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Joute 41 : Causalités, perceptions
Joute 41 Texte C : La grotte des esprits et l'enfant qui y est entrée
Le 20/07/2017 par Mélisande non favori



Le vingt-quatrième jour de la neuvième lune de la douzième année de N'Tembua, une étoile tomba du ciel. Bien sûr, elle ne la vit pas tomber. Il faisait nuit à ce moment-là et tous les enfants du village dormaient. Elle n'apprit ce qui c'était passé que le lendemain, et seulement parce que les adultes ignoraient complètement sa présence et celle des autres enfants qui comme elle avaient les cheveux tressés et couverts d'argile séchée ainsi que de beurre de karité en signe de reconnaissance. Dans sa tribu, on les nommait kokolos. Ils seraient bientôt initiés mais pour le moment n'existaient pas vraiment aux yeux des autres. Les enfants plus jeunes et plus vieux que N'Tembua, eux, étaient chassés avec agacement. Il y avait des avantages à être traitée comme si elle était invisible.
Seuls les anciens du village qui montaient la garde la nuit précédente avaient vu l'étoile. Selon eux, elle était énorme, en feu et était tombée au nord sans brûler la forêt. Après avoir entendu ça, N'Tembua courut jusqu'à la case du roi. Elle saisit le chaume à pleines mains, pris pied sur le mur de banco et grimpa. Elle était fort heureusement petite et le toit solide, mais elle ne pourrait plus faire de telles acrobaties très longtemps. Il y eut bien un vieillard pour froncer les sourcils en la regardant faire mais il détourna le regard sans rien dire. D'ailleurs, qui pouvait se plaindre ? Le roi était mort.
Du haut de la case, on voyait tout le sud de la forêt et sa partie est jusqu'à ce qu'elle soit remplacée par la savane. Mais au nord, on ne voyait que la canopée et les montagnes plus loin. Où que regarde N'Tembua, on ne voyait cependant pas la moindre trace de feu ou d'étoile. Elle était déçue, elle aurait bien voulu savoir à quoi pouvait bien ressembler une étoile. Était-ce un genre d'esprit ?
L'enfant sauta en bas de la case et courut hors de la concession royale. Il y avait des attroupements d'adultes un peu partout alentour, interrogeant les anciens ou discutant avec véhémence. N'Tembua en vit quelques uns qui pleuraient, d'autres qui criaient. Peu restaient calmes, mais tous reconnaissaient que l'étoile était un signe.
-Un signe de quoi ?, demanda N'Tembua en tapant sur le bras d'un jeune guerrier qui se disputait avec deux tisserandes.
Il ne lui répondit pas et les trois adultes restèrent silencieux jusqu'à son départ. Elle n'était pas censée parler à d'autres personnes que ses camarades qui subissaient aussi l'initiation. C'était frustrant désormais d'être invisible. Il lui tardait que son initiation soit finie. Elle perdrait la liberté totale qu'on lui laissait en ce moment, mais elle serait considérée comme un membre de la tribu même si elle serait toujours une enfant.
A défaut de pouvoir poser des questions, N'Tembua passa donc de groupe en groupe pour écouter. Chacun y allait de sa théorie. L'étoile voulait dire qu'un grand malheur allait s'abattre sur eux. Elle signifiait qu'ils devaient choisir un nouveau souverain. Qu'il fallait partir en guerre. Qu'il fallait abattre les troupeaux pour éviter une épidémie, ou pour se préparer à une famine. Certains accusaient l'ancien roi d'être responsable de leurs malheurs et avec lui tous ceux qui l'avaient choisi. La moitié des adultes disait que les ancêtres les avertissaient pour les sauver, l'autre qu'ils leur signifiaient sans regret leur anéantissement prochain. Tous étaient d'accord pour dire que les ancêtres et les esprits étaient très, très en colère.
N'Tembua finit par trouver ennuyantes ces conversations sans fin. Elle s'éloigna d'un groupe d'anciens qui s'accusaient presque les uns les autres d'être à l'origine de la ruine de la tribu pour rejoindre la case des initiés, à la limite du village. La grande pièce était bien occupée.Quelques autres enfants du même âge s'y trouvaient réunis et la plus vieille des anciens, la Grand-Mère avait visiblement choisi les nattes des enfants pour une petite sieste. Elle n'était pas censée être là, mais personne n'aurait osé aller le lui dire. D'ailleurs, elle n'aurait pas écouté.
La plupart des enfants jouaient bruyamment au centre de la pièce ou se goinfraient de la nourriture que les adultes y avaient déposé. Le fait que dans quelques jours ils seraient initiés et accueillis proprement dans la tribu ne les intéressait pas beaucoup ; le sort de la tribu et l'étoile, encore moins. Il y en avait quelques uns, heureusement, qui réalisaient que bientôt ils commenceraient leur route vers l'âge adulte et s'étaient réunis dans un coin pour discuter. N'Tembua s'assit parmi ceux-là et libéra sa frustration, interrompant la conversation.
-Ils ne savent rien ! Même les conseillers du roi, même les anciens. Ils sont censés être sages. Ils sont censés prendre des décisions pour toute la tribu et ils se disputent comme moi avec les enfants du forgeron !
-C'est peut être ce qu'on est censé comprendre avant d'être initiés, nota Makolo, le fils d'un guerrier. Les adultes ne savent pas tout. Les anciens ne savent pas tout. Seuls les ancêtres et les esprits sont capable de nous guider.
-Alors pourquoi ne les interrogent-ils pas ?
-Je ne sais pas. Peut-être qu'ils refusent de répondre. Ma mère dit qu'ils sont en colère contre nous, que c'est pour ça que le roi et ses fils et ses filles sont morts.
Si les ancêtres laissaient mourir les membres de la tribu pour faire passer un message, ils étaient stupides, décida N'Tembua en croisant les bras et en fusillant du regard Makolo. Pour celui-ci, tout guerrier mort au combat était un homme qui avait mérité la colère des ancêtres. Il ne penserait pas la même chose si c'était son père qui n'était pas rentré de la dernière guerre au lieu de celui de N'Tembua. Elle se retint de se lever pour le frapper au visage. Elle était censée valoir mieux que cela maintenant.
-C'est stupide, se contenta-t-elle de dire. Nos ancêtres nous protègent. Ils peuvent en vouloir à une personne, mais la tribu, c'est leur descendance. La famille est plus important que tout pour eux, ils nous aideront.
Makolo ricana et quelques enfants de guerriers avec lui.
-Tu veux décider du futur de la tribu ? