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Joute n°42 : Propositions pour un monde meilleur
Joute 42 Texte A : Frères humains du continent perdu
Le 11/12/2017 par Bébel non favori



Il était si loin de chez lui. Loin de Châteaudun, loin de ses hommes, Géraud, l'intendant, et le père Lambert, son confesseur. Loin de la douce Marguerite, son épouse chérie, la mère de ses enfants, ses enfants, Henri, la petite Françoise.
Les pensées du comte Henri de Châteaudun battaient la campagne.
Sous ses yeux, un immonde champ de bataille couvert de morts et de chevaux agonisants répandait son aura funeste. Entremêlés, les nobles chevaliers, les courageux soldats et les vils Sarrasins s'étaient rejoints dans la mort, tous unis dans une dernière souffrance, à présent délivrés.
Et le comte, rescapé une fois de plus, laissait son regard divaguer sans le laisser vraiment accrocher le charnier. La journée allait s'achever, et le soleil couchant, face à lui, le ramenait à des pensées douces. Là-bas, au-delà du soleil, Marguerite et ses enfants, et Géraud, et Bertrand l'attendaient.
Henri de Châteaudun était un bon chrétien. Cette Croisade, il s'y était lancé avec ardeur, avec foi. Le jour du départ, deux ans plus tôt, lorsque tous s'étaient réunis dans la cour du château, il avait senti cette incroyable force que tous ses proches lui transmettaient. Dès lors, ni les épreuves ni la fatigue ni la rigueur des combats n'avaient su éteindre sa flamme. Le comte de Châteaudun était resté ferme, droit, courageux, distribuant la mort sans plaisir ni remords.
Mais l'expédition avait mal tourné. Les chevaliers avaient perdu de rudes batailles, ils avaient perdu des villes, certains s'étaient enfuis, et après plusieurs mois dans le sable et la poussière, après de trop longues semaines à combattre la soif et panser leurs plaies, les chevaliers s'étaient réunis, et avaient convenu qu'ils n'avaient plus d'espoir de remporter cette guerre trop dure. Alors, meurtris mais vivants, vaincus mais intègres, ils avaient décidé de rentrer chez eux.
A côté du comte, le jeune Vincent de Charny, petit-fils de Géraud, nettoyait l'épée de son maître. L'écuyer avait beaucoup souffert aux premiers temps de l'expédition, pas préparé à la fureur des batailles. Sans doute, dans l'innocence de sa jeunesse, pensait-il que les combattants d'une cause juste remporteraient la victoire, et que leurs ennemis, éblouis par le prodige, reconnaîtraient leurs erreurs. Il avait vu dans ces combats qu'il n'était plus question de noblesse, mais de lutte, de lutte primale, et qu'il n'était plus question d'épargner qui que ce soit, et surtout pas ceux qui venaient de massacrer leurs compagnons. Vincent s'était endurci. A lui, les charniers ne faisaient plus rien. Ceux-là qui le faisaient vomir au début, il les considérait à présent d'un œil froid. Ils n'étaient qu'un épisode devenu normal en deux ans de guerre, le lot quotidien. Vincent s'était réfugié dans son rôle d'écuyer qu'il tenait avec méthode et conscience. Le vent se levait. Les guerriers reprirent leur route, et peu de temps après, établirent leur camp à l'abri d'une cuvette. La nuit tomba, tant bien que mal, sous les sifflements d'une nature hargneuse.
Au matin, le camp était battu par les vents, balayé de poussière, et Henri sortit de sa tente avec difficulté. Dehors, la nuit des hommes avait été difficile. Le sable et la poussière voilaient le soleil naissant, et non loin des nuages noirs s'approchaient. « Qu'est-ce que c'est que ce temps de fin de journée ? s'interrogea le comte.
- Messire, avez-vous bien dormi ? s'exclama Vincent, le visage tendu.
- Il est bien temps que nous quittions ces lieux, déclara Henri, désabusé.
Son regard errait vers ce ciel noir, et s'arrêta sur une colline ornée d'étranges protubérances.
