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Texte hors-joutes
Texte hors-joutes : Fantômes de glace
Le 18/06/2019 par Owyn non favori



Texte publié dans le recueil La folie et l'absinthe (éditions Noir d'Absinthe, avril 2019), sous le pseudonyme Amaryan.


***



Encelade semble se dissoudre dans le vide spatial. Enluminés des lointains rayons du soleil, les lents panaches des geysers s’étiolent au-dessus de la courbe pâle du satellite, meurent dans l’obscurité étoilée. Ils m’apparaissent comme le signe d’une condamnation pathétique, inéluctable. Un monde qui, tel un titanesque cachet effervescent, achèvera un jour de se répandre dans l’espace de l’anneau E en poussières infimes, dans des millions d’années. Cette vision m’inspire une brusque et irrépressible mélancolie. Elle m’est familière, pourtant. Combien de fois ai-je parcouru les rapports, contemplé encore et encore sur les écrans cette petite lune blême à la vie secrète ? Seulement, c’est la première fois que je la vois réellement, de mes propres yeux. Elle est belle, petite, triste, lacérée de cicatrices de glace.

De l’autre côté du ciel, presque à la frontière de l’écran pressurisé, Saturne semble plus réelle, plus solide que cet astre évanescent. J’ai le bon angle de descente pour observer, un long moment, son étrange et éternel cyclone hexagonal. La planète aux anneaux se déploie comme une danseuse aux teintes d’ocre, gracieuse, attrayante. Mais c’est là un monde seulement pour les orages furieux et les gaz mortels, fussent-ils animés d’une forme de conscience improbable. Je m’imagine soudain converser avec des êtres d’hélium et d’hydrogène, des spectres de tempêtes, des filaments d’éther. Mes fantasmes solitaires m’amènent un rire aux lèvres.
Une bulle d’un vert trouble flotte jusqu’à moi, liquide aux particules de rêve dans son enveloppe d’algue translucide. Échappée d’un tiroir mal verrouillé, comme ses aimables sœurs. Elles envahissent l’habitacle, fées sphériques, me caressent, m’appellent. Je me dessangle de mon fauteuil, laisse la microgravité me soulever. Lèvres entrouvertes, je gobe un de ces petits esprits verts, le sens éclater contre mon palais, puis la saveur végétale, entêtante, envahit mes sens. Le frisson délicieux glisse le long de mes nerfs. Je m’apaise, en prévision de l’harmonie qui s’en vient. Je les appelle mes fées vertes, car leur douce teinte embrumée me rappelle le spiritueux qu’on consomme avec une cuillère et une gelée de sucre dans un rituel suranné, sur les riches stations de Ganymède où j’ai grandi. Mes bulles d’harmonie en ont peut-être la saveur florale, mais les plantes issues des serres paradisiaques d’Io, la subtile touche d’alcool qui agit sur les vaisseaux sanguins, sont dosées pour moi et personne d’autre, ajustées à mes ondes mentales. Pour l’éveil et la paix de l’âme dans ma mission qui s’annonce, sur mon astre de glace diaphane.
Les autres fées, versatiles, je les laisse à regret se rassembler au centre de la capsule en une lente rotation. Je les réunis au creux de mes mains, me force à les repousser dans le caisson réfrigéré où elles reposent d’ordinaire. Une hésitation. J’en aspire une seconde avant de refermer le tiroir d’une main encore ferme. Le besoin est toujours plus grand, l’équilibre chaque fois plus long à trouver. Je dois préparer ma descente, dans tous les sens du terme.
Je suis la porte d’entrée de l’humanité, le premier pas, la poignée de main adressée à chaque nouvelle espèce. Je suis empathe, chamane, diplomate. L’être qui accueille dans son esprit les pensées et les émotions, ou ce qui s’en rapproche, de toutes les créatures sentientes dont les Terriens croisent la route. Je suis le réceptacle de la curiosité et de la souffrance, de l’hostilité et de l’incompréhension. Il y en a peu comme moi qui sont nés, depuis que notre espèce parcourt les étoiles. Nous sommes précieux. Fragiles. Toujours seuls, loin de la frénésie des mondes peuplés, nos sens en éveil. Nous attendons la rencontre.
J’ai reçu mes instructions hier, ce que l’ordinateur de bord nomme hier. L’hier terrestre. L’ordre de mission a mis fin à mon sommeil programmé ; j’ai vu que j’avais voyagé jusqu’à ce monde que les Terriens observent depuis si longtemps sans oser l’approcher. La rencontre a été décidée, enfin. Ce sera moi. Et ma préparation ne se résume pas seulement à l’enfilage laborieux de ma combinaison pressurisée omnisys. Ma respiration harmonisée sur les ondes de ma pensée, l’âme embrumée par ma fée verte, j’ouvre mon esprit. Le temps se délite, je plonge dans la lenteur des existences d’Encelade.

Laissant glisser ma main sur le filin qui me relie à ma capsule, je bondis avec la légèreté que me confère la microgravité le long de la faille de glace, vers la sonde. La petite machine aux allures d’araignée semble me fixer de son œil rouge, elle communique avec ma combinaison pour me guider sur la croûte gelée d’Encelade. Je ne sais déjà plus si la descente a été longue, s’il m’a fallu du temps pour m’habituer à la pression moindre, à l’oxygène pur qu’exhale mon casque scellé. Hors du temps. Ce monde en perpétuelle dissolution s’entoure d’une armure de glace et garde sa vie secrète. Je la sens palpiter, lointaine. Elle chasse l’angoisse de cette apparence de mort. Ne perdure que le vide, étrange, de l’inconnu. Il me faut le percer. Je ne peux empêcher un soudain pic de panique, et mon cœur s’emballe.
Pour mes semblables, Encelade est un mythe. Nous connaissons sur le bout des doigts tous les peuples plus lointains que la Terre a déjà contactés. Pour notre formation, nous nous baignons dans leurs esprits, nous nous ouvrons à l’absolue étrangeté des êtres. J’ai goûté à la cruauté poétique des Épées Noires de Tau Ceti E, à la douceur éphémère des Cryofilaments de la ceinture de Kuiper, vies tissées entre elles qui vivent et meurent en une seconde, mais existent ensemble pour l’éternité. J’ai même effleuré la masse écrasante de l’océan pensant de Gliese 1 214 b par le biais d’un de ses symbiotes, membrane orageuse conservée dans une cuve, sur notre base centrale. Mais ce qui se cache sous la glace que la sonde va bientôt briser, en ce qui sera peut-être perçu comme une agression, je ne peux m’en faire la plus petite idée. La vie cachée d’Encelade que nous n’avions jamais encore effleurée, si proche de nous, dans notre propre système solaire, inobservable pourtant, inaccessible sous son carcan de glace sans l’invasion que nous allons finalement commettre. J’ignore ce qui les a décidés. Et pourquoi moi ? Suis-je sacrifiable en raison de mon âge ? Un choix propice par mon expérience ? J’ai beau avoir communié avec d’innombrables formes de vie, mes compétences me semblent bien vaines, en cet instant. Je n’ai jamais effectué le premier contact, le premier pas. De mon vivant, il n’y a pas eu d’autres rencontres. Notre seul rôle était de nous tenir prêts.
Seront-ils seulement intelligents, ces êtres méthanogènes dont nous avons cru recevoir un signe de vie élaborée dans les volutes fatidiques des geysers d’Encelade ? J’inspire l’oxygène pur, laisse la fée verte m’apaiser. Je pianote sur le bras de ma combinaison. Une petite boule viride est libérée à l’intérieur de mon casque, et je l’aspire, me gorge de sa saveur. Lorsque je rejoins enfin la sonde, celle-ci se prépare à forer. Ma descente va commencer.

