux face à un vaste bureau d’acajou recouvert d’un plateau de verre. De l’autre côté, la duchesse les observait de ses yeux bleus délavés. Grande, sèche, les cheveux gris coupés très courts et vêtue simplement d’une robe de velours pourpre, elle paraissait aussi imperturbable qu’un bourreau au moment de la mise à mort. Son visage ridé et anguleux dégageait un charme intemporel. Il n’y avait aucune arrogance dans son attitude ou ses expressions. Juste la certitude sereine de sa supériorité. C’était la première fois qu’il pouvait l’observer d’aussi prés et il eu bien du mal à baisser les yeux tant il avait attendu ce moment avec impatience. Sous ses mains croisées sur le bureau, il put distinguer trois dossiers ainsi que le cahier rouge qu’il avait eu tant de mal à acquérir. Ravalant sa salive, il prit enfin la parole.
- Mes hommages, Duchesse. Puis-je savoir la raison de ma présence en ce lieu ?
- Heureuse de vous voir en pleine possession de vos moyens, monsieur Hagen. Le docteur Lucas et vous-même êtes ici parce que je l’ai ordonné. Je souhaite vous confier une enquête de la plus haute importance et qui concerne de près les intérêts de l’Empire.
- De quoi s’agit-il ?
- Retrouver et neutraliser un assassin susceptible de nuire aux intérêts de l’état. Docteur Lucas, si vous voulez bien avoir l’obligeance de faire un résumé de la situation ?
Hector obtempéra et raconta dans les détails les évènements de la nuit et ce qu’il savait des trois meurtres perpétrés au cours des trois dernières semaines. Hagen écoutait attentivement tout en observant du coin de l’œil les réactions d’Elaine de Cendres. Elle restait parfaitement tranquille. Se composant un masque d’étonnement, il reprit la parole à la fin de l’exposé du docteur.
- Si vous me permettez, je ne vois pas en quoi je pourrai vous être utile. Tout cela relève de la compétence des services de police et, si c’est vraiment si grave que ça, de vos propres enquêteurs. Je ne me sens nullement concerné et ne vois pas pourquoi j’accepterai une telle mission.
- Soit. Je pourrai vous menacer. » Elle tapota de son index le cahier rouge. « Voilà un bien étrange larcin. Un vieux traité d’architecture rédigé par le premier Comte de Sylvianne et annoté par le fondateur de la lignée impériale de Valmont. J’imagine que mon cher ami, Christian de Sylvianne, doit y attacher une grande valeur sentimentale. Quelle surprise cela sera pour lui d’apprendre que son manoir a été cambriolé et, qui plus est, par le meilleur de ses élèves. Rien que pour ce vol, et je n’évoquerai pas toutes vos autres affaires, vous risquez trois fois la mort. De la main du Comte, de celle du bourreau et enfin des assassins des Guildes dont vous avez bafoué le règlement. Tout cela vous le savez et si vous osez me défier c’est parce que vous voulez entendre autre chose, n’est-ce pas ?
- En effet, duchesse. Vous n’avez pas la réputation de vous assurer la fidélité de vos ombres par le chantage.
- De mes ombres ? Je vois que vous êtes bien renseigné. Mais qu’est-ce qui vous fait croire que je vous ferai l’honneur d’une telle proposition et que vous avez les compétences nécessaires ?
- Tout simplement parce que deux de vos meilleurs hommes ont été assassinés, qu’un troisième a disparu et que cela fait un moment, depuis mon admission à l’Académie impériale à mon avis, que vous vous intéressez à ma modeste personne. A tel point que vous avez demandé à votre protégée de garder un œil sur moi. D’ailleurs, à l’occasion vous pourrez lui transmettre mes salutations et lui dire que je ne garde aucune rancœur de son délicat coup de matraque de cette nuit. Vous voyez, duchesse, je suis honnête avec vous. Avec ce que je viens de vous révéler, soit vous me faites exécuter, soit vous me recrutez. Enfin, sachez que cela a toujours été mon objectif et que je serai ravi de collaborer avec vous.
Hector semblait de plus en plus mal à l’aise et toussa bruyamment. D’une voix chevrotante, il interrompit cette joute verbale.
- Si vous me permettez, je crois que je n’ai plus rien à faire ici. Je ne suis qu’un simple docteur et toutes vos histoires me donnent froid dans le dos. Philippe, je suis content de t’avoir revu mais, pour être franc, je ne t’ai jamais vraiment apprécié. Duchesse, si vous avez besoin de moi, vous savez où me trouver.
Le docteur se leva et croisa alors le regard de la duchesse. Il resta figé un instant puis se rassit brusquement en balbutiant.
- Bon, puisque vous insistez…
- Mon cher docteur, vous vous sous-estimez grandement. Le préfet m’a dit le plus grand bien de vos compétences. Vous avez su saisir votre chance lors des émeutes d’avril, pourquoi n’en feriez-vous pas de même aujourd’hui ?
- En fait, lors de ces fameuses émeutes, je n’ai pas vraiment eu le choix. Je me suis retrouvé enfermé par hasard dans le palais impérial alors qu’il était assiégé par les insurgés. J’ai eu la frousse de ma vie et je m’y suis réfugié comme bien d’autres en pensant y être en sécurité. Par la suite, je n’ai fait que mon devoir de médecin. J’ai soigné les blessés et c’est à ce moment que le baron de Guillemot m’a remarqué. Pour le reste, c’est lui qui m’a propulsé dans la haute société. Vous savez, contrairement à Phil, je n’aspire qu’à une petite vie tranquille et confortable.
- Vous êtes un menteur invétéré, docteur. Cela doit être une déformation professionnelle je suppose. L’ambition vous dévore depuis votre plus jeune âge. C’est elle qui a permis au fils d’un obscur médecin d’un quartier pauvre d’intégrer la prestigieuse Académie de Saint Maxime en Ostria, privilège accordé à une élite. Excellent élève, vous avez brillamment obtenu tous vos diplômes. Malheureusement, quand le conflit a éclaté entre nos deux pays, on vous a vivement conseillé de quitter l’Académie. De retour à Valmont avec vos rêves brisés, vous avez vite compris que le soutien d’une personne influente serait indispensable pour satisfaire votre ambition. Et les évènements d’avril furent une occasion rêvée pour y parvenir. Il n’y a aucun hasard là-dedans. Juste un calcul froid.
L’attitude de soumission d’Hector s’envola brusquement et laissa la place à un air goguenard, insolent. Un large sourire apparut sur son visage.
- Et quand bien même ? Il n’y a rien de mal à vouloir se faire une place au soleil. Je ne risquerai pas ma vie uniquement pour vous être agréable, duchesse. Je n’ai que faire des sinistres rumeurs qui vous accompagnent. Alors, si vous souhaitez mon aide dans cette affaire, faites-moi une proposition susceptible de m’intéresser.
- Ne me provoquez pas, docteur. Je sais à quel jeu vous jouez et je reconnais que vous avez un certain talent dans ce domaine. Vous savez amadouer, provoquer, flatter comme un courtisan expérimenté. Sauf que vous êtes plus intelligent que la plupart d’entre eux. Maintenant vous tentez de m’exaspérer afin de savoir ce que je connais de vous. Je pense que vous vous inquiétez pour votre petite affaire de stimulant, la « poussière d’étoile » comme vous avez poétiquement baptisé cette drogue, et qui vous permet de joliment arrondir vos fins de mois. Vous vous demandez aussi si je sais que cette substance est puissamment addictive, contrairement à ce que vous affirmez à vos clients. Donc voilà, j’ai répondu à vos questions muettes.
La Duchesse marqua une pause. Ses interlocuteurs restèrent silencieux et quand Elaine de Cendres redressa son regard glacial vers eux, ils ne purent réprimer un frisson.
- Je souhaite mettre un terme à ce petit jeu. Je ne suis pas là pour cela et j’ai déjà perdu assez de temps avec vous. Que vous ayez une attitude méfiante à mon égard, je veux bien le comprendre. Que vous soyez insolents, je veux bien le supporter. En revanche, je ne tolèrerai pas plus longtemps votre stupidité. Si vous êtes ici, c’est parce que j’ai jugé que vous aviez l’un comme l’autre les compétences pour travailler à mon service. Et je sais que vous allez accepter cette proposition. Alors ne perdons plus de temps à tergiverser et rentrons dans le vif du sujet, si vous le voulez bien.
Les deux hommes se consultèrent du regard avant d’acquiescer d’un bref signe de tête. L’attitude de la duchesse se transforma alors. Son regard se fit plus chaleureux et son sourire réchauffa quelque peu l’atmosphère si tendue jusqu’ici. Phil et Hector se sentirent bien malgré eux plus en confiance. Elaine de Cendres leur tendit un parchemin et reprit ses explications.
- L’Empereur a découvert ce parchemin hier soir dans sa chambre à coucher. Il en a ressenti une très vive inquiétude et m’a aussitôt demandé de me charger de cette situation.
Hector puis Phil prirent connaissance du document, ce dernier examinant avec attention le parchemin. Sur le vélin usé, un court poème était écrit d’une encre brune qui était restée étonnamment nette malgré les outrages du temps.
Quand le temps des épreuves arrivera,
Et que l’heure du combat approchera,
Les peuples sombreront dans le chaos,
Et l’Ecarlate en sera le porte-drapeau.
L’homme arrivera alors à sa maturité,
Et tous les secrets lui seront révélés,
L’Empereur sans fils n’y changera rien,
Et la fin de son règne scellera le destin.
- Le style du texte et les références, « le temps des épreuves », la « maturité de l’homme » correspondent bien aux écrits des Oracles, mais je n’ai jamais eu connaissance de ce poème. Pourtant j’ai étudié avec attention la plupart des ouvrages disponibles à ce sujet. En particulier ce terme « l’Ecarlate » est totalement nouveau pour moi. Sinon, il s’agit d’une page originale qui a été soigneusement découpée d’un ouvrage. Il date certainement de l’Ere du Secret ce qui en fait un véritable trésor archéologique. Je suppose que l’Empereur s’inquiète parce qu’il n’a pas eu jusqu’ici de fils ?
- En effet, il a sept filles. Et je ne parle que des officielles. Les autres doivent se compter par plusieurs dizaines.
Hector ne put réprimer un sifflement d’admiration.
- Diantre ! Il tient la forme le bougre !
Un seul regard de la duchesse lui fit comprendre qu’il ne s’agissait point là d’un sujet de plaisanterie qu’elle appréciait particulièrement. En toussotant, il tenta de se rattraper.
- Je ne vois pas le lien avec notre affaire de tueur psychopathe.
La vieille femme croisa ses doigts devant son fin visage.
- Il y a quelques temps, à l’occasion d’une visite de courtoisie à Massada, notre Empereur a fait la connaissance d’une jeune femme dont il s’est entiché. Il s’agit de Constance Faidhi, fille unique du Prince-Marchand Auguste Faidhi. A l’occasion des festivités du couronnement, l’Empereur y a vu une bonne occasion de l’inviter et de s’unir avec elle. Il ne reste plus que quelques détails à régler, mais cela semble acquis. L’alliance ainsi scellée permettrait de mettre enfin un terme à la guerre avec l’Ostria, la Fédération de Massada pouvant imposer un blocus commercial qui serait fatal aux forces ostriennes. Mis à part cet intérêt stratégique évident, l’Empereur a appris fortuitement qu’une Liseuse de Sang a prédit que Constance donnerait le jour à un fils unique. Bien évidemment, notre souverain souhaite en être le père.
- Je ne vois toujours pas le rapport avec notre affaire.
- Constance est petite, blonde et a les yeux noirs.
Pour tout voyageur de passage à Valmont, le Delta constituait une étape incontournable de sa visite de la capitale de l’Empire même si elle était certainement la plus dangereuse pour sa bourse, voire même pour sa vie. Ce quartier populaire s’étendait sur les innombrables bras et canaux de l’embouchure de la Vidaule, des immenses installations portuaires jusqu’aux Halles, et constituait un véritable dédale de ruelles tortueuses et de cours obscures, de ponts et de passerelles, d’écluses et d’étangs, de fragiles maisons sur pilotis et d’immeubles vétustes, de cloaques sordides et de vastes entrepôts. Bien évidemment, les problèmes sanitaires constituaient la principale préoccupation du préfet et, fidèle à sa politique de rénovation, il avait entrepris d’assainir progressivement le quartier, en commençant par les principaux canaux dont les berges furent consolidées. Mais, la tâche était titanesque et le nouveau plan d’urbanisme prévu mettrait au bas mot un siècle pour arriver à son terme.
Ce quartier abritait une population disparate d’ouvriers, de pêcheurs, de maraîchers, d’artisans, d’artistes et de pauvres gens subsistant de leur mieux, auxquels il convenait de rajouter une proportion non négligeable de marins et de mercenaires. On y trouvait aussi des voleurs à la tire, des monte-en-l’air, des malandrins sans scrupules, des proxénètes et leurs protégées, des contrebandiers et des assassins. Car le Delta, c’était aussi deux puissantes Guildes de Voleurs, le Scorpion et la Main Noire. Rivaux implacables depuis de nombreux siècles, ces deux confréries savaient cependant coopérer pour défendre leurs intérêts et leur influence sur le territoire de l’Empire et dans les autres royaumes. Véritables institutions, elles étaient partie intégrante du paysage politique de Valmont et il était de notoriété publique que leurs mystérieux dirigeants fréquentaient les plus hautes sphères de la société.
Cerné par les Hauts quartiers, le Delta était le symbole de l’identité culturelle de Valmont et, plus que son cœur, était son âme. Il était difficile pour l’étranger d’appréhender la réelle importance de ce quartier pauvre, mais, pour l’historien attentif, il semblait évident que le destin de l’Empire était intimement lié à celui du Delta.
L’Espadon faisait partie des très nombreuses tavernes du Delta et cet établissement, relativement récent, avait une bonne réputation malgré une concurrence acharnée. Fondé il y a une vingtaine d’années par Gérard le Chauve, ancien capitaine d’une compagnie de mercenaires, il avait connu des débuts difficiles. Il n’était pas simple de s’implanter ainsi dans un quartier où quasiment chaque activité était contrôlée par l’une des deux Guildes de Voleurs. Grâce à une fortune respectable et à la présence musclée d’un nombre non négligeable de ses anciens soldats, Gérard avait su négocier l’indépendance de son établissement. Ainsi, cela faisait maintenant une petite dizaine d’années, qu’il prospérait dans une relative tranquillité. Situé à quelques pas du port, il occupait un vaste hangar qui avait été rénové ce qui faisait de l’Espadon la plus grande auberge du Delta. Tous les soirs, on pouvait assister, sur la scène circulaire qui avait été emménagée en son centre, à des spectacles variés, de la poésie au jonglage, de la danse au combat de rue. La population qui le fréquentait était essentiellement constituée de marins, de mercenaires et des ouvriers travaillant au port, mais on pouvait aussi y croiser nombre d’artistes, des bourgeois et parfois des nobles ou dignitaires des Hauts quartiers. Quels qu’ils soient, Gérard, un grand gaillard bedonnant aux bras tatoués et au crâne luisant, les accueillait avec un chaleureux sourire qui traversait son visage buriné de part en part.
- Phil ! Hector ! Et bien ! Quelle surprise !
- Salut Gérard !
L’aubergiste fit le tour du large comptoir pour serrer dans ses bras massifs les deux jeunes hommes. Après cette chaleureuse accolade, Roger recula d’un pas et prit un moment pour les contempler un grand sourire aux lèvres.
- Vous voilà devenus des hommes, mes garçons ! Vous me semblez bien en forme, bien que je te trouve un peu maigrichon, Phil.
- C’est que ça fait presque dix ans que j’ai arrêté ton régime à base de cassoulet, Gérard.
- Tu veux que je t’en fasse réchauffer une écuelle ?
- A cette heure-ci ? Non merci ! En revanche, on veut bien un pichet de ton célèbre tord-boyaux. Tu sais celui que tu n’as jamais voulu nous faire goûter sous prétexte qu’on n’était que des gamin et qu’on était obligé de t’emprunter en douce ?
Ils éclatèrent tous trois d’un rire franc. Reprenant un visage plus sérieux, l’aubergiste leur proposa une table à l’écart située vers la fond de la salle dans une alcôve dissimulée entre deux énormes tonneaux. Hector et Phil s’installèrent et prirent enfin une expression plus détendue. Ils s’observèrent un instant en souriant, puis Gérard arriva avec, sur un plateau le pichet de terre cuite, tant convoité ainsi que deux verres d’étain brillant. En faisant le service, il murmura quelques mots à voix basse avec une expression de gravité inhabituelle.
- Alors mes garçons ? Les affaires reprennent ?
- En effet, dans des circonstances quelques peu étranges.
- Bien.
Sans dire un mot de plus, il s’apprêtait à quitter les deux jeunes hommes quand Hector l’interpella.
- Tu peux m’amener un jus de betterave s’il te plaît ?
- Un jus de quoi !? !
- De betterave.
- Mais c’est ignoble !
- Oui, je sais. Je t’expliquerai plus tard.
Eberlué, Gérard s’éclipsa. Hector rencontra le regard interrogateur de Phil et en soupirant remonta jusqu’à l’épaule la manche de sa chemise blanche. Son compagnon ne put retenir une exclamation de surprise.
Sur le biceps, il pouvait contempler une sorte de scorpion annelé relativement plat dont les huit pattes chitineuses enserraient le membre et semblaient se fondre dans la chair. De couleur rouge sombre, sa carapace luisait de reflets sanglants. L’animal redressa sa tête d’insecte et fixa Phil de ses yeux à facettes en faisant crisser ses mandibules. Une longue queue articulée se déplia alors et un dard se pointa de façon menaçante vers l’observateur.
- C’est un symbiote ?
- En effet. Phil, je te présente Morpion. Oui, je sais le nom n’est pas terrible mais c’est le seul que j’ai trouvé. C’est un scorpion des marais de Massada. Et il adore le jus de betterave. En fait, il a besoin d’un certain nombre de nutriments qui sont présents dans ce légume.
- C’est la première fois que j’en vois un de ce type. Il te sert à quoi ?
- Il neutralise la plupart des poisons et drogues. En fait, il les extraie de mon sang et les stocke dans une glande spécifique. A l’état naturel, cet organe lui sert à produire un poison mais son fonctionnement est modifié au cours de la symbiose. Je peux extraire les substances de cette glande et les étudier ultérieurement. Sinon, soit il les dissous au bout d’une journée, soit il s’en sert avec son dard.
- Impressionnant.
- Oui. C’est l’un des privilèges de ceux qui parviennent jusqu’à la dernière année de médecine. Mais c’est une symbiose qui est difficile à réaliser, en tous cas bien plus qu’avec des végétaux.
- Je vois que tu n’as pas perdu ton temps.
- Non. Toi non plus j’ai l’impression. Ta prestation en présence de la duchesse était impressionnante.
- Bah ! J’ai toujours su m’y prendre avec les femmes !.
Ils se regardèrent un instant puis éclatèrent d’un fou rire parfaitement incontrôlable. Dissimulant à nouveau son symbiote, Hector fut le premier à reprendre son sérieux quand Gérard revint avec le fameux jus de betterave.
- Vous avez besoin d’autre chose ?
- Non merci, Gérard. Les affaires vont plutôt bien, j’ai l’impression ?
- Je ne me plains pas. Surtout avec les festivités qui doivent durer encore un mois, ça va peut-être me permettre d’acheter et de rénover le hangar d’à côté pour en faire un théâtre digne de ce nom.
- Ce sont les Arlequins qui vont être ravis !
- Le Doyen est d’accord pour participer à ce projet. Mais évidemment le vieux pingre ne veut pas débourser le moindre sou.
- Le Théâtre du Delta ! Si la Main Noire ou le Scorpion ne décident pas de le brûler, c’est une belle idée.
- C’est un rêve pour le moment. Je vous laisse, des clients m’attendent.
Phil et Hector restèrent un moment silencieux à déguster leur gobelet de tord-boyaux. Puis le docteur avala d’un trait le verre de jus de betterave et grimaça de façon fort éloquente. Après avoir repris une gorgée d’alcool, il questionna Phil avec une expression étonnamment sérieuse.
- Pourquoi nous ?
- Parce que nous sommes les meilleurs.
- Phil !
- Je suis sérieux. Nous avons tous les deux brillamment réussi nos études. Enfin surtout toi. En ce qui me concerne, je suis toujours étudiant à l’Académie de Valmont. Elaine de Cendres a compris qu’elle est face à un adversaire qui a tout planifié et qui se permet même de narguer l’Empereur. Elle va prendre les mesures habituelles mais introduit dans le jeu un facteur non prévisible. Nous. Elle espère que nos actions vont semer le trouble dans les plans adverses. Elle prend un minimum de risques et peut espérer un bénéfice maximum.
- Je ne sais pas vraiment si on a les épaules assez larges…
- Hector ! Tu doutes ? C’est ce que nous avons toujours voulu ! Gamins, nous avons décidé d’écrire notre propre destin. Nous avons fait couler notre sang pour cette promesse. Nous avons fait un Pacte.
- Je sais, Phil. Et ce Pacte, je le respecterai jusqu’à la mort. Mais tout cela n’était pas prévu.
- Nous devons nous adapter.
- C’est là où je voulais en venir. Comment tirer profit de cette situation ? Je ne supporterai pas d’être un simple pion au service de la duchesse.
- Je sens que tu as une idée tordue derrière la tête…
- Une ébauche, une simple ébauche. Nous en reparlerons plus tard. Pour l’heure, comment allons-nous retrouver notre assassin dans une ville de plus d’un million d’habitants ?
- Que sais-tu sur lui ?
- Je pense qu’il agit seul. C’est un homme certainement de grande taille et à la musculature impressionnante. D’une seule main, il a broyé le tibia de la dernière victime. Ses mains, justement, doivent être massives, pourvues d’ongles durs et tranchants. Son épiderme est épais, grisâtre. Je suppose qu’il doit se déplacer le visage masqué pour dissimuler cette malformation. D’après mes discussions avec le commissaire Gautier, il enlève ses victimes dans des quartiers où il y a de l’animation. Il doit aimer cette atmosphère. Il est possible, toujours en raison de sa maladie, qu’il vit en reclus, comme un paria et donc qu’il trouve dans le côtoiement de la foule un substitut à sa solitude. Il recherche sa proie, la traque et attends qu’elle soit isolée pour passer à l’action. Evidemment, il est capable de se déplacer avec une très grande discrétion, et cela malgré sa corpulence, et il me semble fort probable qu'il connaisse très bien la ville. Puis il amène ses victimes dans les égouts et les éviscère. Je ne sais pas comment interpréter l’ablation des organes de reproduction. Peut-être une menace directe à l’encontre de l’Empereur et de son rêve d’avoir un fils ? Enfin, il fait peur aux animaux et doit laisser derrière lui une odeur qui les éloigne. J’analyserai demain le fragment de peau que j’ai récolté et j’espère pouvoir déterminer de quoi souffre notre patient.
- Et pourquoi uniquement le mercredi soir ?
- La nuit, c’est certainement pour se protéger. Pour le mercredi, je ne sais pas. Peut-être un lien avec le programme des festivités prévues et auxquelles la future de l’Empereur assistera ? Il est possible aussi qu’étant donnée sa particularité physique, il ne prenne le risque de sortir de sa cachette que ce jour-là.
Phil feuilleta les documents qui lui avaient été remis par la duchesse.
- La princesse arrive ce dimanche-là sur le Triomphant et doit rester trois semaines à Valmont. Officiellement. Si son union avec l’Empereur est confirmée, elle restera bien plus longtemps. Cela fait donc trois mercredis. Pour le premier, elle doit assister à une représentation au Théâtre des Splendeurs, pour le deuxième, elle se rend sur Bellille pour une réception organisée par la Comtesse de Bellille et, enfin, le troisième… c’est la cérémonie d’anniversaire du couronnement au Palais Impérial.
- Le troisième mercredi serait un beau symbole, mais le plus difficile à réaliser.
- Le ou les comploteurs ont pris la peine d’informer l’Empereur de leur intention. Ils en précisent même la date de façon indirecte. Alors, soit ils sont absolument sûrs de leur coup, soit ils veulent brouiller les pistes. Il semble évident que cette manœuvre cache quelque chose de bien plus important.
- Ils ont le goût de la mise en scène. Le document trouvé par l’Empereur semble avoir une valeur inestimable.
- En effet. L’ouvrage dont provient cette page est unique et ne peut être que dans les mains d’un érudit hors du commun. Et je ne vois pas un tel homme commettre un tel sacrilège sur une relique de ce genre juste pour brouiller les pistes. J’avoue ne pas savoir qu’en penser. Il faut que je vérifie son authenticité et que j’obtienne plus d’informations à ce sujet.
- Tu veux faire appel à Roman de Némo ?
- C’est le plus qualifié.
- Il me fait froid dans le dos… Il connaît beaucoup trop de choses sur beaucoup trop de sujets. Et en particulier sur nous.
- Je te rappelle que c’est son métier. Il est bibliothécaire. Et il s’est toujours montré bienveillant à notre égard.
- Justement. Raison de plus pour ne pas lui faire confiance.
Phil se contenta d’un sourire. Il connaissait la méfiance de son ami et considérait plutôt cela comme une qualité. Changeant de sujet, il questionna Hector sur sa longue scolarité à Saint Maxime et en particulier sur la ville et les coutumes du pays. Il était un enfant du Delta et n’avait jamais mis les pieds en dehors de Valmont, ses plus lointaines excursions l’ayant seulement mené aux limites du Cercle d’Or. Le docteur ne se fit pas prier et l’interrogea en retour sur ce qu’il était devenu au cours de ces années. Malgré ces dix ans de séparation, ils discutaient comme de vieux amis qui ne s’étaient jamais quittés. Une confiance totale se lisait dans les yeux de l’un comme de l’autre et ils semblaient unis par un lien indéfectible.
Ils discutèrent ainsi un long moment, abordant fortuitement l’affaire qui les préoccupait, et, quand le soleil daigna sortir la cité des ténèbres, ils réalisèrent que cela faisait plus de quatre heures qu’ils conversaient ensemble. Finalement, Hector se leva et soupira.
- Nous avons du pain sur la planche, Phil.
- Oui. Il est temps de se séparer. On se retrouve ici ce soir à la tombée de la nuit ?
- D’accord. A ce soir.
Tandis que Phil commandait un dernier verre au comptoir, Hector sortit de l’Espadon pour se diriger vers son domicile. Alors qu’il gravissait le boulevard des Ateliers, il bifurqua dans une petite ruelle et, quelques pas plus loin, pénétra dans un immeuble récent. Il se rendit sans hésiter au deuxième étage et frappa bruyamment à la porte de l’un des trois appartements qui ouvraient sur le palier. Il perçut des bruits de pas traînants avant d’entendre une voix revêche.
- Qui est-ce ? Je suis occupé.
- Marcus ? C’est Hector. Je dois te parler.
- Pas le temps.
- J’ai des informations qui pourraient t’intéresser… à condition que t’y mette le prix.
- Ah ouais ? Encore des rumeurs de courtisans ?
- Bien mieux. Laisse moi entrer et offre moi un café plutôt.
- D’accord. Mais ne traîne pas. J’ai une tonne de travail en retard.
Le dénommé Marcus déverrouilla la porte et laissa entrer Hector. Leur entrevue fut de courte durée et, une vingtaine de minutes plus tard, le docteur ressortit avec une expression dubitative.
- Cette Constance Faidhi est donc bien plus qu’une simple princesse bonne à épouser…
- Messieurs, en garde !
Le capitaine Martin Valdez leva lentement sa lame d’un air ennuyé et croisa le fer avec son adversaire. Il s’était levé tôt ce matin-là pour être présent au stupide défi que lui avait lancé le marquis De Salces. Aux premières lueurs de l’aube, il s’était tranquillement promené dans le Parc du Belvédère en compagnie du vieux sergent Muller, son fidèle et grognon factotum. Impeccablement sanglé dans l’uniforme vert sombre et or de la Garde Impériale, il avait passé un long moment à contempler la cité qui émergeait lentement du sommeil depuis l’un de ses meilleurs points de vue. Il aimait ce parc pour sa tranquillité, l’harmonieuse répartition des bosquets autour de chênes millénaires, les parterres de fleurs dessinant les silhouettes d’animaux fantastiques et les impeccables pelouses qui descendaient en pente douce vers le parapet qui surplombait la Vidaule et la ville. Le matin, on y croisait souvent des duellistes tandis que la journée était dévolue aux familles et aux enfants et le soir aux rendez-vous romantiques. C’était d’ailleurs en raison d’une promenade nocturne en charmante compagnie qu’il se retrouvait aujourd’hui face au bedonnant marquis.
- Ne soyez pas aussi brusque, marquis ! Une épée est comme une femme, elle se manie avec délicatesse et subtilité.
Haletant et le visage couvert de sueur, son adversaire rompit l’assaut pour reprendre son souffle.
- Certes ! Et vous vous y connaissez en femmes, surtout quand il s’agit de celles des autres !
Le capitaine profita ce répit pour écarter une longue boucle blonde qui lui tombait sur les yeux. Il ne s’était jamais résolu à se débarrasser de son opulente chevelure même si elle persistait à l’ennuyer lors des affrontements. En souriant, il se souvint des imprécations de son maître d’armes et de sa prédiction que la coquetterie de son élève lui serait un jour fatale. Il soupira en se disant que, vu les circonstances, l’analogie qu’il avait faîte entre l’escrime et les femmes tombait bien mal à propos.
- Mais puisque je vous assure que je n’ai pas touché votre délicieuse épouse !
- Délicieuse ? Et vous osez me narguer !
Le marquis se précipita à nouveau sur le capitaine qui esquiva sans difficultés les maladroites attaques du noble. Martin se réprimanda vertement pour ce nouvel écart de langage et cette franchise incontrôlable qui lui avait valu une solide réputation d’impertinent pour certains et d’incorrigible gaffeur pour les autres.
- La colère est mauvaise conseillère, marquis. Et surtout quand vous combattez. Puisez votre énergie dans cette colère illégitime mais ne la laissez point guider votre main. Voyez, vous vous découvrez !
De la pointe de son épée, il fit sauter un bouton d’argent de la riche chemise de soie blanche de son adversaire et le rattrapa de sa main libre. D’une pichenette, il l’envoya à Muller.
- Cela paiera le médecin, sergent.