- Vincent ! As-tu vu ces pierres, là-bas ?
L'écuyer mit sa main en visière, et opina. Henri retourna prendre son épée dans la tente.
- J'ai bien envie d'aller voir ce que c'est. Je trouve curieux de ne pas les avoir remarquées hier soir. »
Vincent n'osa pas lui faire remarquer que le temps devenait franchement menaçant, et qu'ils auraient pu attendre qu'il se calmât avant de s'aventurer dans la tempête. Les pierres en question formaient un cercle. Elles ressemblaient à d'autres formations que l'on retrouvait en France, parfois, sous les broussailles. Le chevalier et son écuyer entrèrent à l'intérieur du cercle, cherchant une explication, une trace quelconque.
Un éclair bleu frappa la colline voisine en un bruit phénoménal. Les cheveux des deux hommes se dressèrent sur leur tête. Vincent avait très peur. « Messire, il faut vraiment … » Il n'acheva pas sa phrase. Un autre éclair bleu frappa la plus haute des pierres, et se propagea sur tout le cercle de pierres, ceinturant les deux imprudents. Le tourbillon de sable et de lumière empêchait de voir au-delà, le paysage, le camp avaient disparu. Après de trop longs instants, la tempête se calma, les cheveux des deux hommes se rabattirent en désordre, et le paysage réapparut. Des plantes gigantesques, des fougères, ils avaient quitté le désert. Au milieu de cette nature luxuriante, un dragon leur faisait face.
La bête était aussi haute que deux hommes. Sa mâchoire était allongée telle celle d'un crocodile, et n'était-ce son absence d'ailes, … un dragon.
La stupeur les avait paralysés. Si l'animal avait voulu les attaquer, ils auraient été déchiquetés sur place. A la place, il tourna la tête sans leur accorder le moindre regard, et s'en alla, laissant les deux hommes pantelants.
Une fois la bête hors de vue, prudemment, Henri de Châteaudun et son écuyer sortirent du cercle de pierres. C'étaient bien les mêmes pierres, mais tout autour d'eux, plus rien n'était semblable. Ils étaient seuls, hormis quelques bestioles bizarres qui couraient dans des fourrés que le comte n'avait jamais vus. L'atmosphère était calme, et au-dessus de leur tête le soleil semblait être le seul élément familier de leur entourage.
« Messire … commença Vincent. Mais il ne voyait pas comment finir sa phrase.
- Je ne comprends pas, Vincent, je ne comprends pas.
Vaincu par l'émotion, le jeune écuyer s'assit sur une pierre. Henri devait réagir ; il avait déjà connu des situations critiques, même si celle-ci dépassait en étrangeté toutes ses références.
- Allons, relève-toi, compagnon. Nous allons marcher un peu, et trouver un abri. Si cette bête revient, ou une autre, nous ne devons pas rester à découvert. »
Ils se mirent en route. Le comte avait sorti son épée, et il regrettait amèrement son armure, qui n'aurait pas été de trop dans cet environnement possiblement hostile. Ils avançaient comme dans un rêve, subjugués par cette végétation inconnue et gigantesque, beaucoup de fougères et d'herbes aux senteurs déroutantes. Les animaux, voilà ce qu'il y avait de plus surprenant. Beaucoup ressemblaient à des insectes géants, ils voyaient courir quelques rongeurs, et de loin en loin, ce qui ressemblait à des lézards, ou bien des dragons abâtardis, petits, inoffensifs, peureux.
Les deux hommes s'installèrent sur un petit promontoire, dos à un rocher, et patiemment Vincent alluma un feu. Le comte avait tué ce qui ressemblait à un marcassin, et les deux hommes entreprirent de le manger. Pendant que la viande cuisait, le comte tâchait de comprendre ce qui était arrivé. Ils avaient voyagé. Tout en restant sur place. C'était inconcevable. Il semblait que c'était le monde entier qui avait disparu, et qu'il avait été remplacé par un autre monde, une autre Création.