D’ordinaire, nos satellites s’efforcent de repérer un centre de vie, un endroit propice à un premier contact. Ici, comme sur Gliese 1 214 b, il est impossible d’envisager un tel critère. Le choix du lieu de forage n’est lié qu’à des conditions géologiques. Entre les profondes fissures du pôle sud d’Encelade, la croûte de glace ne mesure, selon les calculs thermiques, guère plus de deux kilomètres d’épaisseur. C’est bien assez. Elle se referme très vite sur notre passage. Dans l’étroit habitacle du robot foreur, les écrans ne me renvoient qu’une blancheur trouble et fissurée, éclairée des reflets rouges de la sonde. Je me sens glisser dans une ataraxie adéquate. Je passe en revue toutes les données récoltées sur Encelade au fil des siècles, l’historique des tentatives d’entrée non invasives, par des robots microscopiques, dans le milieu océanique de la lune, les innombrables essais de communication mécanisée, infructueux. Ces renseignements me sont déjà indifférents. Depuis, l’humanité a perdu l’illusion qu’elle pourrait se préparer à la rencontre d’espèces si différentes d’elle-même par le biais de la technologie. Seul quelqu’un comme moi peut recevoir et appréhender un esprit étranger, le traduire.
Alors que la descente se poursuit, je me sens bien, libre de nervosité et d’anticipation. Sur l’écran de mon casque, je vois la courbe de mes pensées, aussi plate que possible à ce stade. Elle doit l’être. La glace se brise, l’eau avale la sonde, et j’envahis un espace qui n’a jamais connu mes semblables, qui ignore peut-être la technologie empathique ou le principe même de communication. Mon souffle se fige, se relâche.
Ma combinaison omnisys s’affole un instant, s’accorde avec la sonde pour réguler ses paramètres, s’ajuste sur mon corps à la température soudain plus chaude, presque agréable, à la pression un peu plus forte, toujours tellement inférieure aux moyennes terrestres. D’une main hagarde, j’ordonne l’extinction des lumières. Avant qu’elles s’éteignent, j’entrevois les départs des drones minuscules qui vont cartographier prudemment la surface inverse de la croûte de glace, montagnes aux flans adoucis par les marées, qui plongent vers le noyau de l’astre. Cette image fugace s’estompe aussitôt, avalée par l’obscurité.
Je descends dans des ténèbres liquides absolues.

Rien.
Pas un effleurement sur la surface de mon esprit.
Le vrombissement infime du moteur qui nous pousse, doucement, vers les profondeurs.
Le noir absolu du vide télépathique, aucun remous à la rencontre de mes pensées. Les consciences perçues, à la surface, à travers la croûte, semblent avoir disparu, si bien que je crains les avoir rêvées. Refus de communiquer ? Ont-elles fui, effrayées par la soudaine rupture de la glace ? Comme un cataclysme subit dans leur univers de silence et d’ombre…
Silence factice. Les instruments de mesure de la sonde disent les grondements lointains des cryovolcans, les cris des marées et les gémissements de la glace, tout un univers que je ne peux entendre. Je ferme les yeux et plonge dans la sérénité absolue de l’esprit. La vie finira par venir. Si ce n’est par curiosité, simplement par habituation envers cet étrange objet sphérique qui fait désormais partie de leur océan. Ou bien, si elles ne sont pas ici, je les trouverai. Ailleurs, plus loin. Je respire.
Dans l’obscurité totale, la petite lune paraît une immensité dépourvue de limite. Une chose est certaine, il n’y a, dans cette région, aucune créature, aucune algue produisant de la lumière. Nulle étoile sous-marine. Les mouvements de la sonde m’entraînent à la dérive, suivent le courant, prélèvent des données qui ne me concernent pas. Je me laisse porter, l’esprit large et plat comme un lac. Je vérifie parfois les instruments de mesure, notre lente plongée. Je referme les yeux. Le temps s’étire, cesse d’exister.
Je tombe et je flotte. Cet océan est léger, presque aérien. La matière se glisse en son sein sans ressentir d’opposition. J’ai conscience, physiquement, de la faible pression qui espace les particules d’eau, les étire. C’est une sensation très différente du martèlement des vagues furieuses, lourdes comme du plomb, de Gliese 1 214 b. Je ne saurais dire si les océans terriens se rapprochent davantage de l’un ou de l’autre. Je n’ai effleuré l’esprit que de peu d’humains. Aucun qui accorde à la mer une importance aussi charnelle. Pourtant, l’idée de la mer me paraît belle et puissante. Il me tarde de découvrir par les sens de mes hôtes ce qu’ils éprouvent sous la caresse de leur univers liquide et sombre. Mais déjà, Encelade, aidé par mes fées vertes, me plonge dans une étrange torpeur qui semble le rythme lent et froid de cette lune pâle. Les bips des instruments de mesure sont de petites étincelles qui éclatent à la surface de ma conscience. Je pianote sur mon bras. J’aspire une nouvelle bulle viride et je plonge.

Je plonge et…

Soudain.
Au beau milieu de mon lac mental.
Une onde.

Elle s’insinue en moi comme un courant glacé.

Submersion. Un doigt gelé me palpe. Quelque chose m’avale, me recouvre, me mordille.

Millions de petites vies aiguisées sur la surface de ma peau. Frémissent.