Le marquis recula de quelques pas, une expression de désapprobation sur son visage rougeaud.
- Monsieur ! Allez-vous donc vous battre sérieusement au lieu de discuter ?
- Je vous présente mes excuses, marquis. Mais vous êtes un partenaire coriace et je dois donc prendre mes dispositions si jamais il devait m’arriver malheur. Nous en étions où ? Ah oui, vous essayiez bien maladroitement d’exécuter la feinte de MacCoy. Reprenez, mais en mettant plus d’ampleurs dans vos gestes.
Exaspéré par le bavardage du capitaine, De Salces se lança pour la troisième fois à l’assaut. Martin admirait son obstination car le marquis savait pertinemment qu’il n’avait que peu de chances face à un bretteur de métier. Et pourtant, il était prêt à prendre tous les risques pour laver l’affront fait à son honneur. Une ride de contrariété apparut sur le visage de l’officier. D’une habile feinte, il passa sous la garde adverse et d’un croche-pied jeta son opposant à terre. Il lui tendit la main pour l’aider à se relever.
- Quel maladroit je suis ! Toutes mes excuses pour ce coup bas. Prenez donc tout votre temps pour reprendre vos esprits.
Le noble ne se fit pas prier et épousseta soigneusement ses riches atours couverts de poussière. Martin Valdez en profita pour l’interroger à nouveau.
- Pour la énième fois, je vous jure que je n’ai jamais mis votre honneur en péril. Pourquoi diable êtes-vous convaincu d’une relation coquine entre votre épouse et moi-même ?
- Tout simplement parce que c’est elle-même qui me l’a avoué.
- Mais c’est faux !
- Vous sous-entendez que ma femme m’a menti ?
- Non ! Enfin si ! Elle teste tout simplement l’amour que vous avez pour elle et veut savoir ce que vous êtes prêt à faire pour ses beaux yeux.
Une lueur de doute apparut dans le regard du noble. Il hésita un instant, puis se remit en garde.
- Balivernes que cela ! Vous essayez de me troubler avec vos beaux discours ! Mais je ne me laisserai pas manipuler aussi facilement, monsieur.
Le capitaine soupira de lassitude et releva sa lame. La passe d’arme reprit de plus belle et il s’appliqua de son mieux à répondre aux attaques aussi maladroites qu’énergiques du marquis. Haletant bruyamment, ce dernier tenta une nouvelle feinte qui, à sa grande surprise, parvint à faire sauter de sa main la lame de l’officier. Martin mit alors un genou à terre.
- Je m’incline, marquis ! Et implore votre indulgence.
De Salces posa la pointe de son épée sur le cœur de son adversaire et reprit longuement son souffle avant de répondre.
- Je vous accorde la vie, capitaine. L’Empire a besoin d’officiers de votre valeur et je ne souhaite pas priver notre armée de l’un d’entre eux. Mais, à l’avenir, ne vous approchez plus jamais de mon épouse ou mon courroux sera alors sans pardons.
- Merci, marquis. Votre clémence vous honore.
Le visage rayonnant de fierté, le noble s’éloigna en compagnie de son témoin et disparut bientôt au détour d’un chemin. Le visage fermé, le sergent Muller rendit son épée à son supérieur.
- Pourquoi n’avez-vous pas corrigé cet imbécile comme il se doit ?
- A quoi bon ? Cette victoire lui sera plus utile qu’à moi. Elle lui permettra de parader dans les salons pour les quelques jours à venir et peut-être même d’impressionner son épouse infidèle.
- D’ailleurs, à ce sujet, est-ce qu’elle valait le coup la donzelle ?
Martin Valdez éclata de rire.
- Tu ne vas pas faire comme notre bon marquis ! Je ne l’ai jamais touchée cette femme. Et, justement, j’aurai peut-être du au lieu de refuser poliment ses avances. Quelque chose me dit que je dois ce duel à la susceptibilité d’une courtisane blessée dans son orgueil.
- Il n’y a rien de pire que la rancœur d’une femme, capitaine.
- Si. La bienveillance de l’Empereur.
Un voile de colère s’abattit sur le fin visage de Martin et, la mâchoire crispée, il enfila la veste galonnée que lui tendait son compagnon. En silence, ils sortirent du parc et empruntèrent la large avenue bordée de tilleuls impeccablement alignés qui menait directement jusqu’au palais impérial après avoir longé les ancestrales fortifications du Bastion. Le sergent osa enfin sortir le capitaine de sa morosité.
- Vous n’allez pas ressasser cette affaire jusqu’à la fin de vos jours quand même ! Vous avez eu une promotion, ne l’oubliez pas !
Ces quelques mots eurent pour effet de libérer toute la rage de Martin.
- Tu parles d’une promotion ! Je suis coincé ici, à faire des ronds de jambe dans les salons, à relever des duels stupides et à commander un régiment de planqués et d’éclopés, alors que ma place devrait être sur le front avec mes hommes et mes camarades. L’Empereur lui-même m’a félicité pour mon intervention opportune lors des émeutes d’avril, il a vanté mes soi-disant qualités de tacticien et il ne trouve rien de mieux à faire que de me confier un poste là où je ne sers à rien. Et le pire, c’est qu’il a donné le commandement de mon régiment à l’officier que je remplace. A chaque instant je me demande combien de mes hommes sont morts en raison de la stupidité et de la vanité de ce crétin de Vernille ! Lui, il enrage d’avoir été envoyé sur le front et d’avoir du abandonner ses chères intrigues de cour et moi, je ne supporte plus d’être un capitaine d’opérette qui est là pour épater la galerie dans son bel uniforme.
- Voyez le côté positif de votre situation. Vous pouvez profiter de votre position pour vous faire des relations utiles et avec un peu de chance on vous confiera un commandement qui corresponde plus à vos capacités.
- Me faire des relations ? Mais je ne suis pas un courtisan, je suis un militaire ! Depuis l’âge de quinze ans !
- Ne soyez pas aussi obstiné, capitaine. Vous avez toutes les qualités pour être un courtisan, et je ne parle pas seulement de votre physique de séducteur. Il suffit juste que vous soyez un petit peu plus attentif à vos paroles…
- Qu’essayes-tu de me faire comprendre, Muller ?
- Que vous devez tirer avantage de cette situation et arrêter de vous morfondre. J’en ai assez d’entendre vos jérémiades à longueur de journée. Vous avez vingt cinq ans, vous êtes le plus jeune capitaine de l’armée et vous avez les moyens de faire une brillante carrière. Quand vous serez général, tout ce que vous apprendrez aujourd’hui vous sera utile. Vous connaissez l’histoire militaire bien mieux moi et savez pertinemment que tout ne se joue pas sur le champ de bataille, le sabre au clair. Alors, oui, ce n’est guère réjouissant, mais je suis persuadé que c’est ce que voulait l’Empereur en vous faisant une telle promotion. Il sait qu’un général qui n’est pas introduit à la cour restera à jamais sans influence, aussi compétent soit-il. Vous n’êtes pas non plus sans savoir qu’il a vexé un certain nombre de nobles influents, et en premier lieu le comte de Vernille, père de votre prédécesseur, en vous nommant à un poste qui est traditionnellement confié aux rejetons des puissants de l’Empire.
- Tu penses donc qu’il a fait un investissement sur le long terme ?
- Pourquoi pas ? Mine de rien, vous avez peut-être évité le pire lors des émeutes d’avril quand vous avez brisé l’assaut des insurgés contre le palais impérial.
- Tu parles d’une victoire. Je me suis contenté d’ordonner à mes meilleurs tireurs de prendre position sur les toits et d’abattre tous les meneurs qui passaient dans leur ligne de tir. Privée de ses chefs, la foule fut alors facile à maîtriser.
- Ce fut la décision la plus adaptée, capitaine, et cela l’Empereur l’a bien compris. Pourquoi n’a-t-il pas ordonné à ses Bestians d’intervenir ? Tout simplement parce qu’il ne voulait pas d’un massacre absurde de pauvres gens manipulés par l’Eglise des Oracles et par les agents ostriens infiltrés. Vous lui avez épargné d’en venir à une telle extrémité qui aurait pu être lourde de conséquences.
- Et c’est pour que tu me dises tout cela qu’il m’a demandé de te prendre comme homme de camp ?
- Peut-être. Les pensées de l’Empereur sont aussi indéchiffrables que les prophéties des Oracles. Mais trêve de bavardages, je vous rappelle que vous devez assister à une réunion de tous les officiers de la Garde Impériale pour l’organisation de la sécurité lors des festivités.
Soulagé de sa colère par cette vive discussion, Martin laissa échapper un rire insouciant.
- Dommage. J’avais espéré te faire oublier cette réunion en te racontant mes petits soucis.
Les deux hommes franchirent les immenses grilles décorées de motifs floraux qui cernaient le palais impérial, véritable joyau architectural envié par tous les souverains d’Andelys et dont les travaux prendraient officiellement fin lors de la cérémonie d’anniversaire. Ce palais ouvert, sans fortifications, exprimait la volonté de l’Empereur d’entrer dans une nouvelle ère, une ère de paix dédiée à l’épanouissement des arts, de la culture, de la philosophie et d’échanges entre les différentes nations. Paradoxalement, l’Empereur était à l’origine du plus sanglant conflit de ces derniers siècles. Il y a une dizaine d’années, sa décision d’écarter les représentants de l’Eglise des Oracles de l’Assemblée, et donc du pouvoir politique, avait provoqué la fureur du Concile qui avait usé de toute son influence pour entraîner l’Ostria dans cette croisade. Malgré les tentatives de négociation du Roi Alexis d’Ostria, l’Empereur était resté sur ses positions et il avait fait emprisonner pour complot contre l’état les principaux dignitaires de l’Eglise résidant sur son territoire. Cette ultime provocation déclencha une guerre qui durait maintenant depuis huit ans. Le conflit avait vu dans un premier temps l’armée ostrienne envahir l’Empire, lui-même déchiré par la fronde d’un certain nombre de nobles fidèles au clergé, sur plusieurs centaines de kilomètres. Puis l’armée impériale, plus nombreuse, parvint enfin à stopper l’avance de l’ennemi et à la repousser jusqu’à ses frontières où elle se heurta à l’inexpugnable réseau de forteresses qui les protégeait. Cela faisait maintenant trois ans que la ligne de front s’était stabilisée et chacun des deux belligérants cherchait un moyen de prendre l’avantage par tous les moyens possibles comme le coup d’état avorté d’avril ou la tentative de rapprochement avec Massada entreprit par l’Empereur.
Malgré le coût astronomique de la guerre, l’Empereur avait maintenu ses grandioses projets dont, en particulier, la rénovation de sa capitale, et la construction du palais impérial. En raison de cette guerre, il bénéficiait du soutien inconditionnel du parti de la Réforme, profondément laïque, et en profitait sans vergogne pour faire avaliser ses décisions par l’Assemblée même si cela exaspérait ses partenaires politiques au plus haut point. Cependant le mécontentement des réformateurs culminait maintenant avec les colossales sommes d’argent investies dans l’organisation des festivités des cinquante ans de règne de l’Empereur alors que les caisses de l’état étaient vides et que toute nouvelle augmentation des impôts provoquerait immanquablement une révolte populaire autrement plus importante que celle d’avril. Au moment de cet anniversaire, la stabilité politique de l’Empire tenait du fragile château de cartes vulnérable au moindre souffle.
Le capitaine Martin Valdez était loin de toutes ces préoccupations quand il pénétra, bon dernier, dans la vaste salle des cartes du palais. Pour l’heure, il s’inquiétait de savoir quelle mission lui serait affectée. D’un bref signe de tête, il salua le comte François de Boisdombre, qui occupait le poste peu envié de ministre de l’intérieur. Le vieil homme, fidèle soutien et ami de l’Empereur, l’accueillit avec un sourire cordial et indiqua à la douzaine d’officiers présents que la séance pouvait débuter. Martin jeta un œil indifférent à ses pairs. Il méprisait la plupart d’entre eux, soit des fils à papa comme il aimait les appeler, soit de vieux militaires blasés qui, au nom de leur gloire passée, profitaient d’une position confortable et peu risquée. Seul le comte de Bellile, commandant en chef de la forteresse du Bastion, trouvait grâce à ses yeux. L’époux de la plus célèbre organisatrice de soirées mondaines de la capitale, était aussi discret que sa femme était flamboyante. Les quelques discussions que le jeune capitaine avait pu avoir avec son aîné lui avaient dévoilé un homme sage, perspicace et d’un humour subtil.
Martin alla s’asseoir auprès de lui et tenta de se consacrer sur les explications données par le ministre. La veille, il avait attentivement lu les documents préparatoires à cette réunion et n’avait que peu de questions à poser. Malheureusement, ce n’était pas le cas des autres officiers présents qui, gonflés d’orgueil, harcelaient le ministre d’interrogations aussi stupides qu’inutiles. La séance s’étirait en longueur et le capitaine s’enfonçait de plus en plus dans le confortable fauteuil de velours bleu roi, dessinant machinalement des croquis abstraits..
Des délégations de tous les pays, hormis l’Ostria évidemment, seraient présentes et leur charge principale serait d’assurer la sécurité de ces dignitaires. Ainsi, le ministre lui avait affecté la représentante de la République de Tan-Ystrel et Martin était plutôt content de ce choix. Il ne connaissait que très peu la lointaine contrée désertique et il voyait là une opportunité de satisfaire sa curiosité. Et la beauté des ystréliennes était légendaire, peut-être que…
- Capitaine Valdez ?
L’interpellé se redressa subitement sous les sourires goguenards des autres officiers.
- Oui, monsieur ?
- Qu’en pensez-vous ?
- Heu ? A vrai dire, ce n’est pas une décision facile à prendre…
- Notre jeune ami a raison. Si on veut être rigoureux les visites en ville devraient être interdites. Mais certains de nos invités viennent de loin et les priver du plaisir de découvrir les merveilles de Valmont ne serait guère diplomatique.
Martin remercia d’un discret signe de main l’intervention du comte de Bellile et reprit la parole.
- En effet. Je suggère une escorte de cinq hommes, en plus des propres gardes du corps des dignitaires. Et il conviendrait d’informer le préfet du parcours prévu afin que ses hommes veillent discrètement à ce que nul événement fâcheux ne survienne.
- Ce n’est pas nécessaire ! Nous n’avons pas besoin de ces balourds de miliciens !
Le jeune capitaine jeta un œil méprisant sur l’officier qui venait de s’exprimer, le capitaine Gonzague de Toques. De tous, c’était bien celui-là qu’il supportait le moins. De dix ans son aîné, il n’avait obtenu ce poste que grâce à l’influence de son vieux père, un ami d’enfance de l’Empereur. En plus d’être incompétent, infatué de sa petite personne, il ne cachait pas son empressement de voir son père mourir afin de pouvoir reprendre les rênes de sa maison.
- La suggestion du capitaine Valdez est pertinente. Nous procéderons donc comme il le préconise.
Martin se délecta un court moment de l’expression de déception du capitaine de Toques, puis se concentra de nouveau sur ses gribouillis. La matinée touchait à sa fin quand le ministre de l’intérieur fit une annonce inattendue.
- Nous allons maintenant recevoir messire Lucciano Di Totti, la Lame Noire qui accompagnera la princesse Constance Faidhi et qui est chargée de sa sécurité. Il a précédé l’arrivée de sa maîtresse afin de nous transmettre quelques informations. Je vous demande donc d’être attentifs et d’oublier vos préjugés contre les gens de sa caste.
Les célèbres spadassins qui servaient les Princes Marchands de Massada avaient en effet une réputation désastreuse. On disait d’eux qu’ils étaient autant assassins que guerriers, qu’ils ne reculaient devant aucune bassesse pour parvenir à leurs fins et que le mot honneur leur était vide de sens. La seule chose qu’ils respectaient était la fidélité à leur maître.
Tandis que ses officiers murmuraient entre eux, le comte de Boisdombre fit entrer l’individu en question. Vêtu d’un uniforme de cuir noir, un pistolet glissé à la ceinture et une longue lame passée dans le dos, l’homme était grand et maigre. Ses cheveux noirs huilés étaient plaqués en arrière et un bouc impeccablement taillé entourait une bouche qui arborait un sourire méprisant. Son visage était anguleux et ses yeux sombres en amande mis en valeur par de fins sourcils naviguèrent un instant dans la pièce. La Lame Noire fit un bref salut de sa main gantée de cuir.
- Messieurs, je vous présente Lucciano Di Totti. Je vous demande d’être bien attentifs à ce qu’il a à nous dire et en particulier vous, capitaine de Toques, puisque vous serez chargé de la sécurité de la princesse Faidhi.
Le spadassin prit la parole d’une voix incisive et empreinte d’une morgue presque insultante.
- Mon maître, le Prince Faidhi, m’a demandé de vous informer des éléments suivants. Des agents ostriens ont échappé à la vigilance de vos services de renseignements. Ils préparent une action d’envergure à l’occasion de l’anniversaire du couronnement de votre maître, l’Empereur. Cette opération menacera toutes les délégations représentées. Les agents seraient protégés par une personne très haut placée dans le gouvernement et il est quasiment certain qu’un officier de la Garde Impériale est à la solde de ce traître, et donc parmi vous aujourd’hui. Votre réputation d’incompétence étant parvenue jusqu’aux oreilles de mon maître, il m’a envoyé pour vous aider à faire avorter ce complot.
Le spadassin eut à peine le temps de terminer sa phrase qu’une dizaine de lames était pointée vers sa poitrine et qu’un tonnerre de jurons et d’imprécations résonna dans la salle. L’homme resta imperturbable, un sourire de dédain figé sur ses lèvres.
- Messieurs ! Du calme ! Rangez-moi ces armes immédiatement !
L’ordre du ministre était sans appel et les officiers s’exécutèrent à contrecœur. Le vieil homme se retourna vers Di Totti.
- Merci Messire. Veuillez nous laisser maintenant. Nous discuterons de tout cela ensemble tout à l’heure.
L’homme s’exécuta en silence et laissa derrière lui une salle où une nouvelle vague de protestations venait de débuter tandis que le capitaine Valdez continuait de dessiner d’un air ennuyé.
Non loin du palais impérial, à la limite entre les hauts quartiers et le Cercle d’Or, l’Académie de Valmont s’étendait dans un vaste parc arboré. Une douzaine de vénérables bâtiments de deux ou trois étages étaient éparpillés au sein de l’écrin de verdure. Le cadre était conçu et entretenu pour inviter à la paix de l’esprit et à la réflexion. Forte d’une histoire millénaire, l’Académie était la plus réputée de l’Empire et rivalisait avec celle de Saint Maxime et les célèbres Ecoles de Tan-Ystrel. Y accéder en tant qu’étudiant était un honneur et une chance. Y accéder en tant que professeur était une consécration. Elle accueillait des jeunes en provenance de toutes les contrées civilisées, en grande majorité issus de familles riches et influentes. En effet, et malgré les efforts fournis depuis le dernier siècle, l’inscription était réservée à une élite. Sachant que la définition de l’élite tenait plus compte du rang et de la fortune que des réelles capacités intellectuelles, l’université restait souvent un rêve inaccessible pour la plupart des postulants. Cependant depuis les trois derniers siècles, une révolution culturelle et sociale secouait la plupart des pays et royaumes proches de la Mer du Berceau et remettait en cause les privilèges dus à la naissance.
Ainsi, le gouvernement de Valmont, sous l’impulsion de l’Empereur qui poursuivait l’œuvre entreprise par son défunt père, proposait de prendre en charge la scolarité d’étudiants particulièrement prometteurs et issus de milieux modestes. Bien évidemment, cette réforme fut très difficile à faire accepter à la haute société qui craignait que ces jeunes formés à la meilleure école ne constituent par la suite les ferments d’une révolution qui pourrait remettre en cause leur position sociale. Ces étudiants étaient donc considérés comme des intrus par la plupart de leurs camarades. Brimades et diverses expressions de mépris constituaient leur quotidien. Certains professeurs ne cachaient guère leur aversion pour ces « rustres ». Malgré cela, au cours du dernier siècle, les mentalités évoluèrent et la situation était maintenant plus saine même si, bien sûr, l’université restait majoritairement fréquentée par les milieux aisés et que les boursiers étaient toujours plus ou moins victimes d’une forme de ségrégation. D’autant plus que ces fameux étudiants avaient prouvé qu’ils pouvaient obtenir de très bons résultats et qu’ils avaient un niveau et des compétences dignes de ce prestigieux établissement.
Au sein même de la vénérable institution, une féroce rivalité opposait les quatre chaires principales. Celle de Lettres était la plus ancienne et datait de la création même de l’école. Elle répondait à une volonté d’alphabétisation massive du jeune royaume qui allait devenir le puissant Empire de Baulieu. Des professeurs y étaient formés pour être envoyés dans les campagnes les plus reculées. Evidemment sa fonction a évolué au fil du temps et des besoins. Actuellement l’histoire, et une toute nouvelle science, l’archéologie, constituaient les deux matières phares des lettrés. De plus, le développement fulgurant de l’imprimerie incitait nombre d’étudiants à se lancer soit dans la littérature soit dans le journalisme. Il convient aussi de rajouter la philosophie, bien que cette dernière science soit fortement contestée par la Chaire de Politique.
Cette dernière fut la deuxième voie de développement de l’institution. Une nouvelle fois cela répondait à une volonté politique de la lignée impériale de Valmont. Confronté dans son expansion aux puissances voisines, le pays avait un grand besoin de diplomates confirmés pour le représenter et défendre ses intérêts. L’histoire démontra toute la pertinence de cette orientation et les ambassadeurs et conseillers politiques jouèrent un rôle déterminant dans la création de l’Empire qui devint le pouvoir majeur des terres connues. Il est évident que cette filière a toujours eu une réputation douteuse car, même si d’habiles diplomates et de brillants hommes d’état sont sortis de ses rangs, on a toujours soupçonné qu’elle formait aussi des espions et voire même des assassins. La politique y est considérée comme un art en perpétuelle évolution. Dans les temps reculés, elle constituait un moyen pour les seigneurs d’agrandir leur influence, leur territoire et leur richesse. Avec l’augmentation de la population et de son niveau culturel moyen, l’art de gouverner constitua un aspect fondamental de cette science. Les régimes totalitaires et dictatoriaux ne pouvaient plus s’imposer par la simple brutalité. Il fallait dorénavant composer avec les différents pouvoirs constitutifs de la nation. Et plus le temps passait, plus ces partenaires du gouvernement se faisaient nombreux. Il était donc indispensable de tenir compte de ces changements et ainsi prit progressivement forme la politique moderne, intimement liée à la philosophie. L’aspect diplomatique à l’origine de cet enseignement n’en constitue plus maintenant que l’une des nombreuses facettes.
L’Empire de Valmont était en plein essor et atteignit, il y a cinq siècles, son apogée et débutât alors une période qui est souvent désignée sous le nom d’Age d’Or. Progressivement les seigneurs guerriers se muèrent en nobles gestionnaires et pacifiques. Leurs centres d’intérêt se tournèrent vers un épanouissement culturel et artistique. C’est ainsi qu’apparut la troisième filière de l’Académie consacrée aux Arts de toutes sortes. On y enseignait le chant, le danse, le théâtre ou encore la sculpture. Toutes les formes d’activités artistiques furent explorées et bientôt la capitale devint le centre culturel incontournable des pays du Berceau. Deux siècles plus tard, on avait oublié les redoutables phalanges menées par des barons avides de conquête et l’influence de Valmont s’exprimait par ses poètes, ses peintres ou ses musiciens dont la renommée soutenait la suprématie de l’Empire. Cependant les nobles ne se consacraient plus qu’aux plaisirs des arts, de l’oisiveté et du luxe et négligeaient leurs responsabilités. Vers la fin de cette époque, de nombreux philosophes alertèrent leurs contemporains sur les symptômes de décadence de plus en plus évidents dont souffrait l’Empire. De nombreuses régions se révoltèrent et prirent leur indépendance sans que les empereurs puissent y faire quoi que ce soit. Le peuple se montrait de plus en plus mécontent de l’ignorance et du mépris de leurs conditions de vie que les seigneurs affichaient de plus en plus ouvertement. Malheureusement ces avertissements restant sans effets, la sanction ne se fit guère attendre et, il y a maintenant environ trois siècles, un vent de colère faillit bien réduire à néant l’Empire. L’étendard de la révolte fut alors brandi par le parti de la réforme mené par les intellectuels les plus brillants de leur génération. Toutefois, ces hommes et femmes surent composer avec le pouvoir impérial pour sauvegarder l’intégrité de l’Empire et le protéger des pays voisins qui se préparaient à fondre comme des vautours sur une proie agonisante. Il résulta de ce conflit une refonte en profondeur des instances gouvernementales et l’Assemblée fit alors son apparition.
La quatrième et dernière chaire, celle des Sciences, fut créée peu après celle des Arts et connaissait depuis le dernier siècle un véritable essor qui était à mettre en parallèle avec les formidables possibilités offertes par les matrices alchimiques enfin mises au point par la Guilde de l’Accord après plus de huit siècles de recherches acharnées. L’enseignement de cette chaire était très éclectique et on pouvait y suivre aussi bien des cours de médecine que des cours d’astronomie. Toutefois, les domaines les plus renommés de l’Académie étaient la mécanique, l’architecture et l’étude et la création de matériaux alchimiques dont le laboratoire était actuellement le plus performant d’Andelys. La prospérité de cette filière trouvait son origine dans les importants capitaux investis par les Ateliers qui étaient toujours à la recherche d’innovations susceptibles d’améliorer la qualité de leurs productions. Bien évidemment, l’armée était aussi un commanditaire non négligeable.
Malgré le rayonnement de ces chaires, l’Académie de Valmont était connue de tous pour une seule et unique raison : la légendaire Bibliothèque du Dragon. Située au centre du campus, ce bâtiment formait une rotonde de deux cent mètres de diamètre sur laquelle veillait depuis la nuit des temps une impressionnante statue d’obsidienne représentant un dragon aux ailes déployées. Mais il ne s’agissait-là que d’une infime partie de la bibliothèque car celle-ci s’étendait le long d’un puits dont on disait qu’il plongeait au cœur même de la planète. Cet édifice était l’un des rares vestiges de l’Ere des Secrets encore en parfait état et une formidable profusion de légendes témoignait de cette vétusté. Ainsi, on racontait que l’écriture avait été inventée à son emplacement actuel, que le premier livre y fut rédigé et que depuis tous les livres écrits de la main de l’homme y étaient rassemblés. On murmurait aussi que l’édifice choisissait lui-même son bibliothécaire et que son prédécesseur, condamné à la vie éternelle, disparaissait dans les profondeurs du bâtiment. Enfin, la légende la plus connue affirmait que celui qui parviendrait à percer le secret de la Bibliothèque du Dragon se verrait révéler tous les mystères de l’univers.
Philippe Hagen était familiarisé depuis longtemps avec ce légendaire édifice, et pourtant, à chaque fois qu’il s’y rendait, un frisson d’excitation courrait le long de son échine. Comme à son habitude, il leva les yeux vers le dragon qui le toisait du haut de ses trente mètres et lui adressa un bref salut. Cette fin de journée voyait le vénérable établissement envahi par de nombreux élèves venus y effectuer des recherches. Ils n’avaient accès qu’aux ouvrages présents dans la coupole, les autres ne pouvant être consultés qu’avec l’accord du bibliothécaire. Phil poussa du pied les lourdes portes de pierre noire qui basculèrent en silence et pénétra dans l’agréable fraîcheur du bâtiment. Il apprécia pendant un instant l’odeur du papier et de l’encre, le bruissement des pages feuilletées par les étudiants et la plainte du papier griffé par des plumes studieuses, et, par-dessus tout, les rayonnages disposés en cercles concentriques d’ouvrages impeccablement alignés. Il s’attarda dans l’observation du vol gracieux des dragonnets aux écailles multicolores et aux ailes translucides. Sortant une sucrerie de sa poche, il attira l’un d’eux qui vint se poser sans inquiétudes sur son bras. L’animal fabuleux attrapa la gourmandise dans sa gueule effilée et l’avala d’un coup. Une langue bifide apparut un bref instant tandis que Phil contemplait son image grossièrement déformée dans les yeux miroirs qui l’observaient. Une voix satisfaite toucha son esprit.
- Merci, Philippe Hagen ! L’étudiant s’était habitué à cette méthode de communication et avait consacré plusieurs heures à discipliner son esprit pour répondre de la même manière.
- De rien, petit. Le bibliothécaire est-il disponible ?
- Il t’attend, Philippe Hagen.
- Merci. Phil traversa les sept rangées d’étagères et parvint jusqu’à la passerelle qui menait jusqu’au bureau du bibliothécaire. S’engageant sur l’ouvrage de pierre surplombant le vide, il jeta un œil légèrement effrayé dans les profondeurs du puits qui plongeait dans les ténèbres et dont les parois étaient entièrement recouvertes de livres et de manuscrits. Une titanesque colonne en occupait le centre et au sommet de celle-ci, le maître des lieux était assis sur un superbe trône d’acier noir sculpté à l’image du dragon qui dominait tout l’édifice. Penché sur une pile de feuillets, il releva ses yeux d’or au-dessus de fines lunettes rondes. Après avoir posé sa plume, il se leva avec un sourire et contourna son large bureau de bois précieux pour accueillir son invité. De grande taille, son élégance était remarquable. Vêtu d’une redingote et d’un pantalon noirs, ainsi que d’un veston de velours rouge par-dessus une chemise à jabot blanche, il n’aurait pas été déplacé dans n’importe quelle soirée mondaine. Son visage parfaitement rasé aux traits aristocratiques exprimait autant de douceur que d’intelligence. Les quelques cheveux gris qui parsemaient ses cheveux bruns coupés en brosse ainsi que les fines rides aux coins de ses yeux étaient les seuls signes de son âge pourtant bien avancé puisque cela faisait cinquante ans qu’il occupait ce poste.
- Bonjour Philippe, prends donc un siège.
De la main il indiqua l’un des quatre fauteuils qui faisaient face à son bureau puis alla se rasseoir sur son trône.
- Bonjour Roman de Némo. Je vous remercie de me recevoir aussi vite…
Phil hésita un instant l’air gêné.
- Puis-je me permettre une question stupide ?
- Une question n’est jamais stupide. Je tâcherai de te répondre au mieux.