A présent qu'ils avaient trouvé un repaire acceptable, les deux hommes n'avaient plus intérêt à poursuivre leur exploration. Avec l'épée du comte et le couteau de Vincent, ils découpèrent quelques branchages, quelques feuilles géantes, et se fabriquèrent un modeste abri. La nuit vint. Le comte prit le premier tour de garde pendant que son compagnon tentait tant bien que mal de trouver le sommeil. Il se leva, vit apparaître les premières étoiles dans le ciel, et cela lui fit du bien. Il reconnaissait les étoiles, les constellations aussi. Dieu était sûrement là aussi, caché dans ce firmament. Avait-il quelque chose à voir avec cette aventure ? Le comte lui adressa ses prières les plus ferventes, et au milieu d'elles, flottait le visage de son soutien de toujours, sa femme Marguerite.
Le comte tarda à réveiller son compagnon, qui avait trouvé un sommeil serein. Il fouillait l'obscurité, à la recherche d'un indice, inquiet de certains bruits et de silhouettes bien trop grandes. C'est à ce moment qu'il détecta une lueur. C'était un point fragile, intermittent, comme un feu semblable au leur, un feu de branches humides, trop fumeux. Ce n'était pas un dragon qui avait fait ça, ni une misérable bestiole. Un feu, c'est un homme.
Henri écarquillait les yeux dans le noir pour fixer en lui la destination de cet espoir ; il traça au sol des lignes qui pointaient vers ce feu et réveilla Vincent. Le jeune homme accueillit avec bonheur cette nouvelle, et semblait prêt à partir vers la lumière, mais le comte avait bien besoin de repos, et il ne servait à rien de partir ainsi de nuit, même pour une courte distance. Aussitôt couché, contre toute attente, le comte s'endormit.
Le matin vint, et avec lui l'espoir. Ils n'avaient pas été attaqués, et une promesse s'étalait jusqu'à la colline voisine, au pied de laquelle ils avaient repéré ce feu.
La marche était malaisée, la végétation était dense et il était difficile de garder un cap, sans point de repère. Les deux hommes, malgré leur expérience et tout leur courage, n'étaient pas rassurés ; chaque bruit était une menace. Soudain Vincent poussa un cri : un dragon venait d'apparaître au détour du sentier. Il était plus gros que celui de la veille, et se montra instantanément hostile, dévoilant des dents à faire rougir un crocodile. Son museau était encore barbouillé du sang de sa dernière victime. Il cria comme un gros coq et se jeta sur ces deux nouvelles proies. Henri brandit son épée et s'écarta brusquement lorsque la bête plongea sur lui. Le coup qu'il lui porta sur le flanc n'entra pas profondément dans la chair, mais suffit à décupler la fureur du dragon. Vincent avait plongé dans un trou, espérant disparaître aux yeux du prédateur. L'animal en voulait à Henri ; il fit volte-face avec une rapidité sidérante et lança une nouvelle fois sa gueule vers le pauvre chevalier qui hachait l'air avec son épée, dérisoire tentative d'échapper à son destin. Cette fois-ci, il évita encore les dents tranchantes, mais une griffe lacéra son épaule et il lâcha son épée sans avoir eu le temps de porter un second coup. Il lui restait ses jambes, mais son adversaire était bien trop rapide. A peine avait-il esquissé un saut derrière un arbre que cette incarnation du Démon lui avait saisi la cheville avec une de ses pattes. Après l'épaule, un nouveau flot de douleur lui parcourut le corps, et il se laissa tomber, vaincu. Puis le dragon poussa un cri terrible, un cri de douleur : venant de nulle part, un pieu noir lui avait transpercé le flanc, puis un second, et ce fut au tour du dragon de chercher à fuir. Claudiquant, soudain très lourd, il s'enfuit par les fourrés sans cesser ses cris de coq, une trace sanglante dans son sillage.