Une brutale euphorie me soulève la poitrine. Je crois exploser. Cœur effervescent. Je regarde les instruments, espère entrevoir les formes infrarouges de mes visiteurs. Rien, le flou.
Brumes irisées devant mes paupières. Ma vue se trouble d’une eau subite. Le fourmillement d’êtres multiples brouille mes sens, me dévore, m’assomme.
Sur l’écran de mon esprit, des zigzags incontrôlés et le tintement de voix comme de petites clochettes, le gémissement d’ultrasons intenses et douloureux. Chants insoutenables, cris fantomatiques. Je veux faire le plat dans mon âme, j’avale la fée verte, mais je n’arrive pas à comprendre.

Je regarde encore les écrans. Elles se pressent tout autour de moi et semblent vouloir m’absorber. Je regarde encore les écrans. Elles traversent mon cœur comme des aiguilles froides et curieuses, explorent, me retiennent. Je regarde encore les écrans, et ma poitrine se serre, ma propre gorge m’étouffe. Un couloir noir me comprime le crâne et, soudain, les écrans paraissent très lointains, à des kilomètres obscurs de mon bras difforme, distendu.
Peur. Ma propre respiration frénétique déchire mes tympans, je gratte les limites du casque et je hurle sans bruit au-dessus des petites voix incessantes qui se pressent contre ma conscience. Elles sont hostiles. J’entends des craquements glacés contre la carlingue, comme si elles essayaient d’écraser l’intrus. Elles sont dévorantes. Elles veulent grignoter mon esprit et… Je dois ordonner la remontée !
Remon… Mais il n’y a plus aucune commande sous mes mains, rien que le long tunnel noir, les parois lisses du métal-non-de-la-glace. Insinuées entre les fissures inexistantes de l’acier, elles recouvrent tout sphère-mortelle-qui-me-comprime. Et leurs esprits appellent appellent appellent sans mots. Voraces.

Rien qu’une seconde, une étrange clarté, une parfaite perception.
Désespoir-et-solitude.

Leur tristesse
– traduction erronée –
me lacère.

Ensuite

tunnelnoir
disparitionduréetem
pslesécrans
parlentenmoitunnelnoi
rsphèredegla
ceviesinsupportablesdévo
rantesjesombre

je…

.

peur
je

.

.

traduction erronée

.

.

.

Mon esprit se désagrège
en volutes rouges
et vertes

.

Il y a quelque chose à côté de moi.

.

Quelque chose à côté
Un son aigu et régulier, un son rouge. Un son lent.
C’est le battement de mon cœur sur les instruments de la sonde.
Je décolle mes paupières engluées. Brumes et larmes.
L’écran montre mon esprit plat. Désert de la pensée.

Je…

Titanesque sphère ocre dans mon champ de vision.
Saturne. Voile de glace. La surface. J’inspire comme un noyé.

Je suis dans le robot foreur. Je suis à la surface. Je halète. Signes vitaux stables.
Je regarde les écrans. La sonde a envoyé un signal d’alerte, il y a environ deux heures. À distance, le contrôle central a ordonné la remontée. Je fouille mon esprit désordonné, cherche le sifflement de l’alarme, le largage du drone de communication d’urgence, le grondement des moteurs luttant pour forer à nouveau l’armure d’Encelade.
Pas de souvenir.
La fissure est déjà refermée. La glace a absorbé notre intrusion, il ne reste qu’une cicatrice, un souvenir estompé de notre passage. Combien de temps en dessous ? La sonde m’ordonne de regagner d’urgence ma capsule, l’habitacle pressurisé. J’ignore comment je fais pour la rejoindre.
Pas de souvenir.
D’un coup, je suis dans le compartiment médical, et les aiguilles robotiques me percent. Les aiguilles me rappellent les esprits des êtres d’Encelade, leurs dents mentales rongeant la surface de mon crâne, la tristesse (traduction erronée), la solitude, l’infinie solitude.
Poitrine s’emballe
Le robot injecte un sédatif.

.