- Ce trône… mis à part qu’il est un poil trop pompeux à mon goût, il ne doit pas être bien confortable, non ?
Le bibliothécaire resta interloqué un moment puis éclata d’un rire franc.
- Je retire mon assertion précédente. Pour te répondre, j’ai un coussin bien rembourré. Ce fut le premier conseil de mon prédécesseur quand je fus choisi par la Bibliothèque.
- Je me disais aussi…
- Je suis honoré que tu te soucies autant du confort de mon vénérable postérieur, Philippe, mais je suppose qu’il ne s’agit pas là du motif principal de ta visite ?
- En effet.
Le jeune homme sortit de sa serviette de cuir brun le parchemin que lui avait remis la duchesse de Cendres et le fit glisser vers le bibliothécaire.
- Cela vous dit-il quelque chose ?
Roman de Némo prit délicatement le document et parcourut le texte. Fronçant des sourcils, il huma le texte puis l’approcha de son oreille en faisant crisser le papier entre deux doigts puis le porta à sa bouche et l’humidifia de la pointe de la longue. Finalement, il l’observa par transparence en l’amenant près de l’une des deux lampes à huile qui ornaient son bureau. En soupirant, il reposa l’objet de son examen minutieux.
- Tu en veux combien ?
- Mais ? Je ne suis pas ici pour cela…euh… vous êtes prêt à aller jusqu’à quelle somme ?
Le bibliothécaire se contenta d’un bref sourire.
- Ce document est parfaitement authentique. Il est extrait d’un ouvrage rédigé pendant l’Ere des Secrets, soit il y a plus de deux milles ans. Nous ne sommes parvenus à reproduire la qualité exceptionnelle de ce papier il y a seulement cinquante ans. Attends un instant, je t’en dirai plus. Alors ? Toujours satisfait par tes études ?
- Oui. J’apprends énormément. Toutes les matières, hormis l’art, m’intéressent. A tel point que je ne sais toujours pas quoi choisir comme spécialité.
- Ton hésitation n’est elle pas un moyen de renouveler la bourse dont tu bénéficies ? Il te faudra bien choisir ta Chaire de prédilection. J’ai cru comprendre que le comte de Sylvianne souhaitait te voir rejoindre sa classe d’architecture…
- Oui, il m’en a vaguement parlé. Mais j’hésite encore. L’histoire, et en particulier l’archéologie, me fascinent réellement.
Battant frénétiquement des ailes, un dragonnet fit alors son apparition, un épais grimoire entre ses pattes postérieures. Malgré le poids qui l’encombrait, il le déposa doucement dans les mains du bibliothécaire puis s’approcha en sautillant vers une petite coupelle de sucreries posée dans un coin du bureau. Phil observa en silence son interlocuteur qui caressait lentement l’épaisse couverture de cuir de l’ouvrage. Il eut l’impression fugitive de discerner des reflets azur dans les yeux de Roman de Némo mais quand ce dernier redressa la tête, son habituel regard d’or se posa sur l’étudiant.
- Ce livre est un registre établi par l’un de mes prédécesseurs, il y a cinq siècles. A ma connaissance, il s’agit de la seule et unique référence de la Bibliothèque à ton texte et au personnage de l’Ecarlate. Il serait extrait d’un ouvrage, baptisé le « Livre du Guerrier », faisant partie de ceux qui constituèrent le fondement de l’Eglise des Oracles mais il fut rapidement mis à l’index pour d’obscures raisons. Les fidèles des préceptes de cet Oracle fondèrent alors une confrérie secrète qui prit le nom de « La Main Ecarlate ». Le bibliothécaire qui a effectué ces recherches a tenté de la retrouver, mais en vain. Il mentionne juste une rumeur récoltée dans les bas fonds de la cité de Massada. En revanche, il a localisé un exemplaire du Livre du Guerrier mais n’a pas pu négocier son acquisition avec son propriétaire.
- Et ce propriétaire ? Je suppose que son nom est mentionné.
- En effet. Et tu as de la chance, il s’agit d’une dynastie qui réside toujours à Valmont et qui est bien connue puisque c’est la richissime famille de Neymark.
- Celle qui a été écartée du pouvoir suite aux émeutes d’avril ?
- Elle-même. Sa fidélité à l’Eglise des Oracles lui a finalement été très préjudiciable. Elle a été soupçonnée d’avoir largement financé la révolte. Mais l’Empereur ne disposant pas de preuves suffisantes pour traduire le duc devant la Haute Cour de Justice pour trahison, il a vivement conseillé au duc Henry de Neymark de démissionner de son poste de ministre des finances.
Phil resta un moment silencieux. Tout cela semblait logique, voire même trop. Avant sa démission, le duc avait été un précieux intermédiaire entre l’Empereur et la puissante faction des nobles fidèles à l’Eglise. Il avait, jusqu’ici, parfaitement su gérer sa délicate situation avec l’habileté d’un diplomate confirmé. Il n’était pas impossible qu’il se soit montré bienveillant à la tentative de coup d’état d’avril, mais de là à tremper dans une tentative d’assassinat, il y avait un gouffre. Le jeune étudiant était convaincu que les instigateurs de l’insurrection savaient parfaitement qu’elle était vouée à l’échec et qu’ils comptaient sur un massacre de la population civile pour fragiliser la popularité de l’Empereur et, ainsi, l’inciter à entamer des négociations. Mais la foule fut finalement maîtrisée avec relativement peu de morts, à peine plus d’un millier. Ce chiffre paraissait énorme mais, comparé à l’ampleur du mouvement populaire, il restait acceptable.
Un léger toussotement de Roman de Némo, le sortit brusquement de ses réflexions.
- Veuillez m’excuser. Je réfléchissais.
- Mais je t’en prie.
- Je suis surpris. Habituellement, quand vous m’aidez de la sorte, vous me demandez toujours un petit… service en échange.
- Tu fais bien de m’y faire penser. J’aimerai jeter un petit coup d’œil sur le carnet de voyage du premier comte de Sylvianne que tu as emprunté à son légitime propriétaire.
- Pardon ?
- Ne sois pas étonné. Je sais exactement quels sont les ouvrages que tu as consulté ici. Deviner que tu organisais le cambriolage du manoir de Sylvianne fut aisé. En revanche, j’ai mis plus de temps à découvrir ce qui t’intéressait tant et j’avoue que cela m’a surpris. Enfin, ce matin, ton cher professeur était de fort méchante humeur. J’en ai donc déduit que tu avais réussi ton coup. Toutes mes félicitations d’ailleurs.
- Je vais finir par croire qu’Hector a raison en ce qui vous concerne… La prochaine fois, je veillerai à ne pas vous rendre la tâche aussi facile.
- Je n’en doute pas mon cher. Ce carnet est-il intéressant ?
- En fait… Je n’ai pas eu le temps de l’étudier. Je l’ai prêté à une… amie.
- Ce n’est pas grave. Ne m’oublie pas quand tu le récupéreras. J’avoue être assez curieux d’en prendre connaissance. Les annotations du premier Empereur m’intriguent.
- Je n’y manquerai pas.
Un peu raide, Philippe se leva, une ride de contrariété en travers du front. A son tour, Roman s’extirpa de son encombrant fauteuil, un sourire qui se voulait rassurant sur les lèvres.
- Ne sois pas inquiet, Philippe. Je n’ai nullement l’intention de te causer des ennuis. Je me suis pris d’une affection sincère pour ce gamin d’à peine quatorze ans qui a osé cambrioler la légendaire Bibliothèque du Dragon.
Visiblement mal à l’aise, le jeune homme hésita un long moment avant de répondre.
- J’ai confiance en vous. Mais, parfois, vous m’effrayez.
Toujours souriant, le bibliothécaire désigna par-dessus son épaule l’imposant trône en forme de dragon et fit en clin d’œil.
- C’est le trône qui fait ça. Imagine que je suis assis sur un gros coussin bien douillet et je te paraîtrai bien moins effrayant.
Phil haussa les épaules.
- Bof. Je ne suis pas bien convaincu. Je vous remercie de m’avoir consacré un moment. Dès que mon amie m’aura rendu le carnet de voyage, je vous en ferai part.
- Rien ne presse, Philippe. A bientôt.
Le jeune homme salua Roman de Némo et sortit sans perdre de temps de la bibliothèque. Cet entretien lui avait fourni une piste de recherche qu’il convenait d’explorer Impatient de discuter de tout cela avec le docteur Lucas, il pressa le pas. Il espérait que les investigations de son ami fourniraient d’autres renseignements exploitables.
Finalement cette enquête le stimulait plus qu’il ne s’y attendait. Ce n’était pas aussi excitant qu’un cambriolage, mais, après tout, ce n’était pas forcément incompatible…
L’homme mit un pied à terre, observa les environs un instant et s’agenouilla pour examiner les empreintes à peine discernables sur le sol desséché. Habillé de vêtements d’un cuir épais à peine travaillé recouverts d’une poussière grisâtre, il arborait un véritable arsenal constitué de deux pistolets passés à la ceinture, d’un large coutelas attaché à son mollet et d’une formidable claymore retenue dans son dos par une sangle. A cela il convenait de rajouter une arbalète, un mousquet ainsi qu’une hache d’arme qui étaient glissés dans les fontes de sa monture. Il se releva en étirant son imposante carcasse. Un sourire satisfait apparut sur le visage massif dont les traits semblaient avoir été grossièrement taillés dans un bloc de granit. Ça et là, on discernait les traces livides de vieilles cicatrices. Il agita son épaisse chevelure grisonnante qui ne devait pas avoir connu de peigne depuis bien longtemps.
- Alors ?
Le guerrier se retourna lentement pour répondre à sa compagne restée en selle. Il prit son temps pour scruter une nouvelle fois l’énigmatique silhouette qui le toisait du haut de sa monture. Il aurait donné cher pour arracher le masque de porcelaine blanche orné sur la joue gauche d’une rose noire et enfin contempler ce qu’il dissimulait, d’autant que les formes athlétiques de la femme mis en valeur par ses vêtements sombres parfaitement ajustés et sa longue chevelure d’un blond éclatant étaient plutôt alléchantes. Humant l’envoûtant parfum de rose qui imprégnait l’air, il fixa les orbites plongées dans les ténèbres et répondit d’une voix grave.
- Ils ne sont plus bien loin. Au fur et à mesure qu’ils approchent de leur objectif, ils prennent moins de précaution et leurs chevaux sont épuisés. Je n’aurai aucun mal à remonter leur piste et d’ici le crépuscule nous les aurons rejoints.
- Bien. Nous réglerons cette affaire à ce moment-là.
- Nous pourrions attendre l’aube. C’est dans nos habitudes.
- Et bien, vous les changerez… pour me faire plaisir.
L’homme sentit un désagréable frisson lui parcourir l’échine. Il grogna et remonta en selle sans dire un mot. Il ne craignait rien ici-bas mais cette femme le mettait mal à l’aise. Il aurait été superstitieux, il aurait volontiers cru qu’elle n’était rien d’autre qu’une incarnation de la Mort. Les quelques jours passés en sa compagnie avaient été éprouvants et il ne comptait plus le nombre de fois où il avait maudit le Vieux de lui avoir confié cette mission. Talonnant les flancs de sa monture, il se souvint avec amertume de son éclat de rire quand son chef lui avait ordonné de suivre cette femme, une jeune péronnelle qui se donnait un air mystérieux en dissimulant son visage sous un masque. Puis il avait senti son parfum. Inexplicablement, son rire s’était étranglé dans sa gorge et il avait gardé le silence pendant un long moment. Par la suite, il adopta malgré lui une attitude de respect qui ne lui était pas habituelle. Pourtant, elle n’avait jamais eu un mot plus haut que l’autre, nulle menace dans sa voix, nulle expression dans son attitude. Elle était juste… charmante. Et terrifiante.
En maugréant, il se débarrassa de ces pensées incommodantes et se concentra sur la piste. Celle-ci traversait une forêt qui s’étendait à une bonne journée à cheval de Valmont, l’objectif de leurs proies. Qui étaient-elles ? Il l’ignorait. Il savait juste qu’elles étaient quatre et venaient d’Ostria en se déplaçant avec un luxe de précautions. Elles prenaient un grand soin pour camoufler leurs traces mais pas suffisamment pour tromper un homme qui avait appris à traquer avant même de savoir parler. C’est certainement pour cette raison que le Vieux l’avait désigné parmi ses capitaines pour accompagner cette femme. Inévitablement ses pensées revinrent à elle. Il ignorait jusqu’à son nom et son surnom n’évoquait rien dans sa mémoire. La Fleur de Cath.
Il arrêta sa monture à l’orée de la forêt et observa le manoir entouré de champs qui se dressait non loin de là. Le soleil déclinait et étirait l’ombre massive du bâtiment dont le style était caractéristique de l’Age d’Or, l’époque où les féroces seigneurs de guerre de Baulieu laissèrent leurs armes au râtelier pour se consacrer aux plaisirs d’une vie dédiée à l’oisiveté et aux arts. L’homme réprima à peine un rire méprisant.
- Pourquoi riez-vous mon cher ?
- Je pensais à la déchéance de tous ces nobles de Baulieu qui croyaient que la paix serait perpétuelle. Grâce à cette illusion, mon pays a conquis son indépendance.
- Vous ne croyez qu’à la force, n’est-ce pas ?
- Oui. Quand l’heure du dernier combat vient, seuls les plus forts survivent.
- Un moineau est plus fort qu’une fourmi. Pourtant il ne se risque pas à attaquer une fourmilière car il sait que toutes les fourmis, de l’ouvrière à la guerrière, sauront coopérer pour l’affronter et la vaincre. Qu’en pensez-vous ?
- Que l’union fait la force.
- En effet. Une union d’esprit et de cœur.
- Que voulez-vous me dire ?
Le visage de porcelaine se tourna vers lui.
- Rien. C’était juste pour discuter.
Le guerrier resta décontenancé un moment, puis soupira en désignant le manoir.
- Ils sont là.
- Bien.
L’homme comprit l’ordre tacite. Il mit pied à terre et se délesta de ses armes, ne conservant que son coutelas. Sans un mot, il se glissa dans les champs avec une discrétion étonnante pour sa corpulence et disparut bientôt de la vue de sa compagne. Celle-ci sauta souplement à terre et ceignit une longue rapière à la poignée d’argent gravée d’un délicat entrelacement de roses.
Le menton posée dans une main, elle observa longuement l’édifice. Le capitaine avait raison, ils étaient bien là. Elle sentait l’angoisse du vieil homme et les nerfs tendus de ses fidèles gardes du corps. Elle les avait manqués de peu à Saint Maxime, la capitale de l’Ostria, mais ne s’en était pas inquiétée. Leur destin était déjà écrit et rencontrerait une fin tragique dans ce manoir où ils avaient trouvé refuge. Ils n’étaient plus qu’à une journée de Valmont et devaient enfin se croire en sécurité, pensant avoir échappé à ses griffes. Elle soupira et se retourna vers l’ombre qui s’était glissée discrètement vers elle. Un grognement contrarié lui parvint et le guerrier s’avança pour récupérer ses armes.
- Il y a une trentaine de gardes qui sont en état d’alerte ainsi qu’une douzaine de serviteurs.
Une fois harnaché, il se retourna vers la femme.
- On y va ?
- Où ?
- Ben… terminer le travail.
- Vous pensez pouvoir venir à bout des gardes ?
- Evidemment. Ce ne sont que des soldats d’opérette qui mènent une vie facile. Ils ne connaissent rien du combat et de la mort.
- Et nos proies ?
- Ce sera le plat de résistance. J’aime bien les surprises.
- Celle-ci risque d’être fort désagréable. Vous aurez affaire à trois épéistes talentueux qui ont reçu le meilleur des entraînements au sein de la Garde Royale.
Le guerrier eut un rire méprisant.
- Des bretteurs dont la lame est freinée par leurs stupides règles d’escrime. Moi, je n’ai aucune règle et c’est pour cela que je leur serai toujours supérieur, c’est pour cela que les guerriers des Marches sont les meilleurs.
- Je ne veux pas prendre de risques inutiles et je ne veux surtout pas qu’ils s’échappent. Appelez vos hommes.
- Mais, puisque je vous dis que…
Une nouvelle fois, le visage blafard se tourna vers lui et l’odeur de rose se fit plus insistante.
- S’il vous plait.
Il resta un moment tétanisé puis pivota sur ses talons et put enfin lâcher une bordée d’injures.
- Bien.
- Je vous remercie.
La voix était moqueuse et provoqua une nouvelle vague de colère. Cette garce le menait par le bout du nez et il était complètement impuissant. Il sentait maintenant l’emprise qu’elle avait sur lui. Il était envoûté. Un feulement s’échappa de ses lèvres et il regarda le manoir. Le sang apaisera sa fureur. Il s’empara du cor de chassa qu’il portait en bandoulière et le porta à sa bouche. Nul son n’en sortit quand il souffla dedans. Il attendit un instant à l’écoute du silence puis sourit.
- La compagnie sera là d’ici deux heures.
- Parfait. Vous attaquerez dès leur arrivée.
Sur ces mots, elle se mit en marche en direction du manoir.
- On se retrouvera à l’intérieur.
Jouant avec les ombres, la Fleur de Cath échappa aisément à la vigilance des gardes et parvint au pied de l’édifice. Les fenêtres du rez-de-chaussée étant pourvues de barreaux, elle entreprit d’escalader la façade pour atteindre une fenêtre du premier étage. Aguerrie à ce genre d’exercice, elle grimpa souplement et se retrouva vite en équilibre précaire sur le mince rebord de pierre. Appuyant son front de porcelaine contre la vitre, elle resta immobile un long moment. A travers le carreau, elle perçut le grincement étouffé du loquet qui se déplaçait. Il bascula enfin et elle poussa doucement l’obstacle. Elle pénétra dans une chambre inoccupée. Après avoir refermé la fenêtre, elle traversa la pièce en silence sans être gênée par l’obscurité dans laquelle elle était plongée. Parvenue à la porte, elle s’immobilisa à l’écoute du moindre bruit. Rassurée, elle l’entrebâilla, vérifia de visu que le couloir était bien désert puis la referma et donna un tour de clé. De sa démarche gracieuse, elle s’installa dans l’un des confortables fauteuils qui meublaient la chambre. Après avoir posé sa rapière en travers des genoux, elle resta un long moment sans bouger puis un murmure s’échappa de ses lèvres de porcelaine.
- Oui… Viens… Viens, ma petite chérie… Approche, tu n’as rien à craindre…
Peu après, un fin museau frémissant apparut sous le pas de la porte et une petite souris entra dans la pièce. Le nez en l’air, elle huma l’étrange odeur qui l’attirait puis trottina jusqu’aux pieds de la Fleur de Cath. Cette dernière sortit enfin de son immobilité et cueillit délicatement l’animal. Dans la paume de sa main, elle l’amena à hauteur de son masque en la caressant doucement de son autre main. La souris restait tranquille, ses yeux fixés sur les orbites ténébreuses.
- Tu es si mignonne ma petite chérie... Tu veux bien me rendre un service ? S’il te plait… J’ai besoin de tes yeux et de tes oreilles…
La femme déposa l’animal sur le sol. La souris resta un moment indécise, désireuse de rester auprès de sa nouvelle amie.
- Ne t’inquiètes pas… je suis là… je resterai avec toi… où que tu ailles… va….
Apaisée, la petite souris quitta la pièce par le même chemin. Rasant les murs, elle longea le couloir et parvint rapidement à un pallier. Avec agilité, elle dévala l’escalier de marbre qui descendait en décrivant un arc de cercle jusque dans le grand hall d’entrée. Prenant bien soin d’éviter le regard des quelques gardes, elle se dirigea vers la grande salle à manger. Celle-ci étant déserte, elle la traversa rapidement en direction du petit salon attenant. Passant de nouveau sous la porte, elle découvrit cinq hommes confortablement installés et partageant une copieuse collation. Elle se glissa sous un précieux sofa tendu de velours pourpre et les observa.
Son regard se porta en premier sur un vieil homme au visage épuisé. Vêtu de simples vêtements adaptés à l’équitation, son attitude trahissait son appartenance à l’aristocratie. Son visage maigre et mangé par une barbe blanche naissante exprimait autant une grande lassitude qu’une farouche volonté. Malgré la fatigue qui marquait ses traits, ses yeux brillaient d’une énergie étonnante. Ses compagnons étaient bien plus jeunes et semblaient avoir mieux supporté leur périple. Habillés des mêmes vêtements de voyage, ils avaient l’allure de spadassin. Malgré leur apparente sécurité, ils demeuraient très vigilants et leurs mains ne restaient jamais bien loin des poignées de leurs armes.
Enfin, vêtu de riches atours, leur hôte semblait mal à l’aise. Il observait d’un œil aussi curieux qu’embarrassé, les quatre hommes qui dégustaient leur repas sans prononcer un seul mot. N’y tenant plus, il rompit ce silence pesant.
- Seigneur Del Aguila, allez-vous enfin me dire ce que vous faîtes ici ?
Le vieil homme reposa sa fourchette et prit le temps de déguster une gorgée de vin avant de répondre.
- Tout d’abord, marquis, je vous remercie de nous accueillir. Je sais que vous prenez un risque certain en nous ouvrant votre porte. Le Concile n’oubliera pas votre fidélité.
Le noble eut l’air gêné pendant un instant.
- C’est le moins que je puisse faire. Quand l’Empereur a banni l’Eglise des instances dirigeantes et a emprisonné ses représentants, je suis resté cloîtré ici en espérant échapper à l’épuration. Chaque jour j’apprenais que des amis payaient le prix de leur loyauté. Ce que je fais aujourd’hui ne rachètera jamais ma lâcheté.
- Ne vous inquiétez pas de cela. Vous êtes le seul et unique juge des fautes que vous croyez avoir commises. Le Concile ne vous en blâmera jamais.
- C’est bien cela qui me torture. Je suis seul face à ma conscience.
- Tout comme chacun de nous.
Ils restèrent silencieux un long moment puis le marquis questionna à nouveau son visiteur.
- Vous avez pris d’énormes risques en pénétrant sur le territoire de Baulieu. Vous êtes connu comme étant l’un des plus grands théologiens du Concile. Votre nom est certainement sur la liste noire de l’Empereur. Qu’est-ce qui vous a poussé à entreprendre ce voyage ?
- Je ne peux vous le révéler. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, je suis venu préserver l’Empereur d’un grave danger.
- Pardon ? Vous voulez aider le plus féroce ennemi de l’Eglise ?
Del Aguila eut un rire sans joie. Subitement, ses épaules s’affaissèrent et une expression de crainte se dessina sur son visage.
- Il y a des menaces bien plus terrifiantes que l’Empereur. Celui-ci, dans sa folie, croit seulement pouvoir se passer de l’enseignement des Oracles. Cette crise n’est que passagère même si elle est douloureuse. A vrai dire, je n’étais pas favorable aux pressions exercées pour provoquer cette guerre de représailles. Ce qui me préoccupe aujourd’hui est autrement plus dramatique. Il faut absolument que je prenne contact avec Henry.
- Le duc de Neymark ? Vous devez savoir qu’il est tombé en disgrâce suite à la tragédie d’avril dernier.
- Oui, mais il reste malgré tout très influent et, surtout, un ami de l’Empereur. Lui seul sera en mesure de transmettre mon message. Nous partirons demain matin avant le lever du soleil.
- Puis-je vous aider d’une manière ou d’une autre ?
Ce fut l’un des trois gardes qui répondit d’une voix incisive.
- Vos meilleurs chevaux et votre silence.
- Bien.
- Quel est le chemin pour rallier Valmont qui offre les meilleures garanties de discrétion et…
Il s’interrompit brusquement. En une seconde il fut debout, un pistolet dans une main et l’autre sur la garde de son épée. La seconde d’après, ses deux compagnons en firent de même et se placèrent de part et d’autre de la porte. Le marquis l’interpella.
- Mais que…
- Silence !
L’homme avait les yeux fixés sur la carafe de vin posée sur la table basse du salon. Des cercles concentriques se dessinaient à la surface du liquide ambré.
- De la cavalerie. Nombreuse et lancée au galop. On nous attaque.
Il se retourna vers le marquis.
- Il y a- t-il une issue dérobée au manoir ?
- Oui, bien sûr ! Dans le cellier. Je vous amène de suite.
Un grondement sourd parvint jusqu’à leurs oreilles. Le guerrier s’adressa alors à ses deux compagnons.
- Miguel, Antonio, organisez de votre mieux la défense et retenez les assaillants le plus longtemps possible. On se retrouvera chez le duc.
Les deux spadassins acquiescèrent et quittèrent la pièce après avoir chacun à leur tour embrassé leur ami.
- Au-delà de la mort, Andréas.
- Toujours ensembles, toujours frères.
Les cris d’alarme des gardes placés à l’extérieur retentirent tandis que le seigneur Del Aguila emboîtait le pas au marquis et qu’Andréas fermait la marche. Alors qu’ils descendaient l’escalier menant au sous-sol, une salve de détonation explosa. Parvenus dans le cellier, ils perçurent les cris des combattants. Le marquis activa un mécanisme qui libéra un pan de paroi.
- Vous allez parcourir cinq cent mètres dans ce passage qui débouche dans une petite clairière dans la forêt. Dirigez-vous droit vers le sud et au bout de trois heures de marche vous parviendrez à un relais sur les berges de la Vidaule. Vous y trouverez des montures fraîches. Bon courage.
Del Aguila le remercia d’un signe de tête et s’engouffra dans le souterrain, son garde du corps sur les talons. Le marquis referma le passage dérobé et se retourna pour combattre aux côtés de ses hommes. Il ne vit pas la petite souris grise qui eut juste le temps de se glisser dans le couloir avant que la paroi ne se rabatte.
Les deux épéistes savaient qu’ils trouveraient la mort ce soir. Leur science militaire avait été insuffisante pour leur donner une chance de résister au terrible assaut de l’ennemi. Les soldats inexpérimentés du marquis étaient restés trop longtemps pétrifiés de terreur face à la charge inexorable des cavaliers vêtus de noir. La salve des mousquets avait été insuffisamment efficace pour briser l’élan des guerriers et la première ligne de défense avait été balayée en un instant. Ils s’étaient réfugiés dans la salle à manger du manoir et avaient tenté en vain de tenir la porte. Le sol était maintenant jonché de cadavres et ils étaient visiblement les deux derniers survivants en mesure de combattre l’ennemi.
Il ne restait plus que leur talent pour espérer une issue favorable. Dos-à-dos, ils combattaient avec maestria, leurs lames dessinant des arabesques de sang. Ils n’avaient nul besoin de parler et ils savaient exactement à quel moment intervenir pour sauver l’autre d’une attaque mortelle. Leurs adversaires étaient certes de bons guerriers, mais sans leur énorme avantage numérique ils n’auraient eu aucune chance face aux deux duellistes. Leur danse virevoltante avait laissé une vingtaine de morts ou de blessés sur le marbre souillé de la salle à manger. Impressionnés, les soldats osaient maintenant à peine les approcher et n’agissaient plus que par des offensives concertées et prudentes. Absorbés dans leur combat désespéré, ils avaient à peine remarqué le colosse nonchalamment appuyé contre le chambranle de la porte et qui les observait avec un sourire satisfait aux lèvres.
Le capitaine Moldovan comprenait maintenant les avertissements de la Fleur de Cath. Indifférent aux pertes que subissaient ses hommes, il jouissait du spectacle en connaisseur. Se rappelant des consignes de la mystérieuse femme, il donna un ordre bref et les soldats reculèrent. Il dégaina sa claymore et s’avança dans le cercle de lames dont le centre était occupé par les deux duellistes.
- Messieurs, je me présente : capitaine Moldovan de la compagnie de l’Aube Sanglante. Je serai ravi de croiser le fer avec vous. Et comme je suis conscient de tous les efforts que vous avez fournis jusqu’ici, il me semble convenable d’accepter de vous affronter tous les deux en même temps. Y voyaient vous une objection ?
Les deux hommes restèrent immobiles un instant puis saluèrent le guerrier selon la tradition ostrienne, la lame au front. Poussant un rire de dément, le capitaine se rua sur les deux épéistes.
Del Aguila et son compagnon émergèrent avec difficultés du tunnel. Inutilisé depuis longtemps, une véritable muraille d’épineux en obstruait la sortie. La lointaine clameur de la bataille leur parvenait assourdie par les épaisses frondaisons de la forêt. Andréas repéra une ancienne sente qui se dirigeait effectivement vers le sud. Sans un mot, ils l’empruntèrent, le garde du corps laissant le vieil homme passer devant afin qu’il imprime lui-même le rythme de leur déplacement. Compte tenu des trois heures de marche à venir, cela ne servait à rien de s’épuiser prématurément. Bientôt, la rumeur du combat s’estompa et ils avançaient dans un silence seulement interrompu par les cris des rapaces nocturnes. Andréas s’arrêta brusquement. Sur ses gardes, il scruta les ténèbres en tentant de contrôler le malaise qui l’envahissait. Le seigneur Del Aguila murmura.
- Que se passe-t-il ?
- Je ne sais pas. J’ai l’impression qu’on nous observe. Il y a quelque chose d’inhabituel.
Ils restèrent un moment immobiles.
- Ne sentez-vous pas cette odeur ? On dirait un parfum… un parfum de rose.
Le vieil homme hésita.
- Vous avez raison. Un parfum de rose. Un parfum… froid.
- Oui. Mais…
Son instinct de guerrier l’avertit un instant trop tard et il vit impuissant le vieil homme s’écrouler à quelques pas de lui. Une silhouette sombre se dressait maintenant devant lui. Il resta un instant surpris par le visage blafard percé de deux puits de ténèbres qui lui faisait face. Lentement, il redressa sa lame et la pointa vers l’apparition.
- Qui que vous soyez, ôtez-vous de mon chemin.
Une voix féminine lui répondit avec douceur.
- Je ne vous veux aucun mal.
L’odeur de rose lui envahissait les narines. Obsédante, envoûtante, elle lui faisait tourner la tête.
- Je ne le répèterai pas une troisième fois. Disparaissez !
- Je veux simplement discuter quelques instants.
Un rire charmant parvint à ses oreilles.
- Je ne suis qu’une femme ! Vous ne risquez rien !
Elle paraissait si sympathique et son odeur était si attirante. La gorge sèche, il répondit péniblement.
- Désolé, je n’ai pas de temps à vous accorder.