Henri tâcha de se redresser, s'assit, et vit arriver autour de lui un gros groupe d'hommes. Car, oui ! c'étaient bien des hommes. La peur, la douleur, l'émotion, le comte réprima une envie de pleurer. Vincent accourut vers lui : « Pardon, pardon, ... » Le comte eut un geste de mansuétude : comment reprocher à son écuyer de s'être enfui ? Contre un tel adversaire, il n'y avait rien à faire. Cette fois, le comte lâcha ses pleurs, et serra contre lui le brave garçon. Il se reprit vite pour accueillir les valeureux guerriers qui les avaient sauvés. Ceux-ci étaient vêtus de peaux animales, et armés de pieux, de lances. Leurs visages étaient amicaux, presque rieurs. Leurs traits étaient fins, tout à fait semblables à ceux que le comte et son écuyer avaient laissés derrière eux ; leur peau était bronzée, mais de divers degrés selon chacun. C'étaient des hommes, étonnants de normalité. Ceux-là le regardaient comme un des leurs, et s'empressaient autour de lui pour regarder sa blessure. Ils s'exprimaient en mots bien détachés : « Ni-ha », plusieurs fois, « Oussi », pas de longues phrases, des injonctions brèves que le chevalier ne pouvait traduire mais qui reflétaient le langage militaire qu'il connaissait bien.
Un des hommes sortit un onguent de sa sacoche, et entreprit de lui en badigeonner l'épaule et la cheville, pendant que deux assistants déroulaient une bande végétale pour lui serrer les deux plaies.
Le groupe était très bien organisé. Chacun semblait savoir ce qu'il avait à faire. Quatre hommes, armés d'espèces de faucilles en pierre, s'attelaient à découper des grosses plantes pour les assembler en brancard. Un groupe important avait formé un large cercle autour des autres et montait la garde dans toutes les directions.
Quelques instants plus tard, le comte avait repris ses esprits. L'onguent faisait-il déjà son effet ? La douleur lui paraissait supportable. L'un des hommes, qui avait ramassé des cailloux, les disposa en cercle devant le chevalier. On aurait dit une miniature du cercle de pierres qui les avait amenés ici. Devant l'air interrogateur de son sauveur, Henri acquiesça : oui, il venait bien de là. L'homme désigna sa poitrine, puis tous ses compagnons, et montra le cercle de pierre, et lui aussi hocha la tête : tous les présents étaient arrivés de la même façon que Vincent et lui. L'homme refit un geste vers sa poitrine, et dit « Akka ». Henri sourit : « Henri, Vincent ». Les autres répétèrent, sourire aux lèvres : « ha-i, vin-sa ».
Le brancard était prêt, on y allongea Henri. Les hommes de garde se mirent en file, les autres les suivirent, chacun avait pris un air soucieux, et ils partirent.
Ils marchèrent toute la journée. Vincent s'était intégré au groupe, on lui avait prêté une arme et il portait une sacoche en sus. Le jeune homme avait retrouvé de l'assurance, il cherchait à discuter avec ses camarades, mais Akka lui fit signe de se taire, et d'un geste éloquent désigna la nature autour de lui. Le danger suintait de chaque interstice.
Ils marchèrent tout le reste de la journée. A la pause méridienne, Henri tenta de mettre pied à terre, mais sa blessure l'en empêcha. Allons ! se dit-il, je n'ai pas à me plaindre, considérant les petits fruits secs que ses compagnons lui avaient donné pour repas. Vincent vint le voir : « Avez-vous compris, messire, ce qui nous était arrivé ?
- Et toi, Vincent, qu'en penses-tu ?
Il avait en effet une hypothèse en tête, mais redoutait qu'elle fût vraie.
- Je n'en sais rien, messire. Ces hommes ont l'air braves et dignes de confiance. Je ne sais quoi dire de plus.
- Je me demande si nous – il cherchait ses mots – n'avons pas été victimes de cette tempête, Vincent. Peut-être que l'éclair nous a foudroyés.
- Je ne comprends pas.
- Peut-être avons nous péri, Vincent. Peut-être sommes-nous quelque part, dans un monde que le Seigneur réserve aux gens morts.