Contact avec la Terre. J’entends un premier souffle, une hésitation, mais je ne leur laisse pas le temps de parler. Le sédatif me nimbe d’une euphorie délectable. J’ai effleuré des êtres que nul ne connaissait. J’ai plongé dans la matière de leur existence jusqu’à la lisière du rêve et de la folie. J’ai accompli le but de mon existence.
— Contrôle central, dis-je d’une voix enrouée. Le contact a été violent. Je ne m’attendais pas à une telle profusion d’esprits dès la première rencontre. Je les ai laissés me déborder, mais s’il faut recommencer, cela…
Le relayeur du contrôle central doit être tout proche. Presque sans aucun délai, j’entends une voix à peine déformée, à peine métallique qui m’interrompt avec froideur :
— Négatif, pas de nouvelle approche programmée. Aucune intelligence détectée sous la surface d’Encelade.
J’étouffe un rire de dérision, un rire enivré.
— Ridicule ! Je peux vous dire que ça grouille et j’ai…
— Je suis désolé. Les sondes ne répertorient que des micro-organismes moribonds et des traces fossiles. S’il y a eu de la vie consciente sous une quelconque forme, elle n’existe plus, nos données sont catégoriques. Cette première immersion nous a néanmoins permis de récolter des données capitales sur le satellite et sa possible exploitation futu…
— Mais vous avez bien dû recevoir les données de mon activité mentale ! J’ai communiqué ! Ils dansaient tout autour de moi !
Silence. Mon cœur bat si fort que je l’entends marteler contre mes tempes douloureuses. Du coin de l’œil, je vois le robot médical préparer une seconde dose de sédatif. Je panique. Je lutte pour réguler mon souffle. Impossible. Impossible. La voix poursuit sans pitié :
— Aucune communication télépathique détectée. L’ordinateur a enregistré les signes d’une narcose à l’oxygène, liée à l’absorption de l’oxygène pur de la combinaison omnisys. Autrement dit…
Un brusque abattement tombe sur mes épaules.
— Ivresse des profondeurs…
L’autre ne prend pas la peine de confirmer.
— Mais j’ai… Mais dès la surface, avant même de plonger, j’ai senti leur présence… Ça ne peut pas être que ça…
Ma voix n’est plus qu’un gémissement. Un silence gêné.
— Contrôle central ?
J’ai l’impression de supplier. L’autre daigne parler, enfin.
— L’ordinateur de bord enregistre une consommation abusive et prolongée des ampoules d’harmonisation mentale. Il suggère une désintoxication.
Je ne dis rien, et le silence s’installe à nouveau, lourd, réprobateur. Bien sûr, ils désapprouvent. Bien sûr, ils savent que nous autres, chamanes, nous finissons tous ainsi, que nous devenons des poids inutiles avec le temps. Rongés par la solitude, dévorés par les ondes mentales, hantés par la peur que le premier contact ne vienne jamais, que notre existence soit vaine. La fée verte comme seul exutoire. Le manque court sur mes veines, puis un désespoir glacé. Ils vont me mettre hors service. Pas d’autre contact. Plus de communications. Plus d’Encelade. Des larmes brouillent ma vue. J’étouffe. L’autre ne dit plus rien.
— Je vais couper la connexion, contrôle central.
J’imagine, je crois, un soupir de soulagement.
— Bien sûr. La capsule est redirigée vers Ganymède. Placez-vous en sommeil dès que vous le souhaiterez, vous recevrez une assistance médicale à votre arrivée à la station. Votre…
Je coupe. Sa voix froide et sans âme excite mon souffle accourci que le sédatif avait calmé. Je lutte contre une détresse nouvelle. Quelque chose qui me rappelle mes terreurs nocturnes d’enfant télépathe, le cerveau déchiré de pensées inconnues et menaçantes, de cauchemars palpables. Les yeux fermés, je crois me trouver de nouveau dans l’obscurité dansante d’Encelade. Un carcan glacial m’emprisonne, me comprime. La voix nasillarde du contrôle central frappe contre les parois de mon crâne.
Micro-organismes moribonds. Vie n’existe plus. Un spasme me secoue. Venus trop tard. Personne. Disparus peut-être bien avant que les humains ne gagnent le ciel. J’ai baigné dans un tombeau ?
Ma raison se révolte. Zigzags chaotiques sur l’écran de contrôle. Un manque dévorant. Le robot médical injecte un liquide à l’étrange reflet verdâtre. La peur. Le doute. J’entends des petits gémissements pitoyables. C’est moi. J’aurais tout imaginé ? Ivresse des profondeurs, désintoxication… Je pleure, et ma poitrine tressaute d’une lente hystérie.
Non, non, je le sais pourtant, je le sais bien ! J’ai plongé dans une âme froide et liquide dévorée de solitude, une conscience multiple, fragmentée et grouillante. Et il y avait un tourbillon de pensées, une frénésie intolérable qui s’est jetée à corps perdu dans le calme plat de mon esprit et l’a déchiqueté !
Il y avait là quelque chose, quelque chose avec des griffes, qui voulait me retenir, qui ne voulait pas être abandonné.
Il y avait solitude et désespoir, une unique pensée nette au cœur des vestiges décomposés d’émois et de mots.
Il y avait solitude-et-désespoir. Il y avait des ruines et des tombeaux.
Il y avait…
Planète morte. Glace éphémère qui se délite dans l’anneau E de Saturne.
Êtres perdus. Esprit sans repos.
Puis le poison agit, écrase mes ondes mentales jusqu’au néant d’un calme factice.
Et je flotte, inerte, sans un soubresaut.
Mon âme déchirée de griffes vertes et soyeuses,
si douces, si douces…