Un nouveau rire cristallin résonna dans le sous-bois.
- En êtes-vous sûr ? Même pour un visage comme le mien ?
Doucement la silhouette porta la main à son masque et le fit glisser en arrière.
Les yeux écarquillés de stupéfaction, Andréas resta pétrifié. Il ne sentit pas la lame d’argent qui pénétrait sa chair. Son regard fixé sur le visage de la femme, il s’écroula lentement au sol et ne se rendit pas compte qu’il venait de quitter le monde des vivants.
Après avoir remis son masque en place, la Fleur de Cath retira sa lame et l’essuya soigneusement avec un pan de la cape du spadassin. Elle s’approcha du vieil homme inconscient et le fouilla rapidement.
- Viens, mon beau. Viens.
Quelques instants plus tard, sa monture émergea des taillis. La femme installa le corps inanimé sur l’encolure puis se mit en selle. Au petit trot, elle prit la direction du manoir. Une fois arrivée, elle constata avec satisfaction que le combat avait pris fin. Elle laissa son cheval et le corps de sa victime à la garde d’un soldat et pénétra dans l’édifice. Dans la salle à manger, elle découvrit le capitaine qui riait à gorge déployée. Son rire s’étrangla à la vue de sa compagne.
- Capitaine ?
- Oui ?
- Il me semble que vous avez une épée qui vous traverse le flanc.
Le guerrier baissa les yeux, agrippa la poignée de la lame et la retira dans un jaillissement de sang. Un de ses hommes se précipita pour panser la blessure. Le capitaine grogna.
- Une égratignure.
- Votre résistance est vraiment époustouflante, mon cher.
- J’ai appris à souffrir.
- Et ce combat ?
Le guerrier désigna les corps des deux épéistes et les salua avec un geste de respect.
- Vous aviez raison. Ils ont combattu comme de véritables guerriers. Ce fut un honneur et un plaisir de les affronter.
- Bien. Heureuse que vous ayez trouvé matière à satisfaction dans cette affaire.
Elle tourna les talons et sortit de la pièce en donnant un dernier ordre.
- Achevez les blessés et brûlez ce manoir.
- Ça sera fait.
Le guerrier hésita en regardant la gracieuse silhouette s’éloigner.
- Où allez-vous maintenant ?
Un rire enchanteur lui répondit.
- A Valmont, mon ami, à Valmont !
La nuit était tombée depuis plus d’une heure et Phil Hagen commençait à s’inquiéter du retard de son ami. Arrivé directement du campus universitaire, il avait soupé à l’Espadon et en avait ressenti une certaine nostalgie. Assis à leur table habituelle, située à l’abri des regards et du gros de la foule qui se pressait dans la célèbre auberge, des souvenirs enfouis depuis longtemps refirent surface. Gamins, l’établissement avait été leur véritable maison. Dissimulés sous les tables ou entre les fûts de chêne, ils passaient des heures à écouter les récits des nombreux mercenaires, marins ou troubadours de passage, puis ils imaginaient leurs propres aventures héroïques. Plus tard, quand ils commencèrent à rentrer dans les combines plus ou moins louches qui constituaient le quotidien des enfants du Delta, ils y trouvèrent refuge et protection et Gérard les avait plus d’une fois tirés de mauvais pas.
Phil soupira. C’était ici même, à cette table discrète, qu’ils avaient élaboré leurs projets d’avenir et qu’ils s’étaient jurés de tout faire pour satisfaire leur ambition. C’était aussi ici qu’ils s’étaient vus pour la dernière fois, il y a dix ans, après avoir commis l’irréparable.
- Il ne faut pas y penser, Phil. Jamais.
- Hector !
Le jeune homme se leva pour serrer longuement la main de son ami. Il le dévisagea un moment. Le visage massif du docteur témoignait d’une intense fatigue, ses traits étaient tirés et ses cheveux bruns en bataille. Il avait toutefois pris le soin de revêtir un impeccable costume sombre et il tenait en main l’inévitable mallette qui contenait le minimum nécessaire à l’exercice de ses fonctions. Malgré les poches qui ornaient ses yeux, son regard brillait d’une intense excitation mais aussi d’autre chose que Phil perçut immédiatement. Un sentiment qui était inhabituel chez son ami : la terreur.
- Tu sembles épuisé mon ami. Assieds-toi et prends un verre le temps que je te commande de quoi remplir ton estomac.
Hector s’installa confortablement sur la banquette en s’adossant sur le ventre rebondi du tonneau qui servait de dossier. Les yeux fermés, il dégusta une gorgée d’eau de vie et resta immobile, les jambes tendues, jusqu’au retour de Phil. Ce dernier déposa une large assiette contenant une côte de bœuf cuite sur la braise, une belle louche de ratatouille fumante recouverte de persil et quelques feuilles de salade.
- Saignante, comme tu les aimes.
Il s’assit à son tour face à son ami et déboucha la bouteille de vin rouge qu’il avait amené avec l’assiette. Après avoir rempli deux verres à pied, il s’adossa à son tour et observa en silence le docteur qui engloutissait son assiette à toute vitesse en avalant de temps en temps quelques belles lampées de vin. Un rôt sonore suivi d’un grand sourire de satisfaction indiqua la fin du repas.
- Ça fait du bien ! Je n’avais rien avalé depuis ce matin.
- Et tu n’as pas dormi non plus.
- Non. Dès mon retour, je me suis lancé dans l’analyse des fragments de peau de notre meurtrier et j’ai été tellement absorbé que je n’ai pas vu le temps passer.
- Alors ? Tes recherches ont été concluantes ?
- Concluantes, je ne sais pas, mais stupéfiantes, assurément.
- Ah ?
- Tu vas comprendre. Je vais essayer d’être le plus clair possible mais ce que j’ai découvert est tellement étonnant que je risque d’être un peu confus. Déjà, contrairement à mon hypothèse, notre sujet ne souffre pas d’une maladie de peau. Au contraire, il jouit d’une excellente santé. Son épiderme est un héritage de son ascendance bestianne.
- C’est donc un Bestian ?
- A moitié seulement. L’un de ses deux parents est humain.
- Mais je croyais que nos deux espèces ne pouvaient se reproduire entre elles ?
- En effet. En fait, ce n’est pas totalement exact. La reproduction est possible, mais le fœtus n’est pas viable et meurt au bout de quelques jours après la naissance de dégénérescence cellulaire. De nombreuses expériences ont été faites et, à ma connaissance, la durée de survie maximale atteinte a été d’à peine plus d’un mois avec des injections massives de drogues stabilisant l’état du fœtus. Ces recherches ont été abandonnées depuis quelques décennies.
- Nous avons donc affaire au premier croisement viable d’un humain et d’un Bestian ?
- Oui. En soit, c’est très étonnant mais je n’étais pas encore au bout de mes surprises. J’ai aussi découvert des traces d’hormones caractéristiques des métamorphes.
Phil resta sans voix un long moment et le docteur observa sa stupéfaction avec une certaine délectation.
- Comme…
Hector l’interrompit brusquement avec un froncement sévère de ses sourcils broussailleux.
- Oui, comme lui.
- Tu veux dire que cet être peut changer d’apparence ?
- Fort heureusement, non. Nous disposons tous de cette capacité de métamorphose à des degrés plus au moins élevés. Rares sont ceux qui disposent du potentiel pour changer totalement leur organisme, et encore plus rares sont ceux qui disposent de la volonté, de la résistance et de l’entraînement pour provoquer et contrôler un bouleversement du métabolisme. Et surtout, pour y survivre. Cela dit, notre sujet semble avoir des talents relativement développés et qui lui permettent certainement d’utiliser les formes de métamorphose les plus courantes.
- A savoir ?
- Résistance accrue aux maladies et aux poisons, régénération des lésions, augmentation de l’efficacité des sens et des performances corporelles ou encore durcissement de l’épiderme. Et il existe encore bien d’autres possibilités, parfois très surprenantes. J’ignore jusqu’à quel point le sujet maîtrise ce potentiel, mais il est certain que nous devons nous attendre à quelques surprises.
- Ce meurtrier est vraiment exceptionnel.
- Oui.
Le docteur resta un moment silencieux puis reprit la parole.
- En bref, nous avons affaire à une véritable bête de guerre qui pourrait rivaliser avec les Bestians les plus féroces de la Garde Impériale.
- Dans quelle galère on s’est fourré ?
- Je ne te le fais pas dire. Mais ce n’est pas tout.
- Quoi ?
Hector avala une gorgée de vin.
- J’aurai certainement pu en apprendre encore plus en poussant mes investigations mais j’ai constaté au cours de la journée une détérioration très rapide des cellules. A tel point que plus rien n’était discernable ce soir et que j’ai du abandonner mes analyses.
- C’est normal ?
- Non. J’avais pris le soin de conserver au mieux ces fragments. J’ai fait quelques calculs par rapport à la vitesse de dégradation et j’en ai conclu que cette créature doit avoir approximativement une durée de vie de trois ou quatre jours au maximum.
- Je ne comprends plus rien.
- La seule explication est que cet être est maintenu en vie artificiellement grâce à des drogues qui maintiennent la cohésion de son organisme. Il est dépendant. Ce qui constitue un point faible éventuellement exploitable. Privé de son traitement, il meurt.
- Maigre consolation. C’est tout ?
- Non.
- Je m’attends au pire…
- J’ai quand même analysé avant de venir la bouillie organique qui subsistait et j’y ai découvert des fragments minéraux. Des cristaux de différentes pierres précieuses plus exactement.
- Et alors ?
- Je ne suis sûr de rien. Mais quand j’ai quitté l’Ostria, une nouvelle filière venait juste de se développer. Les chercheurs l’avaient baptisée la «bioalchimie ». Elle constituait à incorporer dans l’organisme des matériaux alchimiques. En fait, j’ignore les applications pratiques de ces expérimentations mais on peut imaginer qu’elles pourraient permettre au sujet de manipuler les éléments.
- De pratiquer la magie en fait ?
- D’une certaine façon, oui.
Phil resta dubitatif un moment, ses fines mains croisées sou son menton.
- Je ne suis pas certain que la Guilde de l’Accord acceptera cette méthode subtile de pratiquer la magie, même si le support alchimique est bel et bien présent comme cela avait été convenu avec le monde féerique.
- Je crois que c’est inutile de s’inquiéter de cela pour le moment.
- En effet. Bien. Quelle est ta conclusion ?
- Notre meurtrier est le fruit d’une expérimentation menée par les plus brillants biologistes et chercheurs de notre époque. Il est le rejeton d’un Bestian et d’un humain métamorphe qui ont eux-mêmes du subir de très lourdes manipulations Ses créateurs disposent de moyens considérables et de connaissances étonnantes. Leur science est phénoménale. Cette créature est l’aboutissement de plusieurs décennies de recherches, voire même de plusieurs siècles. Ils ont atteint un tel résultat que je ne serai pas étonné qu’ils parviennent prochainement à intégrer à leur créature des capacités de symbiose ou de mentalisme. C’est réellement effrayant. Ils veulent créer un être supérieur qui puisse exploiter toutes les formes de pouvoir découvertes à ce jour.
Hector ravala sa salive et lança un regard inquiet à son ami.
- Phil, nous nous attaquons à quelque chose qui dépasse notre entendement. Ceux qui se dissimulent derrière cette créature ne sont assurément pas des rigolos.
- Nous non plus, Hector.
Le docteur parut subitement rassuré et se permit même un large sourire.
- Voilà un défi à notre mesure, mon ami. Nous allons leur faire comprendre que c’est nous les futurs maîtres du monde !
Les deux hommes éclatèrent d’un rire incontrôlable. Essuyant leurs yeux humides d’une joie qu’ils n’avaient pas éprouvée depuis bien longtemps, ils tentèrent de reprendre le sérieux qu’exigeait la gravité de ces révélations.
- C’est bien joli tout cela, mais cela ne nous aide pas beaucoup dans cette enquête.
- Tu te trompes, Phil. J’ai au moins deux pistes susceptibles d’être intéressantes. La première, et la plus facile à exploiter, concerne l’un des éléments que j’ai pu isoler en examinant les tissus du sujet, la chloritine. Il s’agit d’une substance extraite de la sève de chloria, une fleur excessivement rare qu’on ne trouve que dans les oasis de Tan Ystrel. Elle est communément utilisée pour apaiser les souffrances les plus coriaces. Dans notre cas, elle fait certainement partie des drogues injectées à notre patient. Malgré son extraordinaire efficacité, sa rareté fait qu’elle est très peu utilisée dans le domaine médical. En revanche, il en existe un dérivé, relativement simple à produire, qui est utilisé comme une drogue de combat qui annihile la fatigue, la douleur et les traumatismes dus aux blessures. Evidemment, son usage est très dangereux et seuls les plus fanatiques des combattants ont la folie de l’utiliser.
- Si je comprends bien, il doit être difficile de se procurer cette chloritine ?
- Exactement. Par la force des choses, j’ai une bonne connaissance de ce que l’on peut trouver, légalement ou illégalement, chez les apothicaires de Valmont et je n’y ai jamais vu cette substance. En posant les bonnes questions et en offrant de généreuses rétributions, je pense pouvoir découvrir la ou les sources d’approvisionnement de notre apprenti sorcier. Et avec un peu de chance, son identité.
- Parfait ! Et ta deuxième piste ?
- Elle est beaucoup plus incertaine. A l’Université de Saint Maxime, j’étais considéré comme le meilleur élève et sans cette fichue guerre j’aurai pu obtenir un poste dans le meilleur laboratoire. Ce n’est que grâce à l’affection du recteur que ma présence a été tolérée jusqu’à la fin de mes études.
Ces derniers mots reflétaient toute l’amertume du docteur et d’un geste énervé il vida son verre d’un seul trait avant de reprendre son récit.
- Pour en revenir à notre affaire, j’ai eu de nombreuses propositions d’emploi dont une en particulier qui m’a intrigué, d’autant qu’elle était assortie d’un salaire absolument mirobolant. Elle émanait de la guilde du Creuset. Je me suis renseigné auprès du recteur et il m’a appris que cette très discrète entreprise pharmaceutique fournissait la plupart des apothicaires en Ostria et à Massada. Les médicaments divers et variés constituaient son fond de commerce avec des traitements de longévité vendus à prix d’or aux nobles les plus fortunés. En m’expliquant tout cela, mon vieil ami paraissait un peu gêné, voire inquiet. A force d’insister, il a enfin accepté de m’en révéler plus. Le Creuset produisait aussi illégalement des drogues et plus particulièrement des drogues de combat réputées très efficaces. Ce qui, au passage, nous ramène à la chloritine que j’évoquais tout à l’heure. Il s’était intéressé de près aux activités de la guilde pour une raison assez simple. Régulièrement, elle embauchait des élèves de l’Université en leur proposant des contrats en or. Mais pas n’importe quels élèves, uniquement ceux qui faisaient preuve d’aptitudes hors du commun. Ainsi, en vingt ans, elle n’avait engagé que cinq étudiants très prometteurs.
- Et quel est le problème ?
- Le recteur n’a plus jamais eu de leurs nouvelles. Inquiet, il découvrit que ni leurs familles, ni leurs amis ne les avaient revus. Ces élèves avaient complètement disparus. et c’est ainsi qu’il essaya d’en savoir un peu plus sur cette mystérieuse guilde. Recherches qui n’allèrent pas bien loin, puisqu’on lui fit comprendre indirectement de ne pas trop poser de questions.
- Des médecins brillants qui disparaissent, une guilde aussi riche que discrète, des activités illégales et des menaces…
- Tu vois où je veux en venir.
- En effet. Ils ont une succursale à Valmont ?
- Officiellement non. Mais je vais tâcher d’en savoir un peu plus.
- Pourquoi n’as-tu pas accepté cette proposition ? Ou les autres d’ailleurs ?
- Celle-ci était trop risquée et trop aléatoire. Les autres n’étaient pas suffisamment intéressantes.
- Et t’as préféré repartir de zéro en revenant ici.
- Oui. Je ne doutais pas de ma capacité à me faire rapidement une place au soleil. De plus, un léger accident a interrompu ma scolarité à quelques mois de la remise des diplômes et m’éloigner d’Ostria devenait franchement urgent.
- Un léger accident ? Laisse-moi deviner… une histoire de femme ?
- Oui. Mais je ne t’en dirai pas plus.
- Petit cachottier, va !
- Tu sais bien que j’ai toujours eu des relations… compliquées avec les femmes et que je n’aime pas en parler. Enfin bref, passons. A toi de parler maintenant, je n’ai plus de salive. Cette rencontre avec notre cher bibliothécaire a été productive ?
- En quelque sorte.
Phil raconta alors dans le détail le récit de son entretien avec Roman de Némo. Il évoqua l’existence du Livre du Guerrier, la confrérie secrète et le duc de Neymark et ne manqua pas de mentionner que le bibliothécaire savait tout de sa petite escapade nocturne chez le comte de Sylvianne. Hector grogna.
- Je te dis qu’un jour il nous causera de sérieux problèmes.
- Je ne pense pas. C’est bien la seule personne en qui j’ai une certaine confiance.
- Mouais… Alors, récapitulons : une prophétie mise à l’index, une confrérie secrète, un duc riche, puissant et certainement fort courroucé, des savants aussi fous que géniaux, une guilde aux activités plutôt suspectes et une créature tout droit sortie d’un roman d’horreur et en mesure de coller une rouste à n’importe quel Bestian…
- Sans oublier un complot contre l’Empereur et une princesse à sauver.
- A ce sujet, j’en ai appris des belles à son propos mais je t’en parlerai plus tard. Nous avons déjà bien de quoi nous occuper l’esprit.
Ils restèrent silencieux un long moment en sirotant le reste de la bouteille de vin. Phil soupira.
- Je me demande bien qui a écrit le scénario de cette histoire.
- Un tordu.
- Certainement. Une petite partie de fléchettes avant que j’aille te border dans ton lit ?
- Volontiers. J’espère ne pas avoir perdu la main.
Prenant leurs verres, ils se frayèrent un chemin jusqu’aux cibles qui ornaient le fond de l’immense hangar reconverti en auberge. Ils jouèrent une petite heure en bavardant avec insouciance comme si leur longue discussion n’avait jamais eu lieu. Phil gagna facilement les quelques parties en faisant preuve d’une adresse étonnante qui lui valut les applaudissements des autres joueurs. De son côté, Hector se contenta de maugréer des phrases incompréhensibles où il était question de « chance insolente » et « d’étudiants fainéants qui avaient du temps à perdre ». Après un bâillement digne d’un hippopotame, le docteur se retourna vers son ami.
- Je n’en peux plus. Faut que j’aille dormir.
- Je t’accompagne. On parlera en route de ce que nous allons entreprendre.
Alors qu’ils n’étaient qu’à quelques de la sortie, une exclamation d’étonnement les prit par surprise.
- Phil ? Hector ?
Ils se retournèrent comme un seul homme pour dévisager la personne qui les interpellait de la sorte et tombèrent nez à nez avec une jeune femme aux yeux écarquillés par la stupéfaction. Approximativement de leur âge, elle était menue, son corps dégageant toutefois l’aisance d’une athlète confirmée. Elle était habillée d’un collant noir qui mettait en valeur la perfection de ses jambes au galbe harmonieux et d’une chemise bouffante blanche recouverte d’un gilet à mosaïques rouges et vertes. Son fin visage au sourire avenant témoignait d’une personnalité au caractère affirmé et qui n’avait pas connu que des épisodes heureux au cours de sa vie. Sa chevelure auburn était nouée en une longue couette qui retombait sur son épaule et ses yeux bruns, encadrés par de hautes pommettes à l’angle dur, brillaient maintenant de curiosité.
Les deux amis la reconnurent immédiatement mais leurs réactions furent sensiblement différentes. Tandis que Phil s’avançait un large sourire aux lèvres, Hector resta sur place et une expression légèrement embarrassée se dessina sur son visage.
- Kallista ! Tu traînes donc toujours par ici ?
- Bonjour Phil. Oui, je suis à l’Espadon plusieurs soirs par semaine. J’y fais quelques prestations d’acrobate et de contorsionniste.
Se penchant en direction d’Hector, elle lui adressa un sourire ironique.
- Bonjour Hector. Tu as l’air embêté ? Aurais-tu oublié quelque chose ? Notre rendez-vous, peut-être ?
Le docteur bafouilla de vagues excuses dans sa barbe naissante. La jeune femme sembla les ignorer et continua sur un ton malicieux.
- C’est vrai que dix ans de retard, ce n’est pas si important que cela. Et puis, après tout, on n’avait que quinze ans à ce moment là. On oublie vite à cet âge.
Elle eut un rire charmant et saisit Hector par le bras et l’embrassa sur la joue.
- Ne fais pas cette tête ! Je ne t’en veux pas. Au contraire, cela me fait encore plus plaisir de vous revoir. Mais, dîtes-moi, qu’est-ce qui vous amène par ici ?
Hector essayant de récupérer un minimum de contenance, ce fut Phil qui répondit.
- Des retrouvailles. De simples retrouvailles. Nous nous sommes rencontrés par hasard et nous avons décidé de revenir ici en souvenir du bon vieux temps.
Une expression de suspicion se dessina sur la visage de Kallista.
- En souvenirs du bon vieux temps ? Ne serait-ce pas plutôt pour fomenter un nouveau mauvais coup ?
- Mais non ! Qu’est ce que tu vas chercher ! Nous avons été douloureusement vaccinés.
- Je n’en suis pas si sûre. Vous avez toujours eu de la suite dans les idées.
Hector intervint alors d’une voix incisive, le colère luisant dans ses yeux bruns.
- Ça suffit, Kalis’ ! On a pris un verre entre vieux amis. Un point c’est tout.
Un sourire aux lèvres, elle se pencha vers le docteur et lui parla à voix basse.
- Tu es si chou quand tu te mets en rogne… mais n’oublie pas. N’oublie pas que dans cette ville je suis la seule à avoir une idée de ce qui c’est réellement passé cette fameuse nuit, il y a dix ans. La nuit de l’Eclipse comme on l’appelle maintenant.
Sa voix ironique se fit menaçante.
- Je connais le lien qui vous unit. Je connais votre héritage. Je connais votre ambition. Je vous connais comme aucun être vivant ne vous connaît.
Elle se recula et éclata d’un rire malicieux.
- Tout cela ne mérite donc pas votre respect et votre considération ? Je vous laisse y réfléchir.
Elle fit un clin d’œil à l’attention d’Hector avant de s’éloigner. Le visage convulsé de fureur, le docteur tenta de la rattraper mais fut retenu par le bras par son ami qui le tira à l’extérieur de l’auberge. Ils s’éloignèrent en silence mais au bout de quelques instants Hector éclata.
- Nous devons tuer cette garce ! Elle en sait beaucoup trop !
Phil répondit calmement.
- Non.
- Mais pourquoi ? Elle ne nous sert à rien et elle est dangereuse !
- Je sais. Mais elle est notre dernier lien qui nous rattache à notre enfance, à ce que nous étions avant l’Eclipse. Elle est notre mémoire. Si jamais nous échouons, elle seule pourra raconter à nos héritiers qui nous étions et ce que nous avons entrepris. Elle seule.
- Capitaine ?
Martin Valdez relâcha son crayon en levant les yeux vers le ministre de l’Intérieur. La salle de réunion était plongée dans la pénombre et il s’aperçut qu’ils en étaient les derniers occupants. Il se remémora rapidement la longue et ennuyeuse après-midi pendant laquelle tous les détails des festivités et de l’organisation de la sécurité des invités avaient été abordés. Il se redressa sur son siège à haut dossier.
- Oui ?
- Nous en avons terminé. Vous pouvez rejoindre vos appartements.
- Pouvez-vous m’accorder quelques instants ?
Le comte François de Boisdombre observa pendant un instant le jeune officier. Il en avait vu passer beaucoup à son service et celui-ci était de loin le plus remarquable malgré son apparente nonchalance. Bien évidemment, il aurait été plus à sa place sur le front mais, étant données les circonstances, la décision de l’Empereur se justifiait pleinement. Ils avaient bien besoin d’un homme disposant d’un tel esprit d’initiative et qui ne soit pas entravé ni par les scrupules, ni par les règles de l’aristocratie. Son dossier, depuis son entrée à l’Académie militaire, était exemplaire et mettait en avant ses qualités de meneur d’hommes, d’intelligence stratégique et d’opportunisme. Il constituait un atout appréciable dans leur jeu, même si, comme tout individu de ce genre, ses réactions pouvaient être imprévisibles.
- Je vous écoute.
- Je suis le traître.
- Pardon ?
- Cela semble évident non ? Je suis le plus récemment arrivé au sein de la Garde Impériale, je ne suis pas noble et donc sans honneur et mon ambition est connue de tous. Pour simplifier, je ne suis qu’un jeune parvenu potentiellement dangereux et dont la loyauté ne peut qu’être incertaine.
- C’est ce que vous pensez ?
- Ce n’est pas ce que je pense qui importe, mais ce que les autres pensent. Et en l’occurrence, je suis prêt à parier cher avec vous que vous ne tarderez pas à entendre ce son de cloche de la part de mes collègues.
- Le jeu de mot est amusant.
Une brusque rougeur apparut sur les joues de Martin et il bafouilla.
- Et bien involontaire, je vous l’assure.
- Peut-être. Mais révélateur, cela est certain. Et je dois bien le reconnaître, guère loin de la vérité. Ainsi, si je comprends bien, vous êtes, selon vous, le traître idéal et vous prenez immédiatement les devants en coupant l’herbe sous le pied de vos éventuels détracteurs ?
- Anticipation des mouvements de l’adversaire. C’est ce qu’on apprend à l’Académie.
- De vos adversaires ? Mais ici, il s’agit-là de vos alliés.
- Tout individu est un adversaire potentiel.
- C’est aussi un précepte de l’Académie ?
- Non. Des ruelles du Delta.
- Vous n’avez pas oublié d’où vous venez à ce que je vois.
- Non.
Un silence pesant suivit cette réponse laconique. Boisdombre avait appris à connaître la farouche fierté des natifs du Delta et il ne tenait pas à s’attirer l’animosité de Valdez. Il valait bien mieux établir une relation de confiance avec ce jeune homme.
- Que pensez-vous des révélations de ce Di Totti ?
- Je ne sais pas vraiment. La réalité d’un complot visant à faire échouer les projets d’alliance avec Massada est parfaitement crédible. Toutefois, j’ai peine à croire qu’un traître serait présent parmi les officiers de la Garde Impériale. Je ne vois personne parmi nous qui pourrait avoir ce profil. D’un autre côté je n’ai guère d’expérience en la matière et votre propre jugement est certainement plus fiable que le mien. Pour ce qui est de la trahison d’un membre du gouvernement, je ne permettrai pas d’émettre des doutes quant à la loyauté de chacun d’entre eux. Je préfère penser qu’il s’agit là d’une simple manœuvre orchestrée par le Prince Faidhi pour permettre à sa Lame Noire de connaître précisément les mesures prises pour assurer la protection de sa fille. Disons qu’il protège son investissement et que les marchands de Massada ont l’esprit bien trop tortueux pour choisir la voix la plus simple.
Le ministre s’accorda un moment de réflexion avant de répondre.
- Il y a certainement du vrai dans votre analyse. Cela-dit, et je vous ordonne de garder secret ce que je vais vous dire, l’Empereur est convaincu que la princesse Constance Faidhi va être la cible d’une tentative d’assassinat.
L’air étonné, Martin s’apprêta à répondre, hésita puis finalement préféra garder le silence. Boisdombre l’observait avec une expression amusée.
- Vous vouliez dire quelque chose, Capitaine ?
- En fait… non.
- Je tiens particulièrement à connaître votre opinion.
L’accent mis sur l’adverbe ne laissait guère de doutes. Le Capitaine se raidit au garde-à-vous et répondit d’une voix neutre.
- Compte-tenu de la menace pesant sur la sécurité de la princesse Faidhi, il ne me semble pas opportun de confier sa protection au capitaine de Toques.
- Et pour quelle raison, je vous prie ?
Martin se mordit les lèvres. Il cherchait fébrilement la formulation la plus diplomatique pour exprimer tout le mépris qu’il éprouvait pour son collègue.
- Le capitaine de Toques est un bon officier mais je crains que sa trop grande confiance ne nuise à l’appréhension correcte d’une situation dans laquelle le danger peut venir de n’importe où.
- C’est possible en effet. Mais de Toques est un noble qui maîtrise sur le bout des doigts les règles de l’étiquette et il a aussi eu une formation de diplomate.
- Bon sang ! Sommes-nous ici pour faire des ronds de jambe ou pour protéger ?
Boisdombre répondit sèchement.
- Capitaine ! Voilà exactement pourquoi j’ai confié la protection de la princesse Faidhi au capitaine de Toques. Quand vous parviendrez à mesurer vos paroles, aussi pertinentes soient-elles, peut-être dépasserez-vous enfin votre image d’officier rustre et braillard. Vous n’êtes plus dans votre cher Delta. Rompez !
Martin se retint de justesse d’une réponse cinglante. Il claqua les talons, exécuta un impeccable demi-tour et quitta la salle sous le regard sévère du ministre de l’intérieur. Une fois l’impétueux officier parti, ce dernier soupira. Valdez avait encore beaucoup à apprendre et il n’était pas évident qu’il serait vraiment adapté au rôle qu’il voulait lui faire jouer. Malheureusement, il n’avait guère le choix.
Après cette longue entrevue, le capitaine traversa rapidement les couloirs désertés de l’immense palais et sortit par l’une des nombreuses portes de service de l’édifice. Les deux soldats nonchalamment installés sur un banc situé non loin de là se retrouvèrent instantanément au garde à vous en apercevant l’officier. Martin les salua et s’abstint de toute remontrance. Il connaissait ces deux hommes et les savait compétents malgré leur attitude désinvolte, de plus, contrairement à nombre de ses collègues, il n’aimait pas abuser de son pouvoir à la moindre occasion.
A peine après avoir franchi les grilles, il dégrafa le col montant de son uniforme et apprécia la fraîcheur de la nuit. D’un pas rapide, il s’orienta vers la massive silhouette du Bastion. Depuis peu, il avait pris ses quartiers dans un immeuble coquet situé non loin de l’antique forteresse de Valmont. Sa paye ne lui permettait pas d’avoir un appartement dans cet endroit très prisé mais il avait bénéficié de l’un des nombreux avantages en nature que lui conférait son statut. Voilà au moins une conséquence de sa promotion qu’il ne regrettait pas. Finalement c’était la première fois depuis de nombreuses années qu’il n’avait plus à subir la vie en collectivité au sein d’une caserne. Ainsi, il jouissait d’une grande liberté de mouvement et redécouvrait petit à petit les joies de la vie civile.