- Nous avons atteint le Paradis ?
Le comte se rembrunit.
- Je ne vois pas là les promesses dont on m'a tant parlé. Le Royaume des Cieux serait bien misérable s'il était peuplé de monstres et d'hommes sauvages. Ce n'est sûrement pas l'Enfer non plus. Un autre monde, intermédiaire. J'ai peur que le Seigneur nous inflige cette épreuve pour la vie que nous avons menée.
- Mais ?!
Vincent était désemparé. Il ne savait pas quoi répliquer.
- Nous pensons faire ce qui est juste, Vincent. Mais qui peut vraiment savoir ?"
Il s'interrompit, car les quatre hommes qui le portaient venaient le chercher, et la troupe reprit sa marche.
Ils arrivèrent au but en fin de journée. Cachée derrière une colline, ce fut une véritable ville qui apparut sous leurs yeux ébahis. Elle était formée de quelques centaines de huttes, au bas mot, et ceinturée de murailles végétales bardées de pieux menaçants. Au sommet de ces murailles, des dizaines de guetteurs en armes.
Voilà l'îlot d'humanité en ce monde, pensa Henri. On leur ouvrit les portes. Aussitôt, une foule se pressa vers eux. « Algou » disaient les gens en montrant le brancard et l'écuyer. Il y avait des femmes, beaucoup d'enfants, des vieillards, et tous les hommes étaient armés, tous vêtus de peaux. Vincent était stupéfait de voir tant de visages accueillants. Souvent, il avait pénétré dans des villages au cours de son long voyage, et jamais on ne l'avait accueilli avec autant d'enthousiasme. Recroquevillés dans un abri qui, tout imposant qu'il fût, restait bien modeste au regard de la taille du monde entier, ces hommes offraient le visage d'une seule et belle famille, réunie là par un destin sans nom.
On s'installa, les hommes étaient épuisés, on remettrait à plus tard les présentations. Vincent et Henri furent conduits dans une hutte où les attendaient quelques fruits frais et de l'eau. Ils burent, mangèrent, et s'endormirent sur des paillasses qui pour leur corps abîmés valaient tous les lits des rois.
Henri dormit très longtemps. Les blessures du dragon lui tiraient son énergie vitale, seul le repos en viendrait à bout. De temps en temps, il se réveillait, sentait une présence auprès de lui, une main douce sur son front, un parfum féminin. Etait-ce un rêve ? Il se rendormait.
Pendant ce temps, Vincent tâchait de s'habituer à sa nouvelle vie. Après deux jours, il était déjà volontaire pour partir en expédition de vivres. Les hommes ici n'étaient pas agriculteurs. Vincent avait cru comprendre que les bêtes ne se laissaient pas domestiquer, et puis le gibier abondait, les bons fruits aussi. Les expéditions étaient fréquentes, car il fallait nourrir une population nombreuse, que le jeune homme, dans sa science des nombres, estimait à peut-être trois mille personnes. Aidé de ses gestes, Vincent discutait avec les hommes. Il les interrogeait sur toutes les plantes qu'ils rencontraient, sur les rares animaux qu'ils croisaient et qui détalaient bien vite. Les autres s'en amusaient, ils lui montraient les plantes comestibles, les mauvaises. Vincent avait à cœur de leur montrer qu'il était lui aussi un bon chasseur. Son modeste couteau faisait l'admiration de tous.
Au bout de quatre jours, Vincent et son escouade revinrent à la ville, et ils trouvèrent le chevalier sur ses jambes. Henri en avait vu d'autres, il avait « bon sang », et l'onguent avait sans doute ses mérites. A ses côtés, se tenait la jeune fille qui l'avait veillé, Malia. Elle avait un sourire très doux, et salua les guerriers-collecteurs de retour.