Mání à répondu l 09/07/2019 à 10:31
C'est marrant comme on a tous les deux des thématiques communes qui reviennent... Ici, je vois notamment l'empathie et le contact des êtres, l'océan comme matrice et comme continent à découvrir, ou encore la notion d'abandon de soi comme possibilité d'ouverture au monde. Ça fait sans doute partie des raisons pour lesquelles tes textes me plaisent.

En lisant cette nouvelle, j'ai plein de références qui me sont venues en tête : le cycle de l'élévation de David Brin en particulier (notamment Sundiver, qui tourne autour de la présence d'êtres vivants "gazeux" dans le soleil, et Startide Rising, qui se passe sur une planète aquatique), Cosmos (la série documentaire de Carl Sagan, où il imagine notamment sous quelle forme la vie pourrait exister sur une planète gazeuse), ou encore Solaris dans ses deux versions cinématographiques. Ce ne sont sûrement pas des influences, juste des choses qui me sont venues spontanément en lisant la nouvelle.

Je trouve qu'il y a quelque chose de puissant dans la SF spatiale, ce souffle de l'aventure et de la découverte, où l'exploration des confins de l'univers est en même temps une exploration de ce qui fait un être humain et un être vivant d'une manière générale. Cette nouvelle est exactement dans cette veine grâce à la nature d'empathe du protagoniste. Tu réussis à proposer, dans un espace très court, un véritable voyage à travers l'espace et à travers le temps, et aussi un parcours vers la folie, potentiellement.

J'apprécie beaucoup aussi les évocations visuelles très fortes, avec un paysage mental qui inclut Saturne dans toute sa beauté. Et puis j'ai été intrigué par la façon dont tu as fait de l'absinthe un élément crucial de l'histoire ! Le champ lexical de la vapeur (dissolution, panache, poussières, etc.), entamé avec l'évocation des geysers et poursuivie plus loin avec la fée verte et ses brumes, permet d'introduire le côté vaporeux et cotonneux de la conscience de l'empathe qui s'ouvre à la communication, c'est très bien vu !

D'un point de vue technique, l'évocation par l'écriture des pensées et de l'état mental (le monologue intérieur) d'un être humain est un enjeu important de la littérature depuis au moins Joyce et Faulkner, et je trouve que tu t'en sors très bien. La difficulté est de rester "compréhensible" tout en se rapprochant de ce que peut vivre la personne en train de penser. Tu as tenté de rendre le côté à la fois lapidaire et interconnecté de cette expérience mentale à travers des rapprochements de mots avec traits d'union et des mots agglutinés, pour marquer une gradation dans l'affolement de l'empathe. C'est à la fois clair et évocateur.

Bref, c'est une vraie réussite, bravo !
Mání à répondu l 09/07/2019 à 10:34
Haha, je viens seulement de lire le nom du recueil !! Forcément, la Folie et l'absinthe, d'un coup je comprends d'où ça vient Mais c'est beau d'arriver à ce texte à partir de ce thème !
Owyn à répondu l 27/07/2019 à 12:49
Merci beaucoup pour ce beau retour Mani. Effectivement, ce sont là des thématiques récurrentes chez moi et je m'étais déjà fait la remarque que nous avions des thèmes en commun !

Merci aussi pour les références, je n'en connaissais pas la plupart, mais ça m'intéressera sans doute. Je peux en revanche dire que Solaris (le livre, pas les films) est un texte qui m'a énormément marquée donc sans doute une source d'inspiration. Et aussi, je pourrais citer comme inspiration la poésie d'une phrase que l'on voit souvent revenir ces derniers jours avec la mort de Rutger Hauer, qui avait d'ailleurs été un thème de joute : "j'ai vu tant de choses... "

Ravie aussi que ma tentative de reproduire les errements mentaux du personnage ait bien fonctionné à tes yeux, ce n'est en effet pas un exercice facile et c'était à mes yeux l'élément le plus potentiellement casse-gueule du texte. ^^