A cette heure pourtant peu tardive, les rues de ce secteur résidentiel étaient quasiment désertes. Une demi-heure après avoir quitté le palais, il parvint en bas de son immeuble de quatre étages. En baillant, il pénétra dans le hall d’entrée. Cette journée de réunion n’avait pas été éprouvante physiquement, mais il en ressentait une grande fatigue morale et rêvait de se vautrer dans son lit.
Après avoir gravi trois étages, il déverrouilla la porte de son appartement qui ouvrait directement sur un grand séjour dont les larges baies vitrées offraient un spectaculaire point de vue sur la cité qui s’étendait au pied des Hauts quartiers. La nuit était suffisamment claire pour ne pas avoir besoin d’allumer les lampes à huile et, après avoir refermé la porte, Martin se dirigea vers les fenêtres pour les ouvrir et laisser l’air frais refroidir son logement surchauffé par la belle journée ensoleillée.
Il n’avait fait que quelques pas quand un fracas le fit sursauter. Abasourdi, il se retourna pour contempler les trois hommes cagoulés qui pénétraient dans son appartement.
- Messieurs ? Je pense que vous faîtes erreur, le bal masqué, ce n’est pas…
Dans la pénombre, il discerna les pistolets se lever vers lui. Sans hésiter, il se rua vers la fenêtre la plus proche et se jeta les bras en avant pour protéger son visage. Les détonations éclatèrent en même temps. Le capitaine sentit une violente brûlure à la cuisse tandis que des éclats de verre et de bois pénétraient sa chair. Malgré la douleur, il se réceptionna tant bien que mal un étage en contrebas sur le toit de l’immeuble mitoyen au sien. Ses pieds dérapèrent sur les toiles et il glissa jusqu’à la gouttière qui surplombait la rue. Son corps bascula dans le vide et, en grimaçant, il se retint de justesse à la corniche. Il aperçut fugitivement une silhouette qui sautait à son tour sur le toit. Dans son malheur, il avait été relativement chanceux et s’était retrouvé juste en face d’une fenêtre qui lui permettrait d’éviter une nouvelle chute de deux étages. Fébrilement, il se balança une première fois et, les deux pieds en avant, il fit éclater les croisées de bois. Un deuxième balancement et il lâcha prise. Il se réceptionna adroitement malgré la douleur de sa blessure parmi les débris de verre. Un hurlement strident accompagna son arrivée acrobatique. Martin distingua une jeune femme qui se redressait sur son lit ramenant sur sa poitrine un fin drap de soie. Il se tourna vers elle, la salua d’une impeccable révérence et lui fit un clin d’œil, un doigt sur les lèvres. La damoiselle poussa un nouveau cri quand une silhouette se dessina dans l’encadrement de la fenêtre. Le capitaine n’hésita pas un seul instant. Dégainant sa lame, il perça son poursuivant à l’épaule dans le même mouvement. L’homme poussa un cri, resta suspendu un moment par un seul bras. L’épée se reprocha de son autre épaule et il murmura.
- Non !
L’acier s’immobilisa un instant.
- J’hésite...
D’une brève torsion du poignet, Martin trancha les ligaments de l’épaule et l’homme chuta. Le bruit de son corps s’écrasant sur les pavés résonna.
- Ouille. J’espère qu’il ne s’est pas fait trop mal.
Le capitaine se retourna alors vers l’occupante des lieux et fit une nouvelle révérence avant de se diriger vers la porte de la chambre.
- Je suis ravi d’avoir fait la connaissance d’une aussi charmante voisine. Dommage que je n’ai guère le temps de m’attarder mais je ne manquerai pas de vous rendre visite pour réparer ces quelques dégâts. Bien le bonsoir, mademoiselle.
Sa blessure à la cuisse le cuisait mais ne devait qu’être superficielle car elle ne le gênait guère dans ses mouvements. Rassuré, il descendit les escaliers le plus rapidement possible et fut bientôt au rez-de-chaussée. Il n’était qu’à deux pas de la porte du hall d’entrée quand cette dernière s’ouvrit à la volée. Instinctivement, il plongea dans les jambes de la silhouette sombre qui s’avançait un pistolet à la main. Son agresseur tomba au sol avec lui et heurta brutalement les pavés de la chaussée. Martin asséna un violent coup de poing sur son poignet et, poussant un cri de douleur, l’homme lâcha son arme. Le capitaine s’en empara, roula sur le dos et dans le mouvement la déchargea sur le deuxième adversaire qui l’ajustait. Sans prendre le temps de savoir s’il avait fait mouche, il se releva pour affronter le premier ennemi qui se ruait déjà vers lui, un redoutable coutelas à la main. Martin l’esquiva souplement. L’homme se retourna en dessinant un large mouvement de la lame destiné à l’éventrer mais sa cible avait déjà fait un saut en arrière pour se mettre hors de portée. Les yeux écarquillés de surprise, le malandrin baissa les yeux et vit le sang qui s’écoulait de sa poitrine. Il s’écroula et mourut avant d’avoir compris comment l’officier avait pu réaliser un geste aussi rapide, prenant même le temps de remettre sa lame au fourreau.
A nouveau sur ses gardes, Martin redressa la tête et soupira quand il vit les deux hommes qui le tenaient en joue à quelques pas de là. Il tenta un ultime bond pour éviter l’inéluctable. La double détonation retentit tandis qu’il plongeait au sol.
Aucune douleur.
Le silence.
Il tourna la tête et vit ses deux ennemis à terre. Une silhouette sombre, un pistolet fumant à chaque main s’avança et retourna du pied les corps. Une voix ironique avec un accent caractéristique lui parvint.
- Vous pouvez vous relever, capitaine. Ces deux bandits ne vous causeront plus d’ennuis.
Martin obtempéra non sans prendre le soin de surveiller son providentiel sauveur.
- Je vous remercie pour votre intervention pleine d’à propos, messire Di Totti.
- Ce fut un plaisir.
Ignorant les cris des voisins qui avaient enfin eu le courage d’ouvrir leur fenêtre, ils se dirigèrent d’un pas tranquille vers l’homme qui gémissait suite à une douloureuse chute du deuxième étage. Le sang qui s’écoulait de ses blessures aux deux épaules formait une mare qui s’agrandissait à chaque instant.
- Quel heureux hasard vous a-t-il amené par ici ?
- Je souhaitais discuter avec vous, à l’abri des oreilles indiscrètes qui ne manquent pas de roder au Palais.
- Je ne sais pas ce qui me vaut un tel honneur mais vous avez eu là une excellente idée.
- Nous devrions interroger cet homme avant qu’il ne succombe, ne croyez-vous pas ?
- En effet.
Martin s’agenouilla près du corps et arracha le foulard qui recouvrait le visage de son agresseur. Les traits déformés par la douleur et par la crainte, le blessé balbutia.
- Ne me tuez pas je vous en supplie.
- Ne t’inquiète pas. La milice arrivera d’ici peu de temps et tu seras soigné dans une confortable cellule. Mais avant, j’aimerai bien que tu me dises pourquoi vous m’avez tendu ce traquenard et qui vous a envoyé.
- Je n’en sais rien !
- Voyons ! Ne fais pas de caprices. Je suis un capitaine de la Garde Impériale et je suis sûr que si je donne quelques consignes aux miliciens qui vont venir te ramasser, ils ne manqueront de faire de leur mieux pour me satisfaire.
- Je vous promets que je ne sais pas grand chose. Mes potes et moi, on buvait un coup dans une taverne. On avait fait savoir qu’on cherchait tout style de travail du moment que ça soit bien payé. Un type est venu à notre table et nous a proposé ce marché. Et c’est tout, je ne sais rien de plus. Je ne connais même pas son nom.
- Le nom de cette taverne ?
- La Sirène de Valmont.
- Et votre récompense ?
- Il nous a payé une partie d’avance. Avec de l’or. On devait retourner à la taverne ce soir pour avoir le reste.
- Bien. Ce type, il ressemblait à quoi ?
- Grand, plutôt baraqué. Une cinquantaine d’années avec des cheveux gris coupés très courts. Il était bien habillé mais on aurait dit un militaire.
- Aucun signe distinctif ?
- Il avait une épée avec une garde en argent ornée d’un grenat. C’est pour ça qu’on s’est dit qu’il devait être riche et qu’il ne nous poserait pas de problèmes pour nous payer.
- Ses vêtements ?
- Un pantalon et une veste gris sombre, je crois. Avec une chemise blanche aussi.
- Que vous a-t-il dit sur moi ?
- Rien. Il nous a donné votre adresse et nous a prévenu que vous saviez vous battre. Il savait que vous rentreriez seulement ce soir.
Martin se redressa en percevant le bruit des sabots ferrés heurtant le pavé. Au bout de la rue, une dizaine de cavaliers lancés au galop apparut. L’instant d’après, ils étaient cernés et autant de mousquets étaient braqués sur eux.
- Vous, éloignez-vous de ce corps immédiatement !
Le capitaine se tourna et vit Di Totti se relever, un sourire indéfinissable sur les lèvres.
- C’est trop tard. Il a succombé à ses blessures.
Martin retint de justesse un juron puis s’adressa aux miliciens.
- Du calme ! Je suis le capitaine Martin Valdez, de la Garde Impériale.
D’une brève impulsion de son esprit, il fit luire le Sceau qui ornait sa main droite. Le sergent qui commandait l’escouade fit un bref salut.
- Que s’est-il donc passé ici ? On nous a signalé une fusillade.
- En effet. Des malandrins m’en voulaient. Mais le problème est maintenant résolu. Sergent, je n’ai guère de temps à vous accorder. Vous direz à votre officier que je passerai demain matin à la première heure pour lui fournir toutes les explications qu’il souhaite.
Une ride de contrariété se dessina sur la front du milicien.
- Messire, ce n’est pas la procédure… je suis désolé, mais vous devez m’accompagner sur le champs.
Une lueur rougeoyante s’échappa une nouvelle fois du Sceau de Martin et ce dernier répondit d’une voix autoritaire.
- Sergent ! Il s’agit ici d’une affaire qui relève de la sûreté de l’Empire et dans une telle situation aucune procédure ne s’applique.
Sa voix se radoucit.
- Mais je ne manquerai pas de signaler à votre officier votre zèle et votre respect des instructions.
Rassuré le sergent tourna bride et donna l’ordre à ses hommes de s’occuper des corps gisant sur la chaussée. Martin se tourna vers Di Totti qui patientait, un sourire goguenard aux lèvres.
- Suivez-moi.
- Avec plaisir, capitaine.
Le spadassin sur ses talons, Martin s’éloigna en silence. Quelques centaines de mètres plus loin, il s’arrêta pour nettoyer la profonde estafilade qui ornait sa cuisse et, tout en bandant la plaie, interrogea son compagnon d’une voix sèche.
- Pourquoi avez-vous tué cet homme ?
- Vous l’avez dit, il s’agit d’une affaire d’état et je ne tiens pas à ce que des miliciens maladroits ne viennent troubler notre enquête.
- Cette affaire sera réglée avant que la milice n’ait le temps de réagir. Cette mort était inutile.
- Peut-être, mais vaut mieux trop de prudence que pas assez. De toute façon, quelqu’un qui essaye de me tuer ne mérite que la mort.
- Je suis un officier. Pas un tueur.
Haussant les épaules, la Lame Noire s’abstint de répondre et emboîta le pas de Martin. Après quelques instants de marche silencieuse ce dernier reprit la parole.
- Pourquoi vouliez-vous me voir ?
- Pour vous proposer de travailler avec moi.
- Avec ou pour ?
Un fin sourire se dessina sur le pâle visage de Di Totti.
- Même si mon maître m’a donné de confortables moyens pour mener ma mission à bien, je n’aurai pas l’insolence d’essayer de vous corrompre. Je sais bien que votre fidélité à votre Empereur passe avant tout. Je vous propose simplement de travailler en bonne entente dans un but commun. Vous êtes le seul avec qui il me semble possible de nouer une telle relation. Bien entendu, mon maître saura se montrer reconnaissant avec tous ceux qui feront des efforts significatifs pour protéger sa fille même si je sais bien que la satisfaction du devoir accompli constitue pour vous la seule et unique récompense que vous souhaitez.
Martin éclata de rire.
- J’accepte. Fréquenter une langue de serpent comme vous ne pourra qu’être instructif !
Le spadassin ne releva pas la provocation du capitaine.
- Où allons-nous ?
- Quel meilleur moyen de faire connaissance que de partager un verre ? Je connais une taverne très accueillante sur le port… la Sirène de Valmont. Nous discuterons en cours de route
Située dans une ruelle non loin du front de mer, la Sirène de Valmont était une taverne d’une taille respectable entourée par de vétustes immeubles où logeaient essentiellement les ouvriers travaillant au port. Elle était très prisée par les marins de passage qui y trouvaient un alcool bon marché ainsi qu’une compagnie féminine bien plus avenante, même si plus onéreuse, que celle qu’ils pouvaient trouver dans les sentes avoisinantes. L’établissement était aussi réputé pour attirer nombre d’épées à louer et à la moralité très souple.
Martin poussa la porte et resta un moment au sommet des quelques marches qui menaient à la grande salle située en contrebas. Une expression d’inquiétude sur le visage, Lucciano se trouvait juste derrière les mains pianotant sur les crosses des deux pistolets passés à sa ceinture. Progressivement le silence se fit et tous les regards se tournèrent vers Martin et le détaillèrent. Il n’était pas courant de voir apparaître ici le bel uniforme bleu-roi aux parements argent de la Garde Impériale, surtout quand celui-ci était déchiré, maculé de poussière et orné d’un bandage à la cuisse. Ignorant l’attention dont il était l’objet, Martin repéra rapidement un homme habillé de gris qui correspondait à la description que l’apprenti assassin lui avait faite. L’homme était assis seul à une table et avait levé les yeux vers le jeune capitaine. Lentement, il rangea le carnet de cuir rouge qu’il feuilletait dans la poche intérieure de sa veste et croisa les mains devant lui.
Valdez descendit les quelques marches et se dirigea sans hésitations vers celui qui avait commandité le traquenard dont il avait été victime. Les traits aux lignes franches du massif visage, la fine cicatrice au-dessus de l’œil gauche, l’oreille à laquelle il manquait un lobe, l’expression pleine d’assurance de ses yeux noirs, tous ces détails se gravaient dans sa mémoire tandis qu’il s’approchait. Arrivé au niveau de sa table, la main portant le Sceau rougeoyant d’une lueur hostile sur la garde de son épée, il toisa un instant l’imperturbable individu.
- Monsieur, il semble que vous avez essayé d’attenter à ma vie. Comme vous pouvez le constater, vos hommes de main ont échoué. Puis-je vous demander votre identité et les raisons de votre grief à mon égard ?
L’homme, toujours immobile, répondit d’une voix grave habituée à commander.
- Messieurs ! Nos invités sont là.
En un instant, des tables furent repoussées, des chaises tombèrent et une quinzaine d’hommes à l’expression peu sympathique cernèrent Di Totti et Valdez les menaçant de leurs armes. Le capitaine avait déjà sa lame pointée vers l’homme en gris, tandis que dans son dos, Di Totti brandissait ses deux pistolets vers leurs adversaires. D’une voix lente, Martin reprit la parole.
- Monsieur, vous aggravez votre cas. Nous pouvons encore régler cette affaire sans d’inutiles effusions de sang.
Ignorant l’épée pointée vers lui, l’homme rétorqua sèchement.
- Ce n’est pas mon intention, Capitaine.
- Bien. Puisque vous ne souhaitez pas négocier. Messire Di Totti…
Une double détonation éclata.
Un en clin d’œil, la taverne plongea dans le chaos. Les fenêtres éclatèrent et laissèrent le passage à des hommes vêtus d’uniformes de cuir noir tandis que la porte d’entrée s'ouvrit brutalement. Suivi par d’autres hommes, le sergent Muller apparut sur le seuil. Di Totti avait abandonné ses armes devenues inutiles, et, un long coutelas à la main, esquivait et bloquait habilement les attaques de ses adversaires distribuant autant de vigoureux horions que de vicieux coups de pied.
L’homme en gris avait échappé à la lame de Valdez en repoussant brutalement la table des deux pieds sur le capitaine. Celui-ci avait eu juste le temps de reculer pour ne pas être déséquilibré et offrir une cible vulnérable. Aussitôt, quatre malandrins s’étaient précipités pour le prendre à parti et, contraint de les affronter, il vit impuissant l’homme s’enrouler tranquillement dans sa cape grise et gravir les escaliers.
La confusion était totale et des combats éclatèrent un peu partout dans la grande salle. Il était difficile de faire la distinction entre les hommes à la solde de l'homme en gris, les simples clients essayant de s'enfuir et ceux qui voulaient juste se défendre.
Poussant un juron, Martin esquiva d’une feinte de corps deux attaques, para la troisième avec son épée et assomma d’un coup de coude au visage l’un de ses agresseurs. D’un large moulinet, il fit reculer les trois autres vers l’escalier.
Le dangereux inconnu, parvenu à la balustrade de l’étage, tomba nez à nez avec deux hommes de Muller. Passant avec une rapidité surprenante sous la garde du premier d’entre eux, il le saisit entre les jambes, le bascula sur son épaule et, toujours dans le mouvement, le projeta par-dessus la rambarde. Le malheureux soldat s’écrasa trois mètres en contrebas faisant éclater une table sous son poids. Le deuxième eut à peine le tenter de brandir son arme que l’homme lui bloquait le poignet et l’expédiait au pays des songes d’un magistral coup de tête. Sans jeter un œil en arrière, il se précipita dans l’escalier qui menait à l’étage suivant.
Martin ne le perdait pas de vue et, excédé, désarma l’un de ses adversaires d’une habile feinte, virevolta pour éviter les maladroites attaques des deux autres et se rua d’un bond dans l’escalier. Sans plus se soucier de ses poursuivants, il gravit les marches quatre à quatre. Un instant plus tard, il parvint au dernier étage de la taverne, aperçut la cape grise disparaître par une fenêtre et se lança à sa poursuite. S’appuyant sur le chambranle, il soupira en se rappelant une scène très récente et sauta à son tour sur le toit de la maison voisine. Malgré les tuiles glissantes, l’homme en gris avançait remarquablement vite et Martin dut se livrer à un exercice périlleux d’équilibriste pour grappiller progressivement quelques mètres.
Sautant de toits en toits, la poursuite dura plusieurs minutes mais, sans nulle doute privilège de la jeunesse, le capitaine rattrapait inexorablement le fuyard. Ce dernier se lança sur le faîtage étroit d’une maison, s’assura d’un coup d’œil que son poursuivant s’était à son tour engagé et se retourna, les pieds parfaitement alignés. Il dégaina son épée d’un ample geste et salua Martin.
- Bien. Puisque vous insistez, voilà un endroit intéressant pour nous affronter, capitaine.
Le jeune homme reprit son souffle, assura ses pieds de son mieux sur les toiles couvertes de mousse et croisa le fer.
- On ne peut pas dire que vous soyez adepte de la simplicité, monsieur. Ne pouvons-nous pas nous battre sur terre ferme de façon civilisée ?
- Non. Je sortirai vainqueur trop facilement d’un tel duel. Ici, vous avez peut-être vos chances.
- Je vous remercie de votre sollicitude. Je ne manquerai de le signaler dans votre épitaphe.
- Vous êtes bien aimable, capitaine, mais je crains que vous n’en ayez pas l’occasion.
Sur ces mots, il attaqua. Les deux protagonistes évitaient de bouger les pieds pour ne pas risquer une glissade qui pourrait être fatale. Leur affrontement, ponctué de grands battements de bras pour retrouver un équilibre précaire, prenait un aspect presque comique. Martin s’aperçut rapidement qu’il avait affaire à un redoutable escrimeur qui connaissait parfaitement la plupart des techniques qu’il maîtrisait. Dans cette position, il ne pouvait même pas faire appel à un certain nombre d’astuces peu académiques qu’il avait hérité de sa jeunesse passée dans le Delta. Les assauts se succédaient à un rythme rapide et le jeune capitaine commença à ressentir la désagréable impression que son adversaire se contentait de prendre sa mesure avant de lui asséner le coup final. Le sourire supérieur qui se dessinait sur les lèvres de l’homme en gris ne faisait que confirmer cette impression.
- Capitaine !
La voix de Muller ! Il arrivait à point nommé le bougre ! Le sourire de son adversaire disparut.
- Assez joué, capitaine ! Adieu !
L’attaque fut brutale, la lame de son adversaire s’enroulait autour de la sienne, le forçait à une garde haute, le genou fléchi… un éclair de lucidité.
- Non !
Martin recula brutalement, la lame de l’homme en gris évita de peu sa gorge et lui taillada l’épaule. Ses pieds dérapèrent et son corps suivi en une douloureuse glissade. Il bascula dans le vide et se retint à nouveau de justesse à la gouttière. Crispant la mâchoire, il tenta de se rétablir mais la douleur de la blessure réduisit ses efforts à néant. Impuissant, il vit son adversaire s’approcher prudemment.
- Vous avez eu de la chance, capitaine.
Martin répondit dans un souffle.
- Je sais qui vous êtes ! Je vous retrouverai !
Une détonation retentit et une tuile éclata à un pas de l’homme en gris. Ce dernier remonta précipitamment et, avant de disparaître de l’autre côté du faite, lança quelques mots.
- A bientôt, capitaine Valdez ! Ce fut un plaisir !
Martin reprit lentement son souffle, laissant le stress du combat retomber progressivement. Une voix bien connue l’interpella depuis la ruelle quelques mètres en contrebas.
- Capitaine ?
- Oui, Muller ?
- Vous avez besoin d’aide ?
- A ton avis ? Heureusement qu’à Valmont les gouttières sont très robustes.
Un craquement de mauvais augure lui répondit.
- Et merde…
Tsss, quel lâche ! Profitant ma quasi impossibilité d'accéder à internet, il poste la suite de l'écarlate ! Enfin, super ! Je vais lire çà dans quelques jours! Merci JB !
Trois remarques:
- je suis gêné par la blessure: entre un simple bobo (je cite : "superficielle") , une profonde estafilade et ..., tout cela est un peu confus, sans compter les révérences et autres cabrioles.
- t'as embauché l'homme qui valait trois milliards ? Parce que "arracher une porte de ses gonds par un violent coup de pied" ... Surtout à l'époque elles étaient pour le coup en bois d'arbre et non en contreplaqué - la scène avec la jeune femme n'est-elle pas de trop ? Autant la fin (la gouttière) apporte un clin d'oeil à cette fin de chapitre, autant au milieu cet atterrissage dans une chambre n'apporte à mon avis pas grand chose.
- Ok, je vais faire gaffe à cela et rester cohérent.
- Tiens ? Moi aussi ça me gênait quand je l'ai écrit (surtout que Muller n'est pas vraiment un colosse). Je vais trouver autre chose.
- Arf ! C'était pour cerner un peu plus le personnage (même si je reconnais que la scène est un peu trop cliché). Je réfléchis à autre chose.
Encore merci.
La suite est en cours. Peut-être courant de semaine prochaine (je ne promets plus rien maintenant, j'suis plus crédible )
Le Baron Louis-Armand de Guillemot, Préfet de Valmont.
- Un tueur cannibale terrorise la ville ! Il éventre ses victimes et les dévore ! Tous les détails dans la Gazette de Valmont ! Découvrez l’Ecarlate et tremblez ! Restez vigilants et lisez la Gazette !
Accoudé à la fenêtre de son bureau, au dernier étage du Cellier, le préfet observait d’un air fatigué, malgré l’heure très matinale, le crieur de rue accomplir son office. D’ici peu de temps, toute la cité serait informée et alors les plus folles rumeurs se répandront comme une traînée de poudre. En soupirant, il referma les lourds battants de bois verni, ramenant ainsi un peu de silence, et se retourna vers l’homme qui venait de jeter un exemplaire de la Gazette sur le bureau d’un geste rageur.
- Alors, inspecteur ?
Crispant les mains sur le pommeau de sa canne, Vincent Gautier redressa la tête et répondit à son supérieur.
- Quasiment tous les détails y sont. Sauf ce qui concerne l’Empereur et la princesse Faidhi. Les trois meurtres, les détails des massacres, l’identité des victimes, le mode opératoire et bien sûr l’habituel couplet sur l’incompétence de nos services. Ce Marcus est très bien informé et promet de nouvelles révélations prochainement…
- Vous semblez en colère ?
L’inspecteur se leva et arpenta la pièce de sa démarche claudicante avant de répondre d’un ton rageur.
- Bien sûr ! C’est un coup de Lucas ! Ce n’est pas la première fois qu’il monnaye des informations à Marcus. Il profite des confidences des nobles qu’il voit en consultation pour arrondir ses fins de mois. On ne peut pas avoir confiance en cet homme, je vous l’ai toujours dit ! Déjà gamin, il était de tous les mauvais coups ! Et je ne parle du fait que le tueur va se montrer très prudent maintenant.
D’un mouvement nerveux, il s’approcha du bureau et y posa ses deux poings crispés.
- Un seul mot de votre part et Lucas et Marcus disparaissent de la circulation pour un très long moment…
Nullement troublé par le courroux de son subordonné, le baron de Guillemot prit le temps de s’asseoir et de chausser de fines lunettes rondes. De petite taille et de constitution plutôt fine, l’homme, avec son crâne dégarni, paraissait bien plus vieux que son âge réel. La lourdeur de sa charge et l’énergie qu’il y avait investi, avaient creusé des rides précoces sur son visage aristocratique. Toutefois, ses yeux gris ne témoignaient d’aucune lassitude et exprimaient une grande intelligence et un esprit en perpétuelle effervescence. Il répondit calmement.
- Calmez-vous Gautier. Quand la duchesse de Cendres suggère quelque chose, cela a valeur d’un ordre direct de l’Empereur, vous le savez bien. De plus, ce Marcus est un journaliste très populaire.
- Mais…
- Laissez-moi terminer. La duchesse me fait suffisamment confiance pour me tenir informé de l’évolution de l’enquête. Elle souhaite ménager ma susceptibilité mais, en contrepartie, je ne dois pas interférer dans cette affaire. En revanche, cela ne nous empêche pas de nous montrer vigilant.
L’inspecteur avait repris sa place face au bureau et semblait avoir déjà oublié son excès de colère. Il était à nouveau concentré et répondit sans tarder à l’ordre muet du préfet.
- Mes informateurs sont sur le qui-vive.
- Bien. Passons à l’affaire suivante. Faites entrer le capitaine Valdez, je vous prie.
Gautier acquiesça et sortit de la pièce pour revenir un bref instant plus tard en compagnie de l’officier. Martin portait encore les traces des péripéties de la nuit et son uniforme déchiré et maculé de poussière et de sang n’avait plus grand chose de resplendissant. Heureusement, sa chute du toit avait été plus spectaculaire que dangereuse et il se remettrait rapidement des contusions. Ses diverses blessures avaient été soignées et son bras gauche resterait en écharpe pendant quelques jours. Finalement, il s’en tirait à bon compte et son soulagement s’exprimait par un large sourire. Il salua poliment le préfet. Ce dernier lui fit signe de s’asseoir et se plongea dans la lecture d’un épais dossier tandis que Gautier restait debout derrière le jeune homme. Plusieurs minutes s’écoulèrent dans le plus grand silence. Le sourire de Martin laissa bientôt la place à une expression d’agacement. Ne tenant plus en place, il se leva et senti immédiatement la main ferme de l’inspecteur se poser sur son épaule, juste à l’endroit de sa blessure. Il ravala un cri de douleur et se retourna brusquement pour lancer un regard menaçant au milicien. Ce dernier ne sembla nullement impressionné.
- Asseyez-vous, s’il vous plait.
- Je dois prendre mon service et enfiler un uniforme neuf avant. Je doute que le ministre de l’Intérieur apprécie qu’un de ses officiers soit retenu plus que de nécessaire par la milice.
Sans relever la tête de ses papiers, le Préfet intervint d’une voix dont le ton amical ne laissait cependant aucun doute de son agacement.
- Je vous ferai un mot d’excuse, Capitaine. Veuillez vous rasseoir et patienter quelques instants.
Martin hésita un bref instant. Le baron de Guillemot n’était pas quelqu’un qu’on pouvait contrarier sans en subir des désagréments. D’un autre côté, il n’appréciait que peu d’être traité de la sorte et se doutait bien que tel était le but de la manœuvre du préfet de Valmont. Il soupira et décida de prendre son mal en patience. Il reprit place dans le fauteuil et se plongea dans la contemplation du splendide tableau représentant la capitale de l’Empire. Les yeux rivés sur la toile, il se sentit envahi par un léger vertige peut-être du au manque de sommeil. Son regard se fixa sur une rue du Delta qu’il connaissait bien et il fut étonné par la précision des détails. Les façades détériorées des maisons s’alignaient exactement comme dans son souvenir. Bientôt, il n’eut plus que ce décor dans son champ de vision et avait l’impression d’être quasiment absorbé par le tableau. Il réprima une exclamation de surprise quand il vit les silhouettes peintes se mettre en mouvement. Il secoua la tête et son regard revint à la normale. Le tableau était de nouveau immobile et la rue qui lui avait semblé si réelle n’était plus qu’un fin trait esquissé sur la toile. Tandis qu’il se remettait de sa surprise, la voix du préfet résonna.
- Bien. Vous pouvez disposer, capitaine.
Martin resta ébahi un bref instant et sentit la rage le submerger. Il s’était moqué de lui ! Il était sur le point d’exprimer bruyamment son indignation quand les yeux gris du préfet se posèrent sur lui.
- Ne perdez pas de temps. Vous êtes déjà en retard.
Le visage fermé, le jeune capitaine ravala sa colère et salua sèchement le préfet avant de tourner les talons. Gauthier le raccompagna à la porte du bureau et referma doucement la porte derrière le visiteur.
- Vous ne vous êtes pas fait un ami.
Le baron répondit avec un sourire énigmatique.
- Ce n’est pas bien grave. Il est jeune et il oubliera vite ce petit incident sans conséquences. Alors ? Qu’avons-nous ?