Henri se remit peu à peu de ses blessures. Quelques semaines passèrent, et il retrouva sa pleine santé. Il était plus ou moins désœuvré, et se promenait dans la cité, mais aussi sur les remparts. La vue dont on jouissait était incroyable. Il comprit que toute cette faune bizarre était bien plus variée qu'il ne l'avait imaginé. Cette bête qu'il avait appelée « dragon », n'était qu'une bête parmi tant d'autres que l'on voyait passer, au loin, certaines carnivores, d'autres beaucoup plus paisibles, énormes herbivores dont la placidité n'avait d'égale que la taille. Il semblait au comte qu'on aurait pu creuser un palais dans la carcasse de ces géants. Ses compagnons comprenaient sa stupeur, et il n'était pas certain qu'eux-mêmes soient habitués à ces visions oniriques.
Le chevalier avait en partie compris ce qui était arrivé à ces frères humains. Un à un, ils avaient eux aussi traversé le mystérieux passage. Combien d'entre eux étaient morts rapidement sous la dent de quelque créature ? Quels prodiges avait dû déployer le premier survivant de ce continent perdu ? Car Henri en était persuadé à présent. Ce monde ressemblait trop au sien, ces hommes lui étaient trop proches (et combien il s'en réjouissait !). Il n'était pas mort (sa blessure ressemblait bigrement à une de celles qu'il avait déjà connues), il était en voyage. Où ? Il n'en saurait sans doute jamais rien. Il fallait se résoudre à parler d'un continent perdu, au-delà des mers. Une force inexplicable avait dû les y projeter, son écuyer et lui-même. Cette hypothèse ne disait pas pourquoi les pierres étaient les mêmes à l'arrivée, ni surtout qui avait bien pu les installer, qui avait inventé ce voyage, mais c'était la seule qui lui était venue, après qu'il eut refusé sa mort.
Le soir descendait, une rêverie l'envahit. Ces hommes, ces femmes perdus au-delà de toute imagination, qui trouvaient la force de s'organiser dans cet environnement cauchemardesque, qui trouvaient le courage de faire des enfants et de rebâtir les prémices d'une civilisation, en mélangeant leurs talents, leurs langues, leurs connaissances. Ces hommes, ces femmes qui (depuis combien de générations ?) avaient dû surmonter des drames terribles, des attaques effroyables, et qui avaient survécu, au prix d'une organisation sans faille, d'une vigilance et d'une abnégation sans relâche.
Ces frères humains qui plus jamais ne connaîtraient la guerre, tous tournés vers leur survie propre et la survivance de cette espèce dont ils étaient les fragiles représentants … et qui se retrouvaient, le soir, pour chanter, danser, se raconter des légendes de l'Ancien Monde …
Henri regagna sa hutte empli de cette rêverie profonde. Il laissait peu à peu le sommeil s'emparer de lui, lorsqu'une forme vint se serrer contre lui. C'était la jolie Malia. Dans la pénombre, il devina le sourire qu'arborait la douce jeune femme. Très simplement, elle lui proposait de partager sa couche pour la nuit. Il lui caressa la joue avec bienveillance, et la repoussa gentiment. Il ne pouvait pas, il ne voulait pas accepter cette offrande. Sa femme était plus loin que tout, à présent, plus loin que ce qu'il était possible d'imaginer, et peut-être qu'un tel écart, dans ces circonstances extraordinaires, lui serait pardonné. Mais Henri s'était tant imprégné de l'image de sa femme qu'il ne pouvait s'en défaire. Marguerite l'avait protégé de toutes les tentations, là où d'autres étaient tombés et s'étaient perdus. Marguerite était la figure de l'espoir, elle était une promesse, la promesse du retour. Accepter Malia, c'était oublier Marguerite, c'était abandonner tout espoir de retour, c'était se résigner.
Au matin, sa décision était prise. Marguerite l'attendait, il devait la rejoindre. Il serait fou d'achever définitivement son existence sans avoir tout tenté pour la retrouver. Il alla voir Akka. Les deux hommes se comprenaient de mieux en mieux. Henri lui expliqua qu'il devait rejoindre le cercle de pierres. Pourquoi ? Je dois revenir chez moi. J'ai une femme, Marguerite. « Maguitt ? » Merci pour tout. Vincent et moi repartons, nous retournons au cercle de pierres, et nous attendons la tempête. Non, non. Je veux rentrer. Vous n'irez pas seuls. Je te comprends. Tu auras une escouade. Je fais venir les hommes. Combien ? Si vous êtes dix, ça ne changera rien, vous n'irez pas loin. Si vous êtes cent, c'est une expédition trop lourde.
Les mains d'Akka s'agitaient sur le sol, il parlait mi-mots, mi-dessins, le tout accompagné de force gestes.
Vous croisez un groupe de dragons. Sept hommes pour tuer un dragon : la tête, les quatre membres, deux derrière, on se relaie. Jamais les dragons ne vont par plus de cinq. Cinq groupes, et un sixième pour remplacer les morts. Quarante-deux hommes pour traverser le terrain et survivre.
Combien d'hommes faut-il pour survivre en ce monde ? La réponse est : quarante-deux.
Henri redressa la tête. Akka venait de lui donner les clés de sa stratégie. Il lui donnait les moyens de rentrer chez lui. Il lui serra les deux mains avec affection.
Ils partirent le lendemain. Les adieux furent brefs. Ce que ces deux nouveaux colons allaient tenter, personne ne l'avait fait avant eux. Personne n'avait eu, depuis très longtemps, de raisons aussi fortes de quitter le continent perdu. Qui parmi eux avait compris les motivations de leurs hôtes ? Henri avait tâché de se justifier, car il éprouvait quelque remords à mobiliser une escouade entière pour leurs seules personnes. Il n'avait pas les mots.
Vincent suivait, toujours aussi fidèle et déterminé. C'était aussi pour lui, pour ses espoirs de jeune homme, qu'il devait rentrer, pour lui offrir ce retour qu'il avait mille fois mérité.
Le cercle n'était pas loin. Une journée de marche suffit à les y mener. Les hommes avaient pris des réserves de nourriture. Ils s'installèrent du mieux possible autour des blocs, et l'attente commença. Elle fut longue, pénible, le pire moment de toute l'aventure, pire que leur arrivée, qui n'avait duré que quelques instants délirants. Le danger était de retour, et plusieurs fois il leur fallut repousser les attaques de dragons, de différentes sortes, certains petits et hargneux comme des chiens sauvages et qui emportèrent un malheureux camarade. Henri et Vincent attendaient l'orage. Tous les signaux du ciel, tous les nuages noirs, les bourrasques fréquentes, les pluies froides, les voyaient rejoindre le centre du cercle, en espérant un éclair bleu. Plusieurs semaines s'écoulèrent ainsi. Le découragement qui les ceinturait ne semblait pas avoir de prise sur leurs compagnons, qui semblaient animés d'une flamme éternelle. Pour leurs amis, Henri et Vincent tinrent bon, résistant à l'envie de revenir, de rejoindre le village, qui était si peu éloigné, le confort, Malia.
Qui peut dire ce qu'est le destin d'un homme ? Celui d'Henri était-il de rentrer chez lui ? Les prières qui reliaient le comte à sa femme étaient-elles aussi invincibles que le disent les légendes ?
Un matin, le vent se leva, fort, de lourds nuages apparurent enfin, très vite, et l'on entendit le bruit terrifiant de la foudre. Henri de Châteaudun et le fidèle Vincent de Charny, écuyer, s'installèrent au centre du cercle de pierres. Ils n'avaient pas peur. Leurs compagnons les saluèrent une dernière fois et se mirent à couvert. Le vent forcit. Plusieurs éclairs bleus claquèrent autour d'eux, leurs cheveux se dressèrent sur leur tête, puis une lumière intense parcourut le cercle de pierres, en fit un tourbillon …
Henri se laissa tomber sur le sol. C'était du sable.
On entendait des voix au loin. Des cris, des cliquetis d'armes, des bruits sourds de cavalcades : encore une fois, des hommes se battaient entre eux. Henri sut alors qu'il était revenu chez lui.