- Rien de bien concret. Les hommes qui ont attaqué Valdez sont de simples soudards sans lien apparent avec quiconque susceptible de nous intéresser. L’homme qui les a employés n’est pas connu. Toutefois, j’ai interrogé un de mes contacts chez le Scorpion puisque la Sirène est située sur leur territoire. L’individu qui nous intéresse a fait les choses dans les règles. Il a grassement payé la guilde pour qu’elle lui permette de mener ses affaires sans qu’elle s’en mêle. Bien évidemment, mon contact prétend ne pas connaître son identité.
- C’est plausible ?
- Oui. C’est juste une question de prix. J’ai quand même évoqué la gravité de l’affaire. S’en prendre à un officier directement rattaché à la sécurité de l’Empereur n’est pas anodin. Je pense qu’il va faire remonter cela à ses supérieurs. J’attends de voir leur réaction.
- A part cela ?
- Le plus intéressant concerne le compagnon de Valdez, ce Lucciano Di Totti. Il n’est pas seulement une Lame Noire au service du Prince Faidhi. Il est en quelque sorte son âme damnée en plus d’être son bâtard. Si tout se déroule comme prévu, il sera bientôt le beau-frère de notre Empereur. Sa présence à Valmont ne peut s’expliquer que par une raison capitale.
- Qui vous a renseigné à son sujet ?
L’inspecteur poussa un léger ricanement.
- Nos guildes de voleurs, le Scorpion et la Main Noire. Ils ne portent pas les Princes-Marchands de Massada dans leur cœur et ils ne se sont pas fait prier pour répondre à mes questions. Il va sans dire qu’un éventuel rapprochement avec Massada ne les emballe pas plus que cela.
- Bien. J’en toucherai un mot au ministre. Pour l’heure, faites surveiller notre fougueux capitaine. Celui qui a tenté de l’assassiner risque de recommencer.
Une ride de contrariété se dessina sur le front du préfet. Dans cette affaire, il avait encore une fois les mains liées et il ne souhaitait pas entrer dans un conflit de compétence avec les services de l’état. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il n’avait pas interrogé le capitaine Valdez au sujet des évènements de la nuit. Il s’était contenté de cette petite mise en scène pour faire comprendre au jeune officier que si effectivement il n’avait aucun compte à lui rendre, rien ne l’empêchait de collaborer avec la milice. L’intervention musclée des hommes de son régiment en plein cœur du Delta ne pouvait qu’inquiéter la population de ce quartier et nuire à la crédibilité de la milice. Le baron avait eu bien du mal à imposer son autorité sur le Delta qui, depuis des siècles, constituait un espace de non-droit au sein même de la capitale. Ses prédécesseurs ne s’étaient jamais souciés de la sécurité et du bien-être de ses habitants et lui-même n’était parvenu à un fragile accord qu’après de longues tractations avec les trois forces principales qui régissaient ce quartier, à savoir le Scorpion, la Main Noire et l’énigmatique Roi Misère. Cela lui avait d’ailleurs valu une réputation plutôt sulfureuse et la défiance des classes dirigeantes de la société, celles-ci l’accusant de pactiser avec les criminels et la population des bas-quartiers. De plus, les nobles n’avaient que très moyennement apprécié le sauf-conduit donné par l’Empereur au préfet pour se mêler de leurs affaires qu’ils avaient l’habitude de régler entre « personnes de bonne compagnie ».
Cette réflexion provoqua un bref ricanement. Ses pairs étaient trop hypocrites pour s’opposer ouvertement et, maintenant, après toutes ces années, le baron disposait de dossiers plutôt compromettant sur la plupart d’entre eux. De ce fait, un respect obséquieux à son égard était l’attitude générale.
L’inspecteur Gautier toussota pour arracher son supérieur de ces réflexions.
- Les hommes sont prêts. Nous pouvons y aller dès maintenant.
Le baron de Guillemot acquiesça. Après avoir ceint un baudrier de cuir auquel était suspendue sa rapière, il quitta son bureau à la suite de l’inspecteur. Il était rare qu’il se déplace pour une affaire mais aujourd’hui il s’agissait du meurtre d’un noble et de l’incendie de son manoir. Il aurait probablement encore des comptes à rendre en haut lieu mais, pour l’heure, il devait absolument en savoir plus. Le message reçu à l’aube par l’intermédiaire du réseau de sémaphore était plutôt laconique. Il informait juste que le manoir du marquis de Lagnac avait été la proie d’un incendie criminel et qu’il n’y avait apparemment aucun survivant. Compte-tenu qu’il fallait une bonne journée à cheval pour rejoindre les lieux, situés à la limite de sa juridiction, le préfet avait répondu de ne rien faire tant qu’il ne serait pas sur place.
Une dizaine de miliciens avec leurs chevaux les attendaient dans la cour du Cellier. Une fois en selle, le préfet donna le signal du départ et la petite troupe rejoignit la large route bordant la Vidaule et qui permettait de traverser au plus vite la cité. Les cavaliers se retrouvèrent à peine une heure plus tard dans la campagne et purent lancer leurs montures au galop.
La troupe s’était arrêtée à peine une heure à un relais pour le déjeuner et elle parvint enfin au manoir peu avant la tombée de la nuit. Cerné d’un côté par une forêt et de l’autre par des champs, le bâtiment se dressait au sommet d’une petite colline non loin du village de Lagnac d’où l’alerte avait été donnée. L’essentiel de la structure construite en pierre de taille avait été préservé mais il ne restait plus que des débris noircis de l’aménagement intérieur ainsi que de la charpente en bois du toit qui s’était effondrée engloutissant le deuxième étage sous un amas de décombres.
Accompagné par quelques hommes, un sergent, visiblement très nerveux, accueillit le préfet et son escorte. En poste à Lagnac, il n’était habituellement confronté qu’à de petits larcins, des disputes entre fermiers ou des bagarres éclatant après une soirée trop arrosée. Jamais il n’avait imaginé qu’un tel événement pourrait se produire dans cette tranquille bourgade et encore moins qu’il rencontrerait le préfet en personne. Ce dernier, après les salutations d’usage, lui demanda son rapport et le sergent s’exécuta de son mieux.
L’alerte avait été donnée au milieu de la nuit par un fermier du village qui était sorti pour soulager une envie et qui avait aperçu la lueur rougeoyante de l’incendie. Les quelques miliciens et les hommes du village s’étaient alors rapidement rassemblés pour donner un coup de main pour combattre ce qu’ils pensaient n’être qu’un sinistre accidentel. Mais quand ils arrivèrent au manoir, à peine une heure plus tard, ils constatèrent qu’il n’y avait personne pour affronter les flammes. Formant une chaîne depuis le puits situé près des écuries, ils firent de leur mieux pour éteindre le brasier et n’y parvinrent qu’à l’aube. Ils découvrirent alors un amoncellement de corps calcinés au milieu de ce qui avait été la luxueuse salle à manger du marquis de Lagnac. L’hypothèse d’une agression devint évidente pour le sergent et il se décida à envoyer un message par l’intermédiaire du sémaphore du village.
Le baron de Guillemot le félicita pour cette initiative.
- Qu’avez-vous découvert jusqu’ici ?
- Pas grand chose, monsieur. Comme vous nous l’avez signifié dans votre message, nous avons évité de déplacer quoique ce soit. Toutefois on a repéré les traces d’une importante troupe. Le sol est comme labouré par endroits. A mon avis, ils ne devaient pas être loin d’une centaine. C’est sûr que face à un tel nombre, les hommes du marquis ne pouvaient pas faire le poids. J’ai envoyé quelques hommes pour suivre leur piste mais malheureusement ils ont rejoint une route carrossable et il n’a pas été possible de les pister plus loin. Et avec tous les mouvements de troupe allant ou revenant du front, ils vont passer inaperçus.
- Le marquis vous a-t-il semblé inquiet ces derniers temps ? Avez-vous remarqué des faits inhabituels ?
- Non.
Le sergent hésita avant de reprendre.
- Le marquis était quelqu’un de très pieux, vous savez. Suite aux dernières décisions de l’Empereur, il a préféré se retirer de la vie politique et mondaine pour éviter d’avoir des ennuis. Il ne recevait que très peu de visiteur et laissait la gestion du domaine au bourgmestre en intervenant au minimum.
- Je comprends. Bien, je vous remercie, sergent.
En compagnie de Gautier, le préfet s’éloigna vers les vestiges du manoir pour les examiner. Il laissa de côté pour le moment, l’amas de cadavres méconnaissables, pour se concentrer sur le reste du bâtiment. Ils déambulèrent un moment dans les appartements ravagés par les flammes, examinant de temps en temps quelques monceaux de débris. Puis ils retournèrent vers le macabre spectacle de la salle à manger. L’inspecteur grommela quelques mots.
- Les agresseurs n’ont pas fait dans la finesse. Ils ont déclenché plusieurs foyers d’incendie.
Insensible à l’odeur pestilentielle de chair brûlée, le préfet avait les yeux fixés sur la soixantaine de corps calcinés entremêlés dans des postures grotesques.
- Je ne pense qu’on trouve quelque chose d’intéressant mais vous resterez ici avec vos hommes pour examiner la moindre poussière.
Un froncement de sourcil témoigna de l’intérêt soudain du baron. Il s’agenouilla et, délicatement, extirpa une épée noircie du charnier. Il l’examina un instant puis lâcha un ordre bref à deux miliciens.
- Retirez toutes les armes et rassemblez-les un peu plus loin.
Visiblement peu enthousiastes, les hommes s’exécutèrent avec une grimace de dégoût. Bientôt, diverses lames furent alignées contre le mur du fond de la salle à manger. Le préfet les observa une par une et en prit deux qu’il examina plus en avant.
- Intéressant. Très intéressant.
Après un petit moment de réflexion, il répondit au regard interrogateur de Gautier.
- Notre marquis avait un visiteur de marque. Un dignitaire d’Ostria accompagné par une Tierce de la Garde Royale.
- Une Tierce ?
- Ce sont des guerriers d’élite unis par un rituel qui augmente leur capacité à combattre ensemble. Leurs armes aussi sont spécifiques. Ce sont des lames alchimiques d’excellente qualité et qui sont aussi liées à leur porteur par un rituel. Seul un personnage important de la cour du Roi ou de l’Eglise a pu bénéficier d’une telle faveur. C’est vraiment étonnant. A ma connaissance, les Tierces ne se voient jamais confier des missions d’infiltration ou d’espionnage.
- Nous tenons notre suspect principal, alors.
- A savoir ?
- L’Empereur. Il peut parfaitement s’agir d’une opération commanditée. Compte-tenu de la venue de la délégation de Massada, la présence à Valmont d’individus aussi redoutables que vous le dîtes ne doit pas l’enchanter.
- Oui, c’est plausible. Ce genre de méthode radicale pourrait correspondre. J’aurai une réponse rapidement. Si on me demande de regarder ailleurs au sujet de cette affaire, je pourrai classer le dossier.
Tandis que les deux hommes discutaient, un milicien s’était approché. Quand le préfet eut fini de parler, il prit la parole.
- Nous avons découvert une issue dérobée dans les caves.
L’inspecteur jeta un œil à son supérieur et répondit.
- Bien. Bon travail. Allons voir ça. Peut-être que notre marquis et son mystérieux visiteur ont réussi à s’enfuir.
Le préfet lui emboîta le pas et ils s’engagèrent dans l’escalier qui avait été déblayé des décombres l’obstruant. Ils traversèrent le sous-sol épargné par l’incendie et rejoignirent un milicien qui éclairait l’entrée du passage avec une lampe à huile. L’inspecteur s’en empara et examina l’issue, puis s’avança en prenant un luxe de précaution. Les yeux rivés au sol, il désigna les empreintes parfaitement dessinées dans la poussière.
- Deux hommes sont passés ici.
Toujours agenouillé, il se retourna vers l’un de ses deux hommes.
- Le passage était-il fermé ou ouvert ?
- Fermé, monsieur.
- Oui. C’est bien ce que je pensais. Nos deux fuyards n’ont pas été suivis. Ils ont réchappé au carnage.
Toujours accompagné du préfet et des deux miliciens, il avança lentement le long du passage, attentif au moindre indice. Cinq cent mètres plus loin, le groupe parvint au pied d’une courte échelle menant à une trappe. Une nouvelle fois, l’inspecteur procéda à un examen soigneux avant de se décider à soulever le lourd panneau de bois. Un à un, ils s’extirpèrent de l’ouverture qui débouchait dans un massif d’épineux, non loin de la lisière de la forêt bordant le manoir. S’aidant toujours de la lumière de la lampe pour pallier la pénombre crépusculaire, Gautier repéra rapidement une piste menant au bout de quelques mètres à une sente. Ils s’engagèrent en silence à la suite du limier.
Dix minutes plus tard, l’inspecteur s’arrêta, le visage contrarié. Il s’agenouilla pour observer plus précisément le sol meuble de la forêt.
- Je crains que notre espoir de découvrir des survivants ne vienne de s’envoler en fumée. Il y a des traces de sang. Apparemment, il n’y a pas eu de lutte. Nos fuyards ont du être pris par surprise. Il y a aussi des traces de sabots. Je suppose que les corps ont du être ramenés au manoir pour être brûlés. On le saura rapidement en suivant cette piste.
Il se redressa en observant les environs.
- Je ne comprends pas. Ils n’ont pas été suivis. Et si l’issue du passage secret était connue des agresseurs, pourquoi n’ont-ils pas tendu une embuscade dès la sortie du souterrain ? Par quel formidable hasard ont-ils pu intercepter les fuyards ?
Une moue dubitative se dessina sur le visage du préfet.
- Peut-être une trahison. Ne perdons pas de temps en conjectures. Nous n’avons pas assez d’éléments pour déduire le déroulement réel des évènements. Voyons où cette piste va nous mener.
Comme l’avait pressenti l’inspecteur, ils aboutirent au manoir en suivant la trace laissée par les chevaux. Il faisait maintenant nuit et les torches des miliciens jetaient une lueur sanglante à travers les fenêtres béantes du bâtiment. Le préfet ordonna à Gautier de superviser les recherches tandis que lui-même retournerait dès cette nuit à Valmont escorté par deux hommes.
Ainsi, le baron de Guillemot prit le chemin du retour à une allure soutenue. Son visage exprimait une vive inquiétude et il avait un sombre pressentiment. Jusqu’ici, son intuition avait été plutôt une fidèle conseillère et il ne négligeait jamais ce que son instinct lui murmurait. Progressivement, le préfet plongea dans une profonde réflexion. Dans ces moments-là, le monde pourrait s’écrouler autour de lui sans qu’il soit troublé et ce n’est pas la fatigue du voyage et le galop de sa monture qui pouvaient le gêner.
L’Ecarlate, comme l’avait si justement baptisé le rédacteur de la Gazette, la tentative d’assassinat avortée sur le capitaine Valdez et maintenant ce massacre étaient des faits évidemment liés entre eux et qui se nouaient autour de la venue de la future épouse de l’Empereur et de l’alliance qui en découlerait avec Massada.
L’incendie du manoir de Lagnac constituait toujours un mystère et risquait de le rester pour un long moment. La Tierce n’avait certainement pas été envoyée pour fomenter un quelconque attentat ou complot. Ces hommes-là étaient avant tout des guerriers fiers et honorables et celui ou celle qu’ils escortaient ne pouvait avoir entrepris ce voyage en territoire ennemi que pour une raison impérative. Impérative mais aussi improvisée pour ne pas avoir utilisé les habituels réseaux d’infiltration qui persistaient à échapper aux hommes de l’Empereur compte-tenu des puissants soutiens dont l’Eglise bénéficiait encore. Cette précipitation signifiait aussi que ce mystérieux dignitaire n’était pas de mèche, en tous cas pas directement, avec ceux qui menaçaient l’Empereur et sa future épouse.
Quant à l’affaire de l’Ecarlate, la duchesse de Cendres avait pris soin de l’informer en détails de la tentative d’assassinat que redoutait l’Empereur, mais il avait du mal à comprendre l’intérêt pour ce tueur, ou ses employeurs, de se manifester si ouvertement avant.
L’adversaire était-il persuadé de l’inéluctabilité des évènements annoncés par le parchemin découvert dans la chambre de l’Empereur, au point de le provoquer sciemment ? Un tel fanatisme paraissait hautement improbable. Les textes des Oracles datant de l’Ere des Secrets étaient depuis longtemps considérés comme des théories philosophiques élaborées pour aboutir à une société harmonieuse, la fameuse « maturité de l’homme », et non comme de véritables prophéties. Alors ? L’ennemi était-il convaincu qu’il échapperait aux enquêteurs lancés sur sa piste ? Prendre un tel risque paraissait absurde. Que ce soit dans ce cas comme dans l’autre, seul un individu isolé pourrait avoir le profil, ce qui rejetterait la thèse d’un complot politique. Et si c’était effectivement le cas, il n’y aurait guère de soucis à se faire. Un homme seul ne pourrait jamais parvenir à déjouer la sécurité mise en place autour de l’Empereur et de son entourage.
Dans l’hypothèse du complot, quel pouvait être l’intérêt de la manœuvre ? Faire diversion, bien sûr, mais le renforcement inévitable des mesures de protection risquait de leur compliquer la tâche. A moins, justement, que ce renforcement était inclus dans le plan des comploteurs. A ce point-là, les conjectures devenaient nombreuses. La menace pourrait, par exemple, provenir des nouvelles mesures mises en place ce qui impliquerait la présence d’un traître au sein de la Garde Impériale ou de la Sûreté. Ou bien tout cela n’était que poudre aux yeux et le véritable objectif des comploteurs n’était pas d’assassiner la princesse Faidhi. Cela-dit, il y avait d’autres moyens pour saboter les négociations entre Massada et l’Empire et les personnes susceptibles d’y trouver un intérêt étaient nombreuses. Hormis l’Eglise et le gouvernement d’Ostria, n’importe quel gouvernement d’Andelys devait s’inquiéter de cette alliance entre la première puissance économique et la première puissance militaire du continent. Au sein même de l’Empire, le parti de la Réforme, par l’intermédiaire du Comte Etienne de Malval, actuel premier ministre du gouvernement, avait fait connaître ses réticences, préférant de loin une solution diplomatique au conflit.
Et maintenant, comment interpréter l’agression du capitaine Valdez ? Le jeune homme avait prouvé sa capacité à prendre des initiatives et des décisions rapides. De plus, il n’occupait ce poste que depuis trois mois et pouvait donc constituer un facteur aléatoire dont l’ennemi souhaitait se débarrasser pour éviter toute mauvaise surprise. Cela était-il suffisant pour justifier son meurtre ? En admettant qu’il eut été éliminé, qui aurait pris sa place ? Voilà une question intéressante. D’un autre côté, faire appel à de simples mercenaires pour accomplir cette tâche alors qu’on a un tueur redoutable sous la main, paraissait plutôt maladroit au regard de l’ampleur du projet. Encore une manœuvre de diversion ?
Le préfet émergea de ses réflexions avec autant d’interrogations qu’auparavant et un sentiment d’énervement s’empara de lui. Il lui semblait maintenant évident que la vie de la princesse Faidhi n’était pas réellement en danger. Il avait aussi la certitude que le capitaine Valdez jouerait un rôle capital, volontairement ou involontairement, dans les évènements à venir.
Le domaine du duc Henry de Neymark était l’un des plus étendus du Cercle d’Or et témoignait de la prospérité de cette ancienne lignée de Baulieu. Situé en bord de mer et à la périphérie extérieure de la riche banlieue de Valmont, il était essentiellement recouvert par des bois dans lesquels des chasses très réputées étaient parfois organisées. Le vaste manoir familial était construit autour du donjon ancestral dominant la mer du Berceau et les ailes et dépendances successivement ajoutés au cours des siècles retraçaient fidèlement l’évolution de l’architecture locale. L’ensemble était une curiosité et révélait un trait de caractère récurrent de la lignée, le respect de la tradition et du passé. Plutôt que de détruire ou de rénover les anciens bâtiments, les ducs préféraient en rajouter, quitte à laisser inoccupée la plus grande surface de l’immense et complexe édifice et le transformant ainsi en un véritable musée dédié à l’histoire de Baulieu. Tout comme ses prédécesseurs, le duc avait négligé le luxe et le confort des bâtiments récents pour établir ses appartements au sein du vieux donjon. Quand les visiteurs pénétraient dans son vaste bureau situé au premier étage, il était littéralement transporté au temps reculé où les nobles de Valmont étaient de farouches seigneurs de guerre qui n’hésitaient pas à faire couler leur sang sur les champs de bataille. Les murs constitués de blocs massifs arrachés aux falaises surplombant la mer étaient recouverts par endroit de grandes tentures représentant des scènes guerrières et à d’autres par des râteliers d’armes ou des trophées de chasse. Les meubles de bois brut, à peine façonnés par la main de l’artisan, avaient été précieusement conservés et entretenus. Appuyé à l’imposante cheminée dont le manteau était gravé d’une grande croix des Oracles, le duc contemplait souvent cette pièce avec une lueur de nostalgie dans son regard. Tout ce que ses yeux effleuraient témoignait d’un passé où les choses étaient bien plus simples. Depuis, les féroces guerriers avaient troqué leur armure pour la robe du courtisan, leur épée pour la plume et l’art de la guerre pour l’art du négoce. Agé d’une cinquantaine d’années, le duc était de constitution robuste et son visage aux traits sévères témoignait de la rigueur qu’il mettait en toutes choses, que ce soit dans son mode de vie ou dans son activité politique et sociale. Alors que la mode était aux coupes courtes, il persistait à porter une longue chevelure parsemée de fils d’argent et retenue par un catogan de cuir, coiffure traditionnelle des seigneurs de guerre de Valmont.
Ce soir-là, le duc était plongé dans une de ces habituelles réflexions où il rejoignait en rêve la fureur des champs de bataille auprès de ses ancêtres. Le grincement de la porte l’éloigna de ses songes, et, d’un aimable sourire, il incita le garde qui se tenait sur le seuil à expliquer la raison de son intrusion.
- Seigneur, nos forestiers ont intercepté deux personnes dans les bois. Une jeune femme et un vieil homme inconscient qui semble gravement blessé. Elle refuse de nous révéler son identité et demande à vous parler, à vous et à vous seul. Elle m’a donné ce pendentif en disant que vous saurez de quoi il s’agit. Elle attend dans le hall d’accueil.
Henry de Neymark se saisit du médaillon d’argent représentant un livre ouvert surmonté d’une croix des Oracles et le balança devant ses yeux écarquillés par l’étonnement. Attrapant la lourde épée qu’il préférait aux lames plus légères telles la rapière ou le sabre de cavalerie, il fit signe au garde de le précéder dans les escaliers menant au rez-de-chaussée et au hall d’accueil, ou plutôt, à l’un des nombreux halls d’accueils du manoir. La pièce était plus accueillante que son bureau même si la décoration restait sobre. Une jeune femme vêtue de vêtements poussiéreux patientait en faisant les cent pas. La sévérité de ses yeux sombres tranchait avec son visage enfantin encadré par une blonde chevelure. Elle s’avança d’un pas à l’arrivée du duc mais resta silencieuse quand ce dernier passa devant elle sans lui accorder un seul regard. Il se précipita vers le vieil homme qui avait été étendu sur une banquette, un coussin sous la nuque. Il l’examina rapidement en murmurant quelques mots.
- Par tous les Oracles ! Quelle folie t’a amené ici, Alvez ?
Il se redressa et ordonna au garde d’aller chercher son médecin et de le ramener ici au plus vite. Puis il dévisagea la jeune femme qui était restée immobile.
- A qui ai-je l’honneur, mademoiselle ?
Elle s’inclina brièvement, la main droite sur le cœur, comme le voulait les coutumes d’Ostria.
- Vous me connaissez de nom, seigneur de Neymark, mais je n’ai jamais eu l’occasion de vous rencontrer. Je suis Inès Del Aguila, la fille du seigneur Del Aguila. Il vous a certainement parlé de moi.
- Inès ? Je croyais que vous étiez fâchée avec votre père ?
- Je le suis toujours. Mais il m’a demandé mon aide et je ne pouvais pas la lui refuser. Il disait qu’il ne pouvait avoir confiance qu’en moi.
- Excusez ma surprise. Veuillez vous asseoir.
Le duc se tourna vers un domestique et lui ordonna d’amener de quoi se restaurer et se désaltérer.
- Vous devez vous douter que j’ai énormément de questions à vous poser. Mais je patienterai le temps que vous vous soyez reposée.
- Je vous remercie de votre sollicitude mais je suis en mesure de vous expliquer les raisons de notre présence ici… dès que votre médecin m’aura rassurée sur l’état de santé de mon père.
- Comme vous voulez.
Peu de temps après, médecin et collation arrivèrent. Tandis qu’Inès se sustentait, le carabin examina le vieil homme sous l’œil inquiet du duc.
- Il a reçu un violent choc à la tête, à priori sans gravités pour ce que je vois. Son état n’est pas inquiétant même si ses fonctions vitales fonctionnent au ralenti. Il a été drogué.
La jeune femme intervint alors.
- C’est moi. Il est tombé de cheval et sa tête a violemment heurté le sol. Il est resté inconscient un moment et quand il s’est réveillé, il s’est mis à délirer. Je lui ai alors administré un puissant sédatif pour le calmer et atténuer la douleur.
Elle marqua une pause et leva des yeux inquiets vers le duc.
- Il aurait du se réveiller depuis longtemps…
Une larme coula le long de sa joue.
- J’espère que je…
Elle ne termina pas sa phrase et baissa la tête. Le médecin intervint alors d’une voix rassurante.
- Ne soyez pas inquiète. Un choc à la tête peut avoir de graves conséquences. Vous avez agi au mieux et le sédatif n’est nullement la raison de son inconscience prolongée. Je vais voir ce que je peux faire.
Il s’adressa au garde.
- Allez chercher quelques hommes et amenez cette banquette à l’infirmerie.
Quelques instants plus tard, après avoir congédié les domestiques, le duc se retrouva seul avec la jeune femme. Il s’assit dans un fauteuil en face d’elle et lui parla d’une voix rassurante.
- Votre père est entre de bonnes mains. Et si c’est nécessaire, je ferai appel dès l’aube aux meilleurs médecins de la cité. Voulez-vous vous reposer ?
Inès redressa fièrement la tête et fixa ses yeux sombres sur le duc.
- Non. Je vous ai promis un récit et je tiendrai ma promesse.
- Si tel est votre souhait, je vous écoute.
- Nous sommes partis de Saint Maxime il y a presque un mois. Mon père m’avait fait mander en urgence et a insisté pour que je l’accompagne. Il m’a dit que c’était une question de vie ou de mort. Au moment du départ, je n’en savais pas plus sauf que les raisons de ce voyage devaient être impérieuses car on était escorté par une Tierce.
- Une Tierce ? Le Roi Alexis était informé alors ?
- Je l’ignore. Peut-être était-ce une requête du Concile.
- Continuez.
- Mon père affirmait que des tueurs redoutables étaient sur notre piste et nous avons pris un luxe de précautions pour parvenir jusqu’ici. Nous avons réussi à franchir la ligne de front sans encombres et jusqu’à hier soir, nous pensions avoir semé nos poursuivants. Malheureusement, ce ne fut pas le cas.
Elle s’interrompit pour boire une longue gorgée de vin.
- Nous nous sommes arrêtés chez un certain marquis de Lagnac, nous pensant en sécurité. Mais c’est alors qu’une troupe nombreuse s’attaqua au manoir. Nous étions submergés et la Tierce resta en arrière pour couvrir notre fuite. Grâce à un passage secret, nous avons pu nous échapper. On a marché dans les bois et on a réussit à atteindre un relais où j’ai… emprunté deux chevaux. On est réparti au galop mais trois éclaireurs de l’ennemi avaient réussi à suivre notre piste. Ils nous ont poursuivis et c’est à ce moment que mon père est tombé de cheval. J’ai réussi à me débarrasser de nos adversaires pour finalement parvenir jusqu’ici. Mais je crains que nos ennemis ne soient proches.
- Bien. Je donne les ordres adéquats. S’ils osent s’attaquer au manoir, ils risquent d’avoir une désagréable surprise.
Le duc s’éclipsa un instant puis revint, rien dans son attitude ne laissant apparaître l’inquiétude qui s’était emparée de lui depuis le début du récit de la jeune femme.
- N’avez-vous pas réussi à savoir pour quelle raison votre père avait entrepris ce voyage ?
- Il m’en a parlé il y a quelques jours. Il voulait vous rencontrer pour faire échouer les négociations entre Massada et l’Empire.
- Mais pourquoi se déplacer en personne pour cela ?
- Il craignait un danger plus grand se dissimulant derrière cette alliance. Un danger qu’il était le seul à soupçonner. Je ne l’avais jamais vu dans un tel état d’agitation et de paranoïa. Il ne faisait confiance à personne. Il a même sous-entendu que certains membres du Concile étaient corrompus. C’est pour cette raison qu’il n’a pas voulu utiliser les réseaux habituels pour vous rencontrer. Il m’a dit que les seules personnes en qui il avait confiance étaient le Roi Alexis, le comte Vincent de Sombrelame et vous-même.
- Vincent de Sombrelame ? Le Premier Ministre de l’Empire ?
- Oui.
- Etrange… Et ce fameux danger ? Ne vous a-t-il rien révélé à son sujet ?
- Juste un nom. Il a parlé avec terreur de la Main Ecarlate.
Un épais brouillard avait envahi le Delta et les lueurs émanant des fenêtres semblaient flotter dans la brume telles de fragiles feus-follets. Derrière une lucarne, quelques pièces de monnaie roulèrent aux pieds d’un adolescent terrifié. Recroquevillé dans un coin de la chambre sordide maigrement éclairée par deux bougies, il ravala ses sanglots et se saisit prestement du prix de sa chair. Puis il rassembla ses hardes pour dissimuler son corps meurtri avant d’oser lancer un regard craintif vers l’homme arrogant qui finissait de se rhabiller. Il était de grande taille, mince et âgé d’une trentaine d’années. Son visage étroit exprimait son mépris pour l’être pathétique qui lui avait procuré le plaisir qu’il ne trouvait pas dans les bras des femmes. Un sourire de satisfaction aux lèvres, il se dirigea vers la porte après avoir ceint une épée à la garde délicatement ouvragée. La main sur la poignée, il se retourna vers le garçon.
- C’était bien. Je pense qu’on se reverra.
Indifférent au hoquet de terreur qui secoua sa victime, il sortit et s’engagea dans l’escalier branlant qui menait au rez-de-chaussée. Assis derrière une petite table, un homme adipeux, aux yeux porcins et aux vêtements crasseux l’attendait. Son visage marqué par la vérole et l’abus d’alcool s’éclaira d’une expression obséquieuse.
- Etes-vous satisfait, mon seigneur ?
- Non. Je t’avais demandé de les laver auparavant.
- Mais… c’est ce que j’ai fait ! Pas ma faute si ces petits sagouins se salissent aussi vite !
D’un geste, le visiteur dégagea sa lame d’un pouce. L’éclat de l’acier se refléta dans les yeux apeurés de son interlocuteur.
- Sale porc ! Ne t’avise plus jamais de me mentir.
- Je… je ne recommencerai plus, mon seigneur !
L’homme ne répondit pas au geignement et plaqua une pièce d’argent sur le comptoir.
- Je veux le même. Pour la semaine prochaine.
- Bien, mon seigneur. Merci pour votre générosité.
Le temps qu’il arrache son regard du scintillement de l’argent, le visiteur avait déjà franchi la porte menant dans une minuscule ruelle. La pièce disparut dans l’une de ses poches et, en maugréant de vagues insultes à l’égard de l’irascible client, il se servit un grand verre de gnôle. Après l’avoir tranquillement siroté, il arracha péniblement sa masse de son confortable fauteuil et se dirigea vers la porte dont il tira les loquets. Il bailla à s’en décrocher la mâchoire et rejoignit sa chambre en traînant des pieds. La pièce, luxueusement décorée en contraste avec la décrépitude du reste de la demeure, était plongée dans l’obscurité. Il s’orientait vers la lampe huile posée sur un guéridon près de son lit quand il perçut un léger froissement. Il s’immobilisa mais avant que sa main ne se pose sur le coutelas passé à sa ceinture, il sentit la morsure de l’acier sur la masse de chair qui lui servait de cou. Un murmure menaçant parvint jusqu’à ses oreilles.
- Du calme, mon gros. Si tu réponds à ma question, tout se passera bien pour toi.
L’homme était loin d’être très courageux et la présence de la lame sur sa gorge lui ôta immédiatement toute idée de velléité.
- Je… je vous écoute.
- Bien. Je suis pressé, alors tâche de me satisfaire. As-tu reçu ce soir la visite d’un homme portant une chevalière en or ornée d’un gros rubis.
L’homme hésita. Son client était quelqu’un de très puissant, un officier de la Garde Impériale. Si jamais il le trahissait…
- Non !
Il poussa un couinement de terreur quand l’acier mordit ses chairs.
- Je dis la vérité ! J’vous l’jure !
- Réfléchis-bien. Si jamais tu me mens, je le saurai. Et alors… je te marquerai de la tâche rouge. Et je te promets que je prendrai tout mon temps pour te saigner.
Cette fois, ce fut un véritable gémissement qui lui répondit.
- Oui ! Il est venu ce soir… il vient toutes les semaines…
- Bien. Il est parti. Il y a combien de temps ?
- Pas plus de cinq minutes !
- Parfait. Dors bien, mon gros.
Un bruit sourd résonna et l’homme s’écroula le crâne en sang.
Sûr de ses talents d’escrimeur et, à défaut, de sa richesse, le capitaine Gonzague de Toques avançait d’un pas assuré dans les ruelles du Delta. La plupart de ses pairs ne s’y aventureraient pas sans quelques gardes du corps, surtout par une nuit brumeuse comme celle-ci. Malgré les nappes de brouillard qui réduisaient la visibilité à quelques pas, il n’hésitait pas dans ce lacis tortueux d’étroites venelles. Il connaissait bien le chemin et l’avait soigneusement repéré de jour. Satisfaire ses bas instincts demandait des efforts mais il ne regrettait rien. A partir de demain, il serait affecté à la sécurité de la princesse Faidhi et n’aurait alors guère de temps à consacrer à ses loisirs. Les délicieux souvenirs de cette soirée lui tiendront compagnie pour les quelques jours à venir. A cette pensée, un frisson de plaisir lui remonta le long de l’échine et un bref éclat de rire résonna entre les façades délabrées.
L’instant d’après, un choc brutal le projeta au sol. Il roula sur lui-même et fut sur ses pieds en un instant, l’arme à la main. Immobile, tous ses sens aux aguets, il scruta les ténèbres grisâtres. Rien. Lentement, il se remit en route. Il ne savait pas à qui ou à quoi il avait affaire, mais il était évident qu’il devait s’extirper de la brume du Delta et rejoindre au plus vite un quartier plus sûr. Il parvint rapidement à la ruelle suivante et s’arrêta brusquement, l’arme à la main. Une silhouette indistincte se dessinait à quelques pas. La voix menaçante de l’officier résonna.
- Qui que tu sois, passe ton chemin si tu ne veux pas connaître le goût de ma lame.
L’ombre lui répondit dans un ricanement.
- Gonzague, mon petit Gonzague, tes menaces n’effraient que les pauvres gamins dont tu te délectes.
Poussant un juron, le capitaine se rua vers l’insolent inconnu. Il perçut un éclair métallique, esquiva et se fendit. Mais son adversaire avait déjà roulé au sol et l’acier ne trancha que le vide. Il n’eut même pas l’occasion de porter une seconde attaque, l’insaisissable silhouette ayant déjà disparue dans la brume. Il ressentit alors une cuisante douleur en haut de son bras d’arme. Baissant les yeux, il constata qu’un mince stylet était fiché dans le muscle. D’un geste d’énervement, il arracha le projectile relativement inoffensif tant qu’il n’atteignait pas un point vital. Son hurlement se répercuta entre les façades lépreuses de la ruelle.
- Montres-toi ! Lâche !
Seul un rire insolent lui répondit sans qu’il puisse déterminer d’où il venait. Les nerfs à fleur de peau, le capitaine s’éloigna d’un pas rapide. Le faquin qui s’amusait ainsi avec lui était sur son terrain et cette maudite brume lui facilitait la tâche. Chaque bruit, chaque mouvement, le faisaient sursauter. Et ces satanées ruelles qui se succédaient sans fin ! Jamais il n’avait trouvé le chemin si long ! Il s’arrêta brusquement. N’était-il pas déjà passé par ici ? Pris d’un soudain vertige, il s’appuya contre un mur de briques disjointes. Etait-ce la rage qui lui faisait tourner la tête ? Ou la peur ?
- Tu es perdu, mon petit Gonzague ?
Il poussa un nouveau juron et, l’arme brandie vers un ennemi invisible, il scruta les ténèbres.
- Qui es-tu ? Que me veux-tu ? Mon or ? Je te le donne !
Le silence.
Une sueur glacée coulait le long de son dos. Il commençait à craindre pour sa vie. Ce démon se jouait de lui ! Il se mit à courir. Il devait quitter le Delta. Ses oreilles bourdonnaient et un sourd battement lui martelait les tempes. Toutes ces damnées ruelles se ressemblaient ! Tortueuses, sales, étroites, oppressantes. Il ne retrouvait aucun point de repère. Le souffle haletant, il s’arrêta à une intersection. Une de plus que rien ne distinguait des autres. La voix moqueuse lui parvint encore.
- Le Delta ne te relâchera pas, mon enfant. Tu connais les légendes. Celles que l’on raconte pour effrayer les petits garçons et les empêcher de sortir la nuit.
Gonzague répondit en hurlant, plus pour se rassurer que pour effrayer son persécuteur.
- Foutaises ! Que m’as tu fait ?
Une lueur de lucidité éclata dans la confusion de son esprit terrorisé.
- Le stylet ! Tu m’as drogué ! Ordure !
Encore ce maudit ricanement. Gonzague se remit à courir. Maintenant qu’il savait qu’il avait été empoisonné, il avait récupéré un semblant de calme. Il devait lutter contre la drogue et contre les vertiges. Il se concentra sur un seul et unique objectif, trouver son chemin. Il tenta de faire appel aux quelques techniques de méditation qu’il avait apprises lors de sa formation mais elles semblaient inefficaces. Une nouvelle intersection. La même ? Une autre ? Il n’y arriverait jamais.
- Au secours ! Aidez-moi à sortir d’ici ! Une fortune à celui qui m’aidera !
Il perçut quelques mouvements indistincts aux proches fenêtres puis des volets claquèrent. Le silence. Et encore cette voix.
- Personne ne t’aidera, mon garçon. Tu es marqué de la tâche rouge. Tu sais ce que cela veut dire ? Tu es la proie. Seule. Condamnée. Juste toi et moi. Veux-tu jouer encore un peu avec moi ?
La tête lui tournait. La sueur coulait dans ses yeux et lui brouillait la vue. Ses membres tremblaient et il tomba à genou. Il n’avait plus la force de hurler et il poussa un gémissement pathétique.
- Que voulez-vous ? Pourquoi ?
- Tu ne veux plus jouer ? Comme c’est dommage, mon garçon. On a passé du bon temps ensemble, pourtant. Quelle jouissance ! Ne l’as-tu pas ressentie, toi aussi ?
Un sanglot de terreur s’échappa de la gorge du capitaine. Il se savait maintenant complètement soumis au bon vouloir de l’inconnu. Une silhouette indistincte émergea du brouillard.
- Tu sais, mon petit Gonzague, à l’origine, je voulais régler cette affaire rapidement. Mais quand j’ai essayé de retrouver tes traces, j’ai découvert tes penchants secrets. Je suis quelqu’un de curieux et j’ai voulu comprendre ce que tu recherchais dans ces relations avec des enfants.
L’homme s’approcha et éloigna du pied la lame qui était tombée des mains flageolantes de l’officier.
- Le pouvoir total et la soumission absolue. Je pense qu’il y a de cela. Et je reconnais que c’est bien agréable de te voir, toi, capitaine de la Garde Impériale, noble de Valmont, admirable bretteur et riche courtisan, impuissant, à mes pieds, tremblant à l’idée de ce que je pourrai te faire.
La mâchoire de Gonzague se brisa et des dents se déchaussèrent quand la pointe de la botte lui percuta le menton. Il tomba sur le dos en gémissant. Son corps entier était tétanisé et même la douleur du choc était amoindrie. Un visage à moitié dissimulé par un foulard se pencha sur lui. Des yeux gris inflexibles le dévisagèrent.
- Mais tu es un grand garçon Gonzague. Tu t’en remettras.
Il ressentit une vague brûlure au niveau de sa main droite. L’homme amena devant ses yeux un index qui s’égouttait de son sang. Il perçut l’éclat de l’anneau orné du rubis et comprit qu’il s’agissait de son doigt.
- Là où je t’amène, cette babiole ne te servira à rien. Et je ne tiens pas à ce que tes collègues de la Garde te retrouvent grâce à cela. Ne t’inquiètes pas, mon garçon. Tu seras soigné. Je ne veux pas ta mort. Mais peut-être pourra-t-on encore s’amuser ensemble ?
Gonzague de Toques sombra alors dans une bienheureuse inconscience.
Chevalier un jour, Chevalier toujours ! Montjoie Saint Denis et Tutti Quanti !
Avant dernier chapitre :
fatigué, malgré l’heure très matinale, le crieur de rue accomplir son office. D’ici peu de temps, toute la cité sera informée et alors les plus folles rumeurs se répandront comme une traînée de poudre.
Pas plutôt serait et se répandraient ?
Je crains que notre espoir de découvrir des survivants vient de s’envoler en fumée.
Je ne pense pas que les modes concordent
Je crains que notre espoir ... ne vienne ... ?
Sinon très agréable à lire et très fouillé, complexe même .
J'ai bien aimé le passage au sujet du tableau .
Je lirai le chapitre suivant plus tard, j'ai une réunion .
Hum, petit clin d'oeil que je supprimerai peut-être plus tard.
Merci
Ok pour les corrections Aelghir. Merci (complexe ? oui c'est ce qui me fait peur... pour l'instant je maitrise encore toutes les ficelles, donc ça va de ce côté là, en revanche j'espère que ça reste compréhensible du côté du lecteur)
Et hop la suite ! C'est dense encore et il ne se passe pas grand chose, mais bon, j'aime ça
Accoudées à la balustrade du château avant, les deux femmes contemplaient en silence la mosaïque de champs et de bois traversée par le ruban scintillant de la Vidaule qui défilait sous la coque racée du Triomphant. Au loin, se dessinait la cité de Valmont s’étendant telle une pieuvre grisâtre échouée sur le bord de mer. En cette lumineuse matinée, le ciel était dégagé et aucun nuage ne venait gêner la vue. La plus âgée des voyageuses remonta le col de fourrure de son long manteau de velours brun pour se protéger du vent frais qui fouettait leurs visages. Les deux légères bosses ornant son front et ses larges iris noirs indiquaient qu’elle était une héritière de l’ancienne aristocratie de Tan Ystrel qui avait abandonné toute présomption au pouvoir depuis l’avènement de la république. Malgré ses pommettes saillantes, l’étroitesse de son nez et sa mâchoire sévère, le charme qui émanait d’elle en faisait une femme à qui peu d’hommes resteraient insensibles.
- Je ne me lasserai jamais de ce spectacle. Et pourtant ce n’est pas mon premier voyage à bord d’un dirigeable.
Son interlocutrice resta un moment silencieuse. D’un geste gracieux, elle ramena derrière son oreille une mèche blonde que le vent avait eu l’outrecuidance de faire voltiger devant ses yeux. De petite taille, ses charmantes rondeurs, mises en valeur par une tunique noire parfaitement ajustée, offraient un contraste saisissant avec la silhouette longiligne de son aînée. Leur seul point commun résidait dans l’envoûtement exercé par leur sombre regard. Finalement, la jeune femme répondit avec une intonation dénotant d’une maturité en contradiction avec l’aspect enfantin de son visage.
- En effet. Paradoxalement, si d’ici on a l’impression de dominer le monde, je trouve que cette vision nous ramène à ce que nous sommes réellement. De simples grains de poussière.
- Peut-être. Mais, parfois, certains grains de poussière ont le pouvoir et l’opportunité de façonner le destin de ce monde. Et c’est votre cas, princesse Faidhi.
- Le destin des hommes, conseillère El Amyne. Seulement le destin des hommes. Quoique nous fassions, le monde continuera de tourner indifférent à nos gesticulations.
- En êtes-vous sûre ? Si l’on en croit les traditions animistes du Kelan, il existe un lien entre chaque chose. Cette notion apparaît aussi dans certains textes des Oracles.
- Je n’écarte pas ces hypothèses. C’est une question d’échelle. La fourmi est liée à l’éléphant. Ils vivent dans le même environnement. Mais leurs sphères d’évolution sont si éloignées l’une de l’autre qu’on peut considérer ce lien comme négligeable. L’image est maladroite, mais je pense que vous comprenez l’idée.
- Oui. Et je me répète. Même la chose la plus insignifiante qui soit peut avoir une influence aussi extraordinaire que décisive.
Une moue dubitative se dessina sur les lèvres sensuelles de la princesse Constance Faidhi. Elle avait fait la connaissance de la conseillère El Amyne, représentante de la république de Tan Ystrel, au cours de ce voyage et appréciait sa compagnie. Malgré ses réticences initiales, elle n’avait pas su résister à la curiosité d’en savoir plus à son sujet. Elle ne le regrettait en rien car elle avait partagé d’agréables moments et de passionnantes discussions. Il est vrai qu’elle avait rarement eu l’occasion de côtoyer des personnes pouvant rivaliser avec son intelligence et sa culture. Soit elle avait affaire à des courtisans réellement stupides, soit l’obséquiosité ou la crainte amenaient ceux qui la rencontraient à acquiescer béatement à ses paroles. Même si elle devait reconnaître qu’elle avait assez peu de patience face à la contradiction. A cette pensée, un sourire ironique remplaça sa moue. La conseillère ne devait d’ailleurs pas se rendre compte qu’elle était passée plusieurs fois bien près d’un funeste destin. Seul l’enjeu de ce qui allait se dérouler à Valmont l’avait empêchée de sanctionner définitivement l’attitude parfois condescendante de son aînée. Mais plus que cela, c’est son comportement presque maternel qui l’agaçait le plus.
Ses pensées furent alors interrompues par l’apparition d’une brume tournoyante en face d’elles. La minuscule tornade se stabilisa puis un visage androgyne se dessina à sa surface. L’air vibra et des mots effleurèrent les oreilles des deux voyageuses.
- Nous approchons de Valmont, mesdames. Le Triomphant va commencer sa descente. Je vous prie de bien vouloir vous mettre à l’abri à l’intérieur de la nacelle.
Les deux femmes acquiescèrent et saluèrent l’esprit de la Matrice qui animait l’aéronef. Fruit des connaissances alchimiques de la guilde de l’Accord, le Triomphant était connu pour son caractère affable et prévenant ce qui était inhabituel, la plupart des esprits matriciels étant plus volontiers facétieux et indociles. La tornade s’effilocha en une langue de brume et s’en alla avertir les autres voyageurs qui flânaient sur le pont à l’ombre de la courbure rebondie du ballon en forme d’œuf étiré maintenant le dirigeable dans les airs.
La princesse Faidhi et la conseillère El Amyne pénétrèrent dans le salon réservé aux personnes les plus importantes. Elles y retrouvèrent le reste de leurs délégations respectives confortablement installé dans la vaste pièce illuminée par les baies vitrées qui occupaient quasiment toute la surface des parois. Un sourire indéfinissable sur ses lèvres émaciées, la conseillère regarda celle qui était promise à l’Empereur rejoindre ses compagnons et les autres représentants des Princes-Marchands qui s’observaient en chiens de faïence. La féroce rivalité qui existait entre les cinq familles régnantes de Massada s’estompait dès qu’il s’agissait de défendre des intérêts communs. L’alliance avec l’empire de Baulieu en était un et la perspective de se partager la dépouille de l’Ostria avait incité chacune des familles à soutenir le prince Faidhi, officiellement du moins.
Le dirigeable entama la descente en une longue série de cercles concentriques qui l’amènerait à se poser dans les jardins du Palais Impérial. Les domestiques rassemblèrent les bagages des dignitaires et ceux chargés du protocole vérifièrent une dernière fois que tout était bien au point pour la sortie du Triomphant. La délégation de Massada précèderait celle de Tan Ystrel compte tenu de la présence de la princesse.
Loin en contrebas, sur l’aire d’atterrissage, le comte François de Boisdombre faisait les cent pas, une expression d’agacement sur le visage. Le capitaine Valdez, impeccablement sanglé dans son uniforme vert sombre à parements d’or, observait d’un air impassible son supérieur. Non loin de lui, aussi sinistre qu’un fossoyeur, Lucciano Di Totti semblait tout aussi indifférent. Le ministre de l’Intérieur s’arrêta enfin et se mit à tapoter nerveusement la garde de son épée de cérémonie.
- Bon sang ! Mais que fait-il ?
- Je suppose que le capitaine de Toques a du avoir un souci en chemin. Peut-être un problème familial.
- Cela ne lui ressemble pas. Il est toujours ponctuel. Ah ! Voilà son aide de camp !
Après avoir remonté au grand galop l’une des grandes allées qui traversaient le jardin, l’homme sauta habilement à terre et salua rapidement le ministre. Ce dernier comprit de suite à l’expression du soldat qu’un grave événement avait eu lieu.
- Seigneur, le capitaine n’est pas à son domicile et personne ne sait où il peut être. Mais j’ai trouvé ceci sur son lit.
L’homme sorti de sa poche un mouchoir taché de sang noué par les quatre coins et le tendit au comte. Après avoir jeté un œil à ce qu’il renfermait, il le donna à Valdez sans dire un mot. Le jeune capitaine observa un moment le doigt tranché orné du sceau de la Garde Impériale.
- C’est bien celui du capitaine de Toques. Le sceau est toujours actif, il doit donc être toujours en vie.
Il resta silencieux un bref moment puis reprit la parole.
- Quels sont vos ordres ?
- Vous allez prendre le commandement des hommes de Gonzague en plus des votre et vous allez assurer la sécurité de la princesse Faidhi ainsi que celle de la conseillère El Amyne. Vous y parviendrez ?
- Aucuns problèmes. J’ai bien pris note des dispositions qui la concernent.
Il se tourna vers la Lame Noire qui s’était approché, un pli soucieux lui barrant le front.
- Cela ne vous gêne pas, messire Di Totti ?
- Nullement. Votre compagnie m’est très agréable. Après votre agression de l’autre soir, la disparition du capitaine de Toques confirme que quelqu’un cherche à saboter les négociations qui auront lieu.
- A ce sujet, si j’ai bien compris, c’est bien la princesse elle-même qui va négocier sa main, si j’ose dire.
- En effet. Elle sera la voix de mon maître.
- Confier une telle responsabilité à une femme aussi jeune n’est-il pas risqué ?
Un bref rire s’échappa de la gorge du spadassin.
- Vous ne connaissez pas la princesse ! Mais ça ne saurait tarder…
De la main, il indiqua la gracieuse silhouette de la nef suspendue à son ballon qui s’approchait de l’aire d’atterrissage en dessinant une longue courbe descendante. Le capitaine contempla un instant le spectacle puis s’en alla ordonner à ses hommes de former la haie d’honneur. Ceux-ci portaient leur uniforme d’apparat mais d’autres patrouillaient dans les environs et leur accoutrement n’avait rien de cérémonial. Sur la gauche, la fanfare de la Garde se préparait tandis que sur la droite la masse des dignitaires qui avaient eu le privilège d’accueillir les invités était dirigée de main de maître par le chambellan de l’Empereur. En tête de cette délégation, se détachait la haute silhouette du comte Vincent de Sombrelame, Premier Ministre de l’Empire et chef de file respecté du parti de la Réforme. La deuxième personnalité politique de Baulieu représentait ici l’Empereur et quiconque connaissait un tant soit peu le vieil homme pouvait lire sur son visage sévère tout l’ennui que ce rôle lui inspirait. D’autant qu’il n’avait jamais dissimulé ses réticences à cette méthode archaïque pour mettre un terme au conflit avec l’Ostria même s’il avait bien du reconnaître qu’il s’agissait là du meilleur moyen pour sortir de cette impasse aussi coûteuse en hommes qu’en argent.
Au-dessus de leurs têtes, les gigantesques hélices qui propulsaient le Triomphant s’arrêtèrent et une douzaine d’écharpes de brumes tournoyantes firent leur apparition. Emanations de l’esprit aérien lié au dirigeable, elles dessinèrent un fantastique ballet virevoltant autour de la coque tout en la soutenant et en l’accompagnant sur sa trajectoire. Le prodigieux engin, fruit des toutes dernières connaissances alchimiques alliant magie et technologie, se stabilisa doucement à deux mètres au-dessus du centre de l’aire d’atterrissage. Au sol, les manœuvriers poussèrent une longue rampe en bois à la perpendiculaire de la nef et qui s’ajusta parfaitement au niveau du bastingage. Les cuivres de la fanfare entonnèrent un hymne aux accents joyeux tandis qu’en réponse au signe de tête du capitaine Valdez, la haie d’honneur s’avançait et s’alignait impeccablement dans le prolongement de la rampe.
A son sommet, une silhouette menue fit son apparition. Vêtue d’un pantalon noir assorti à sa veste cintrée ornée de quatre boutons d’argent, la princesse Faidhi s’avança, sa blonde chevelure luisant de reflets éclatants. Cet accoutrement, complété par ses bottes de cavalier et la rapière qui ornait sa large ceinture de tissu, arracha un sourire à Martin. En délaissant les encombrantes robes de courtisane pour cette tenue plus martiale, la jeune fille entendait visiblement souligner l’aspect militaire et diplomatique de sa visite. Elle tenait aussi certainement à détromper ceux qui ne voyaient en elle qu’une esthétique monnaie d’échange destinée à sceller l’accord entre son père et l’Empereur. Les quatre Lames Noires à la physionomie patibulaire qui emboîtèrent son pas, venaient confirmer cette première impression. Valdez jeta un œil au sergent Muller qui lui confirma d’un signe de la main que les environs étaient parfaitement sécurisés puis acquiesça à la question muette du chambellan. Ce dernier fit alors avancer la délégation, toujours menée par le Premier Ministre, au pied de la passerelle afin d’accueillir l’invitée de marque.
Le capitaine releva les yeux pour observer les deux nouvelles silhouettes qui s’engageaient à leur tour sur la rampe. Malgré l’agréable chaleur de cette matinée ensoleillée, la représentante de la République de Tan Ystrel était élégamment vêtue d’un long manteau brun bordé de fourrure. Elle était suivie de près par un homme engoncé dans un cafetan d’un blanc éclatant et dont l’imposant turban ne laissait visible que la partie supérieure du visage. Nulle arme n’était visible mais pourtant, à sa façon de se déplacer, le garde du corps de la conseillère paraissait aussi dangereux qu’un des redoutables serpents qui pullulaient dans l’immense désert servant d’écrin à Tan Ystrel. Valdez connaissait la réputation de ces guerriers masqués dont l’arme la plus efficace était le mystère qui les entourait. Il espérait bien que sa mission de protection lui donnerait l’occasion d’en apprendre un peu plus à leur sujet. Toujours flanqué de Lucciano, il laissa le temps nécessaire aux fastidieuses salutations protocolaires puis rejoignit le groupe qui s’était formé au pied de la passerelle. Le Premier Ministre l’accueillit et le présenta aux deux invitées.
- Princesse Faidhi, conseillère El Amyne, je vous présente le capitaine Valdez. Il sera chargé de votre protection tout au long de votre séjour. Il restera à votre disposition pour organiser tous vos déplacements. N’hésitez pas à faire appel à ses services.
Le visage impassible, Martin salua les deux femmes d’une brève inclinaison du torse. Le regard noir de la princesse glissa sur lui comme s’il était quantité négligeable puis se posa sur Di Totti. Un charmant sourire se dessina sur ses lèvres rouge sang et elle s’adressa au spadassin.
- Lucciano, quel plaisir de vous revoir. Votre présence à mes côtés m’est très rassurante.
Le capitaine réprima une insolente réflexion en réponse à l’affront dont il venait d’être victime. Il avait l’habitude de ce genre d’attitude de la part de personnes qui se croyaient d’un rang supérieur au sien et s’en était fait une raison depuis bien longtemps. La Lame Noire saisit la main que lui tendait la jeune femme et la baisa respectueusement avant de répondre.
- Votre confiance m’honore, maîtresse. Je pourrai m’acquitter de ma mission dans les meilleures conditions grâce à la coopération du capitaine Valdez.
La princesse inclina la tête et reporta son attention sur Martin, visiblement satisfaite par le crédit que le spadassin avait exprimé à l’égard du jeune officier. Ce dernier soutint sans sourciller son regard envoûtant.
- Heureuse de faire votre connaissance, capitaine Valdez. Nous aurons l’occasion de discuter plus longuement car j’ai l’intention de profiter de mon séjour à Valmont pour visiter le cité.
- A votre disposition, princesse.
Elle le remercia d’une brève inclinaison de la tête puis s’en alla à la suite du Premier Ministre pour être présentée aux différents dignitaires qui patientaient un peu plus loin. Martin retint un soupir de soulagement. Ce regard avait provoqué en lui une intense fascination, presque un désir sexuel, mais, en même temps, une étrange révulsion. Une voix douce aux accents mélodieux le tira de sa réflexion.
- La princesse Faidhi est une personnalité étonnante et ne laisse personne indifférent.
Le capitaine se tourna vers la conseillère qui l’observait. Le sourire qui éclairait son visage presque banal ainsi que l’expression chaleureuse de son regard lui firent immédiatement oublier les curieux sentiments suscités par la princesse. Cette femme, qui devait approcher du demi-siècle d’existence, respirait la confiance et la sympathie. De plus, il devait bien se l’avouer, si elle n’avait ni la jeunesse, ni la vénéneuse beauté de la princesse, le terme de fascinant était bien pâle pour décrire l’attrait qu’elle exerçait. Se rappelant ce qu’il connaissait des ystréliennes, il écarta ces pensées et répondit d’une voix neutre.
- Enchanté de faire votre connaissance, conseillère El Amyne.
- Le plaisir est pour moi, capitaine Valdez, d’autant que je ne m’attendais pas à être chaperonné par quelqu’un d’aussi jeune et d’aussi bien fait que vous. Sans parler de votre réputation.
- Ma réputation ?
- L’écho de vos exploits lors des émeutes d’avril est parvenu jusqu’au Joyau du désert.
- Echo certainement amplifié et déformé. J’ai simplement donné le bon ordre au bon moment.
- Votre modestie vous honore, capitaine.
Elle désigna de la main l’homme habillé de blanc qui attendait deux pas derrière elle.
- Je vous présente Sa’Anda. Veuillez le considérer comme ma deuxième ombre.
Martin salua le guerrier d’un signe de tête mais ce dernier resta immobile, se contentant de fixer son regard bleu acier sur l’officier.
- Ne vous offusquez pas. Sa’Anda n’est guère loquace mais il ne vous gênera aucunement dans le bon accomplissement de votre mission. Si vous me permettez, capitaine, le devoir m’appelle. J’espère que nous aurons l’occasion de faire plus ample connaissance.
Sur ces mots, elle tourna les talons, toujours suivie par son impassible garde du corps, pour rejoindre le Premier Ministre ainsi que la princesse Faidhi. Valdez haussa les épaules. Il pensait bien connaître la psychologie féminine mais face à ces deux spécimens qu’il était censé protéger, il ne pouvait que constater que leur compagnie risquait de lui causer bien des soucis. Dans des styles très différents, elles étaient toutes deux aussi intelligentes que dangereuses.
Martin avait pleine confiance dans les mesures de sécurité prises et se concentra alors dans l’observation d’un personnage qui le fascinait depuis de nombreuses années, le comte Vincent de Sombrelame. Le vieil homme était un érudit respecté de tous ainsi qu’un homme politique visionnaire. Sous son impulsion, le parti de la Réforme était devenu une force politique majeure de l’Empire. La disgrâce du parti traditionnel, fidèle à l’Eglise des Oracles, lui avait facilité la tâche et son principal rival était maintenant le parti Impérial qui se reposait sur les anciennes valeurs de la féodalité et qui voyait d’un mauvais œil les bouleversements sociaux proposés par les réformateurs. L’échec de la guerre contre l’Ostria l’avait écarté des plus hautes instances dirigeantes même si son influence restait importante et c’est naturellement que le comte de Sombrelame avait pris le poste de Premier Ministre depuis maintenant quatre ans. Mais c’était à son tour d’être sur la sellette compte-tenu de la stagnation du conflit qu’il n’avait su résoudre par des moyens diplomatiques ou militaires. Logiquement, le rapprochement avec Massada ouvrait des perspectives qui lui permettraient de sortir de cette impasse et donc de préserver sa position. Toutefois, le vieux comte voyait au-delà et craignait que le prix à payer ne soit bien trop élevé pour les intérêts de l’Empire. De plus, par ce mariage, l’Empereur avait trouvé un moyen de passer au-dessus des prérogatives de l’Assemblée en faisant appel aux coutumes ancestrales et son Premier Ministre savait pertinemment qu’il n’aurait pas, ou peu, son mot à dire par rapport aux clauses de ce contrat.
Ces aspects n’étaient pas vraiment ceux qui intéressaient Martin, même si le fait qu’un homme du peuple comme lui ait pu accéder à ce poste de capitaine de la Garde Impériale était intimement lié aux efforts des réformateurs depuis trois siècles. Le comte n’avait pas toujours été cet homme politique plongé dans les tourments du pouvoir. Il avait connu une jeunesse tumultueuse faite d’aventures rocambolesques et de voyages dangereux. Intrépide, insolent et fantasque, il avait incarné une image romantique du spadassin. Il avait aussi été l’une des plus fines lames de l’Empire, si ce n’est la meilleure. Et même à son âge avancé, Martin avait eu la preuve que le comte n’avait rien perdu de sa virtuosité.
Trois ans auparavant, alors qu’il venait juste de sortir de l’Académie militaire, il avait acquis une certaine réputation d’épéiste et cela lui était monté à la tête. Il avait eu l’idée de défier les membres du Cercle de la Plume et de l’Epée, un cercle d’escrime qui avait été créé par le comte de Sombrelame et par l’intermédiaire duquel il avait fait son entrée en politique. Martin avait défait plusieurs des jeunes nobles de ce Cercle et il s’y était rendu, une fois de plus, pour lancer un nouveau défi. Mais ce jour-là, le comte était présent et ce fut lui qui répondit à son insolente provocation. C’était bien sûr là l’objectif inavoué du jeune officier et en croisant le fer avec cette légende vivante il avait ressenti un frisson dont il se souviendrait jusqu’à la fin de ces jours. Il pensait que ce duel ne serait qu’une formalité, un clin d’œil à l’histoire et que le comte se contenterait d’une aimable passe d’arme. Tel ne fut pas le cas. Après quelques instants d’observations, d’échanges d’attaques et de parades aussi courtoises qu’académique, Martin lança un assaut plus vigoureux qui se solda par un échec. L’aisance et la nonchalance du vieil homme commençaient à l’énerver et ses coups se firent plus appuyés. Des élèves voulurent intervenir mais le comte leur fit un geste qui les plongea dans un silence tendu et respectueux. Il avait jubilé en comprenant que le vieil homme lui accordait un véritable duel.
Maintenant plongé dans ses souvenirs, indifférent à la délégation qui se mettait lentement en mouvement vers le palais, il se souvenait de la sueur qui perlait à son front tandis qu’il enchaînait les attaques les plus complexes de son répertoire.
Il se souvenait du sourire indulgent du comte dont la lame écartait la sienne avec une désespérante facilité.
Il se souvenait de sa rage grandissante et du coup bas, indigne, qui avait jeté le vieil homme à terre.
Il se souvenait du murmure outré des épéistes tandis que le comte se relevait habilement alors qu’il persistait à l’attaquer au sol.
Il se souvenait de cette lame qui s’enroulait autour de la sienne, qui le forçait à une garde haute, de ce genou fléchi, de ce geste insaisissable et de cette pointe posée sur sa gorge.
Il se souvenait de la honte qui l’avait envahi, la tête baissée, le regard fixé sur l’épée à laquelle son existence était rivée.
Le comte l’avait alors félicité et ses mots l’avaient réconforté.
- Vous êtes doué, jeune homme. Très doué. Vous n’avez pas à avoir honte. Quand on se bat pour sa vie, il n’y a aucune règle à respecter. Vous m’avez appris quelque chose aujourd’hui. Je ne connaissais pas cette sournoise, mais efficace, feinte que vous avez utilisée. Je ne m'y ferai pas prendre deux fois. J’espère qu’il en est de même pour vous.
Martin lui avait alors demandé de lui enseigner la botte qu’il n’avait su parer mais le vieil homme avait refusé.
- Le fait de l’avoir vue et d’avoir survécu doit vous suffire. Je ne peux rien faire de plus pour vous.
Le jeune capitaine n’avait rien oublié de ce moment et cela lui avait sauvé la vie, il y a deux nuits, face à l’homme en gris qui avait exécuté à la perfection la botte de Sombrelame.
Chevalier un jour, Chevalier toujours ! Montjoie Saint Denis et Tutti Quanti !
le terme d’attirant était bien pâle pour décrire l’attrait qu’elle exerçait
Attirant et attrait dans la même phrase me dérange un peu
Sinon toujours bien , dense c'est sûr, peut-être pas assez aéré (longs paragraphes ) .
J'aime beaucoup l'idée des dirigeables .
J'ai fait la modif et j'ai une peu aéré (au fait, pour info, la plupart des éditeurs demandent de ne pas sauter de ligne entre les paragraphes ou uniquement si c'est justifié (changement de lieu, de personnages), ils se contentent des interlignes question "aération" du texte).
Le docteur Lucas avait sa tête des mauvais jours et descendait le boulevard des Ateliers d’un pas rageur. La veille, il avait passé sa journée à écumer tous les apothicaires ayant pignon sur rue à la recherche de la chloritine, l’une des drogues présente dans l’organisme de l’Ecarlate. Malgré ses promesses d’une généreuse récompense, la réponse avait été invariablement négative et les marchands avaient été incapables de lui fournir une piste sérieuse. Il n’était heureusement pas au bout de ses ressources et avait consacré cette belle matinée de dimanche auprès des fournisseurs illégaux. A son grand désespoir, cela n’avait rien donné pour le moment et il se dirigeait maintenant vers le Delta. Il s’engagea sans hésiter dans le labyrinthe de ruelles et de canaux de son quartier natal.
Après une dizaine de minutes d’une marche rapide, il déboucha sur une minuscule place quasiment indécelable pour qui ne connaissait pas son existence tant ses accès étaient étroits et tortueux. Elle était cernée par des immeubles de un ou deux étages dont les balustrades plus ou moins bancales dominaient son sol aux pavés disjoints et envahis par les mauvaises herbes. Le peu de lumière qui y pénétrait était filtrée par les cordages chargés de linges qui s’étendaient d’un balcon à un autre. Quelques gamins entre quatre et dix ans jouaient torse-nus sous le regard distrait de leurs mères occupées au lavoir délabré qui trônait au centre. A l’arrivée du docteur Lucas et à la vue de ses vêtements propres et de bonne qualité, les mômes cessèrent de jouer et se précipitèrent vers lui pour quémander quelques piécettes. Tout en veillant à ce qu’une main preste et légère ne le déleste du contenu de ses poches, Hector fronça ses épais sourcils et prit son air le plus renfrogné provoquant ainsi un déluge d’insultes, de quolibets ou de lamentations. Après quelques instants de ce manège, il éclata de rire et s’agenouilla pour distribuer à chacun une pièce extraite de sa bourse. Il se délecta de leurs sourires radieux et de leurs yeux qui brillaient à la vue de la véritable fortune, à leur échelle, qu’ils tenaient entre leurs mains. Finalement, il n’y a pas si longtemps, il avait été l’un de ces enfants et il se rappelait parfaitement de la valeur d’un tel présent. Même si son père était un médecin, il était trop investi dans sa vocation et refusait tout paiement pour ses services. De ce fait, il avait imposé à son fils le même mode de vie que les gens qu’il soignait. Hector avait peut-être hérité de ses compétences mais certainement pas de ses scrupules et, sans pour autant être égoïste, il plaçait son bien-être personnel au-dessus de ce type de bons sentiments.
Reprenant son expression rébarbative, il leur glissa quelques mots en argot et ils s’écartèrent de son passage en riant. Il se releva et scruta la pénombre qui régnait sous les balcons. Son regard s’arrêta sur une forme qui aurait pu passer pour un tas de vêtements sales posé contre le mur. Sans hésiter, il se dirigea dans sa direction et s’arrêta à un pas, les yeux fixés sur la gueule menaçante du pistolet qui émergeait maintenant de la masse informe. Une voix agressive et haut perchée s’en échappa.
- Si tu viens pour récupérer ton argent, passe ton chemin.
- Range cette arme, Kallas. Tu ne sais pas t’en servir et en plus t’es tellement radin que je suis certain que tu n’as même pas pris la peine d’acheter de la poudre et des balles.
- Peut-être. Mais je ne te rembourserai pas quand même.
L’arme disparut et le tas s’anima. Un visage ridé d’une propreté douteuse se releva vers Hector et le regard méfiant du vieil homme se fixa sur lui.
- Que me veux-tu ?
- Je cherche de la chloritine.
- Je n’en ai pas. Au revoir.
Le docteur resta immobile. Brusquement, il se baissa et saisit le vieillard par le col puis, le soulevant brutalement, il le plaqua contre le mur. Indifférent à l’haleine fétide du dénommé Kallas, il approcha son visage du sien.
- Que tu m’escroques, cela je veux bien le comprendre. Ce sont les règles du jeu. Mais là, j’ai absolument besoin d’informations. Et je ne partirai pas avant d’en avoir, même si je dois te transformer en planche anatomique pour cela.
Hector lâcha le vieil homme qui s’écroula en poussant un juron à ses pieds. Il réajusta sa veste sur ses larges épaules et reprit.
- Je suis prêt à payer.
Kallas se dissimula à nouveau sous l’amas de vêtements et cracha.
- Je peux te faire tuer pour ce que tu viens de faire ! Me brutaliser, moi, un pauvre vieillard ! Tu te crois fort, hein ? T’en profites ! N’as-tu pas honte ?
- Non.
Le vieil homme sembla se calmer.
- Je connais quelqu’un qui peut en avoir. Parlons d’abord du prix.
- Combien ?
- J’ai quelques clients qui seraient intéressés par une certaine drogue dont on commence à parler dans certains milieux. On l’appelle la poussière d’étoile.
- Jamais entendu parlé.
- Ne joue pas au plus fin avec moi, petit docteur. Je sais ce que je t’ai vendu. Et j’ai une petite idée de ce qu’on peut faire avec et cela correspond bien aux effets qu’on m’a décrit.
Hector garda le silence. Il savait que son petit trafic ne pouvait rester totalement inaperçu. Le plus important pour lui était d’éviter de mettre le doigt dans l’engrenage d’une commercialisation trop importante. Il avait conçu cette drogue avant tout pour mettre en application ses connaissances. Sa vente lui permettait bien sûr d’arrondir confortablement ses revenus mais il souhaitait rester dans le domaine artisanal. Or, sa poussière d’étoile était susceptible d’intéresser des personnes ayant bien plus d’ambitions, et bien moins de scrupules.
- Qui sont ces clients ?
- Voyons ! Tu sais bien que cela ne se demande pas !
La voix aigrelette exprimait maintenant la ruse et la convoitise. Le vieil homme jubilait car il se savait en position de négocier à son avantage.
- Tu as peur, hein ?
- Non. Disons que je m’inquiète.
- Ne te fais pas de soucis. Je ne suis pas un mauvais bougre. Je n’ai pas l’intention de divulguer ton… notre petit secret.
Hector serra les poings et réprima une furieuse envie de faire cracher ses dernières dents au vieil homme. Mais il savait que l’appât du gain de Kallas était tel qu’il éviterait, lui aussi, d’alerter de plus gros poissons à l’appétit bien plus vorace. Il ramassa sa mallette de médecin et en extirpa une fiole sans étiquette. En un clin d’œil, elle disparut sous l’amas de vêtements.
- Un flacon. Cela représente une dizaine d’injections. Pas plus d’une par jour sinon l’effet d’addiction sera démultiplié. Je te le donne en échange de l’information que je souhaite. Si tu en veux plus, tu sais où me trouver. Nous discuterons alors de ton pourcentage.
- Voilà un langage qui me plait… cher associé. Tu trouveras un certain Nazil à la taverne du Puits. Il y a quelques temps, il avait ce que tu cherches. J’ignore s’il en a toujours en réserve mais il doit connaître une filière.
- C’est tout ?
- Fais attention. Cet homme est loin d’être aussi aimable que moi. Il traîne toujours avec quelques gros bras et je sais de source sûre que certains de ses clients qui avaient des difficultés de paiement ont servi de nourriture aux poissons du Delta.
- Merci pour l’avertissement.
Sur ces derniers mots, le docteur s’éloigna et quitta la petite place, une expression soucieuse sur le visage. Cela ne l’enchantait guère de devoir traiter avec un trafiquant qu’il ne connaissait pas. Il commençait à risquer gros dans cette affaire et il n’avait absolument pas l’intention de se mettre en danger inconsidérément. Il se souvint du visage d’Elain de Cendres et réprima un désagréable frisson. Bien sûr, donner satisfaction à la redoutée duchesse pouvait se révéler très profitable, mais il évitait de faire affaire avec des personnes qu’il jugeait avoir des capacités intellectuelles supérieures aux siennes. Le Préfet était certes excessivement intelligent mais ses convictions et son dévouement le rendaient très prévisible, ce qui était très loin d’être le cas de la conseillère de l’Empereur. Bien que Phil lui ait assuré que la situation ne pourrait que leur être avantageuse, il persistait à douter, son ami étant parfois bien trop confiant. Pourtant, malgré sa méfiance, il se sentait irrésistiblement attiré par cette enquête. Ce qu’il avait découvert sur la créature était proprement fascinant et l’envie d’en savoir plus sur cette prodigieuse expérimentation médicale était bien plus forte que ses réticences.
Il arriva en fin d’après-midi à la taverne du Puits, un bouge comme parmi tant d’autres. Dans une ruelle attenante, il vérifia que son pistolet était bien armé et prêt à l’usage. Il le glissa à la ceinture et referma sa veste afin de le dissimuler puis s’engagea dans le court passage voûté qui menait dans le sordide établissement. A cette heure-ci, il y avait peu de clients hormis les habituels piliers de comptoir qui jouaient aux dés. L’éclairage parcimonieux et le silence feutré de la pièce principale étaient propices au règlement de toute sorte d’affaires plus ou moins légales. Hector s’approcha de l’aubergiste, un homme de petite taille au visage de fouine et à l’expression rébarbative. Il fit apparaître une pièce entre ses doigts et la posa sur le vernis maculé du bar, conservant sa main dessus.
- Je cherche Nazil. Pour affaire.
L’homme se contenta de hausser les épaules et indiqua du regard un recoin non loin de la porte de la cuisine. Laissant la pièce, le docteur s’y dirigea mais avant d’avoir pu atteindre le renfoncement, deux hommes à la carrure conséquente en surgirent et lui barrèrent le chemin.
- Que veux-tu ?
Habitué aux us et coutumes de ce genre de trafiquants, Hector ne s’en formalisa pas.
- Je suis un client et j’ai de quoi payer.
Les deux gardes du corps l’observèrent de haut en bas, puis s’écartèrent. Il s’avança, indifférent à la présence des deux molosses juste derrière lui. Le recoin était occupé par une table ronde, derrière laquelle un homme vêtu luxueusement, mais avec un mauvais goût remarquable, trônait sur un fauteuil. Il était particulièrement gras, et sa tête ronde et imberbe reposant sur un confortable double menton exprimait la méfiance. Un parfum écœurant qui masquait mal des relents de graillon assaillit les narines du docteur. Coincés entre des bourrelets de graisse, deux petits yeux chafouins le scrutèrent un instant puis une main aux doigts boudinés et surchargés de bagues clinquantes indiqua la chaise située en face. Hector prit place en souriant.
- Que cherchez-vous ?
- De la clhoritine.
Le trafiquant renifla.
- Je n’en ai pas.
- On m’a affirmé le contraire. Si vous n’en avez pas, vous savez où en trouver. Je ne négocierai pas le prix. Vous pouvez faire une très bonne affaire.
Un petit rire fit tressauter la graisse de son visage.
- Même si j’en avais, je connais déjà un très bon client avec qui il vous sera difficile de rivaliser.
Hector réfléchit un bref instant. L’Ecarlate devait avoir besoin d’une importante quantité de chloritine et, compte-tenu de la difficulté de s’en procurer, il était fort probable qu’il avait demandé à ce Nazil de lui fournir l’intégralité de ce qu’il pourrait obtenir. Maintenant, il ne restait plus qu’à espérer que ce raisonnement était le bon.
- Et qui est ce client ? Il pourrait peut-être m’aider.
Un nouveau rire le secoua et ses yeux fixèrent méchamment le docteur.
- Nous n’avons plus rien à nous dire.
Hector sentit une main lourde se poser sur son épaule. Il se redressa en souriant.
- Vous êtes sûr de ne pas vouloir me répondre ?
L’homme se contenta de renifler et la pression se fit plus insistante. Puis un bruit sourd retentit et le garde du corps qui tenait Hector s’écroula, la nuque en sang. Le trafiquant poussa un hoquet de colère et tenta de se relever. Sans se soucier de ce qui se passait derrière lui, le docteur se pencha par-dessus la table, saisit d’une main Nazil à la nuque et plaqua violemment sa tête sur la table, faisant éclater le bourrelet de graisse qui lui servait de nez. Un scalpel apparut dans son autre main et il l’approcha de l’œil apeuré du trafiquant.
- Qui est ce client et où puis-je le trouver ?
Un couinement menaçant lui répondit.
- Ordure ! Tu ne sais pas ce que tu fais ! Tu vas avoir de gros ennuis !
La lame effleura l’œil puis s’enfonça dans la graisse juste en dessous. Cette fois-ci, Nazil poussa un gémissement de terreur.
- Arrête ! Tu es complètement cinglé ! Je vais te répondre !
- J’écoute.
- Je ne connais pas son nom. Je fais livrer les colis dans une maison inhabitée, rue de la Soif, en face du Saut du Loup.
La lame s’enfonça un peu plus.
- C’est tout ?
- Arrête ! Je t’en supplie ! Il faut aller à la cave… Il y a une lourde porte… Il faut frapper cinq fois puis deux fois et alors une petite trappe s’ouvre et on fait l’échange ! Je n’en sais pas plus, je te le jure !
La lame continua lentement à découper la paupière, le sang se mêlant aux larmes de terreur de Nazil.
- Tu ne m’as pas dit comment tu avais obtenu ce marché.
- Un vieil homme, un moine je crois, est venu, il y a six mois. Il m’a donné une véritable fortune pour cette foutue chloritine et c’est tout ! Vu l’argent que je me faisais, je n’allais pas poser des questions indiscrètes. Je t’en supplie, arrête maintenant.
Le scalpel daigna enfin s’éloigner et la pression sur sa nuque se relâcha. Satisfait, le docteur se retourna vers Phil Hagen qui tenait en respect le deuxième molosse avec un pistolet. Il lui fit un clin d’œil.
- C’est bon. On peut y aller.
Ils quittèrent l’établissement sous les imprécations du trafiquant, les autres clients prenant bien soin de les ignorer.
- Je vais vous faire tuer ! Vous ne savez pas qui je suis !
Une fois à l’extérieur, ils s’en allèrent rapidement et se perdirent dans le dédale des ruelles du Delta. Au bout d’un moment, Phil prit la parole.
- Le gros porc a raison. On va avoir des ennuis.
- Il va falloir t’arranger avec son protecteur.
- Je m’en occupe ce soir. Je le connais et il ne devrait pas trop nous en vouloir. Il va probablement me demander un cambriolage délicat. Mais ce n’est pas pour cela que je m’inquiète. Quand ce Nazil s’apercevra que son protecteur ne bougera pas le petit doigt pour lui, il voudra régler cette affaire lui-même.
Hector haussa les épaules avec une expression ironique.
- Aucun souci.
Il montra sa paume ouverte à son ami qui aperçut une bague ornée d’une pointe orientée vers l’intérieur, puis l’enleva et la rangea soigneusement dans sa musette.
- L’ennui, quand on ne fait pas attention à son alimentation, c’est qu’on accroît le risque d’accidents cardiaques. Je crains que cela ne soit fatal à notre ami. Pas plus tard que cette nuit.
Phil jeta un regard presque effrayé à son ami.
- Tu es sûr que tu es docteur ?
- La mort est le meilleur remède à la vie.
- Tu sais que tu me fais peur parfois ?
- Pourquoi ? T’es souffrant ?
Les deux hommes éclatèrent de rire. Après avoir ainsi évacué la tension de cette confrontation, ils continuèrent leur chemin en silence. Sans même y penser, leurs pas les menèrent jusqu’à l’Espadon. Ils s’installèrent dans leur alcôve habituelle et Gérard ne tarda pas à venir les saluer et à prendre leur commande. Il était l’heure du souper et l’un comme l’autre étaient affamés. Après avoir englouti son repas, Hector prit la parole.
- Le décès prématuré de ce malheureux Nazil ne nous évite pas seulement ses velléités de vengeance. On interrompt ainsi la source de chloritine de nos amis et cela risque de leur poser des problèmes à plus ou moins longue échéance. Tout dépend de leurs réserves. On peut imaginer qu’ils vont se retrouver dans le besoin et qu’ils vont essayer d’en trouver.
- Et il suffira d’une petite rumeur bien placée pour les amener jusqu’à nous. C’est bien vu mais risqué.
- On verra. Si ça se trouve, on vient de tuer l’Ecarlate même si je n’y crois pas trop. Compte tenu des miracles que ses créateurs ont accomplis jusqu’ici, ils trouveront bien un moyen de pallier la carence de chloritine.
- Et que faisons-nous de l’adresse donnée par ce bon Nazil ?
- On y va, on tue tout le monde et on interroge les survivants.
La réponse du docteur arracha un sourire à Phil. Son ami maintenait souvent que les solutions les plus simples étaient toujours les meilleures. Il pensait que l’homme avait tendance à tout compliquer, par orgueil disait-il, et à négliger les évidences. Phil se souvenait des nombreuses fois où cette ligne de conduite avait amené Hector dans des situations dangereuses du temps de leur jeunesse. L’expérience était entrée, parfois douloureusement, dans le crâne épais du docteur et il avait fini par convenir que prudence et subtilité étaient de temps à autre nécessaires. Phil pensait que ses longues années d’études en Ostria étaient finalement venues à bout de l’impétuosité de son ami mais visiblement ce n’était pas le cas. Cela-dit, il savait parfaitement comment le raisonner.
- Et si on tombe sur l’Ecarlate ?
Hector garda le silence un moment.
- En fait, je pense qu’on va soigneusement garder cette information sous le coude et qu’on ira faire une petite visite là-bas uniquement quand on en saura plus… et en force.
Phil sourit.
- C’est là, où je voulais en venir. Le plus simple serait d’informer la duchesse et elle ordonnerait une intervention musclée qui règlerait le problème immédiatement. Mais il y a visiblement beaucoup plus à apprendre. Il y a une autre piste que j’aimerai bien explorer.
- Laquelle ?
- Celle du duc Henry de Neymark, puisqu’il est pour le moment notre suspect numéro un. Je suis intrigué par ce fameux ouvrage, le Livre du Guerrier. Si nous avons affaire à une secte fanatique, il serait judicieux d’en savoir plus sur l’idéologie qui guide leurs actions. Et avec un peu de chance, on pourra découvrir d’autres informations sur l’implication éventuelle du duc dans notre affaire.
- Un cambriolage ? Toujours la même chose, Phil. Tu es vraiment monomaniaque. Tu te débrouilles toujours pour que tout se termine par un vol.
- Si on peut joindre l’utile à l’agréable, pourquoi se priver ?
- Mais quel plaisir éprouves-tu ? Mis à part te fournir de quoi vivre.
Le menton reposant sur ses mains jointes, Phil réfléchit un instant. Hector avait raison. Depuis qu’il était en âge de marcher, il avait toujours volé. Plus qu’une activité lucrative, la cambriole était une véritable seconde nature.
- Il y a le défi, bien sûr. Venir à bout par l’intelligence et l’habileté des mesures de protection les plus efficaces. L’excitation que cela procure est une véritable drogue. En tant que médecin, tu dois pouvoir l’expliquer. Tout le monde cherche à sa façon cet instant fugace d’épanouissement complet. Mais il n’y a pas que ça…
Il marqua un silence et Hector perçut à l’expression de son ami qu’il était mal à l’aise.
- C’est comme un viol. Enfin, j’imagine. Je n’ai jamais violé personne. Physiquement du moins. Je m’introduis dans la vie privée des gens, dans leur cadre de vie, dans le cocon protecteur qu’ils tissent autour d’eux. Tu sais, parfois, je ne prends rien. Je regarde, j’observe, je tente de comprendre qui est la personne qui occupe les lieux que je visite, quels sont ses secrets, ses tourments ou ses passions. Je m’assois dans son fauteuil préféré, je feuillette son livre de chevet ou son journal intime, je goûte le vin qu’elle conserve précieusement et je contemple ses plus précieux bijoux, je m'imprègne de l'odeur de son corps laissée sur ses vêtements. Puis, après, je l’observe dans son sommeil et j’essaye de savoir qui elle est. Je guette son souffle, ses mouvements, ses frissons. Je suis là, l’ombre silencieuse, l’intrus, celui qui est là sans être là, le mouvement au coin de l’œil, la présence qui trouble son sommeil…
Le regard pensif, Phil s’arrêta puis éclata de rire à la vue de son ami que le contemplait, les yeux écarquillés.
- Tu peux bien me dire que je te fais peur, mais toi, ce n’est guère mieux. Tu es vraiment un grand malade.
- Je ne fais pas de mal, pourtant ?
- Je n’en suis pas convaincu.
Une expression soupçonneuse apparut sur le visage bougon du carabin.
- Dis-moi, j’ai eu l’impression que quelqu’un m’observait dans mon sommeil cette nuit. Ce n’était pas toi, j’espère ?
Phil réussit à répondre entre deux éclats de rire. Il fit un clin d’œil malicieux à son ami.
- Qui sait ?
- Je ne trouve pas ça drôle, Phil.
Face à l’hilarité de son ami, Hector finit par se dérider et, après avoir resservi deux verres de vin, reprit la parole sur un ton plus sérieux.
- Revenons à ce cambriolage. Il te faut du temps pour le préparer ?
- Non, pas trop. En fait, j’ai déjà visité le manoir de Neymark. Tu ne crois pas que j’allais passer à côté d’un des plus beaux musées de l’Empire ?
- Ça sera donc une formalité ?
- Pas sûr. A l’époque, je n’avais pas trouvé le moyen de pénétrer dans le vieux donjon du manoir. Il s’agit du véritable sanctuaire du duc et je suppose qu’un ouvrage aussi précieux qu’un livre datant de l’Ere des Secrets ne peut qu’être conservé à cet endroit. Il faut que j’y réfléchisse.
- Si tu as besoin d’un coup de main, je suis disponible.
- Un gros balourd comme toi ? Tu rigoles !
- T’exagères. Quand on était gamin, je t’accompagnais parfois.
- Oui et à chaque fois, ça c’est mal terminé.
- T’es sûr ?
- Certain. Pour tout te dire, à la fin, je montais des coups bidons pour que tu m’accompagnes de temps en temps et que tu me laisses tranquille pour les affaires sérieuses.
- Traître !
Une nouvelle fois, les deux amis éclatèrent de rire. Ils continuèrent de discuter un petit moment puis Phil s’éclipsa pour négocier avec le protecteur de Nazil sa clémence pour avoir rudoyé le gros trafiquant. Bien sûr, il ne lui parlerait pas de l’empoisonnement et espérait que cela serait pris comme une coïncidence. Il ne s’inquiétait pas outre mesure. Cet incident n’était pas bien grave, même s’il convenait de respecter les usages du Delta et qu’il préférait conserver de bonnes relations avec la pègre. De plus, il connaissait déjà le protecteur en question, un membre de la guilde du Scorpion, car il avait, par le passé, traité quelques affaires avec lui. Une fois cette formalité réglée, il se pencherait alors sur le cambriolage du manoir de Neymark, perspective qui le réjouissait au plus haut point.
En fait j'aurai quelques questions sur ce que j'ai écrit jusqu'ici. Suffit de répondre par oui ou non
- Est-il original ? (contexte, intrigue, ambiance, personnages, façon de le traiter) (vous pouvez répondre non sans risque de me vexer puisque ce n'était pas mon intention)
Chevalier un jour, Chevalier toujours ! Montjoie Saint Denis et Tutti Quanti !
vers lui pour lui quémander des piécettes
Un lui de trop
Le visage ridé d’une propreté douteuse d’un vieil homme se releva ...
Aucuns soucis...
le vieux donjon central du manoir ...
quelques affaires avec lui. Une fois cette affaire réglée ...
1 ) d'une ... d'un : un peu lourd
2) singulier
3) Un seul donjon par château, non ?, en général central ( Pléonasme ? )
4) répétition
A part ça, pas mal du tout . J'admire ta science des détails, je t'aurai torché ça en plus direct ( plus gore ? ) Et Valdez ? Je crois que c'est lui que je préfère .
J'aime beaucoup l'ambiance "Napoléon/Empire", le coté policier avec de legeres touches de fantasy pour qu'on se demande quel est ce mysterieux systeme de magie comme le TdF quoi )
Les dragons aussi, y sont chouettes (rapport à Pern où ?)
Roman de Némo prit délicatement le document et parcourut le texte. Fronçant des sourcils, il huma le texte puis l’approcha de son oreille en faisant crisser le papier entre deux doigts puis le porta à sa bouche et l’humidifia de la pointe de la longue.
Longe ou langue ?
Et Elaine ou Elain ? ca change de temps en temps...
L'histoire est bien prenante, le début un peu moins peut-etre, mais on rentre tres bien dedans Et l'histoire n'est pas trop complexe non, ca change de Harry Potter Et plus c'est tordu, mieux c'est
J'aime bien Phil, Valdez est trop parfait, le medecin trop... euh enfin voila quoi on tue pas les gens comme ca non plus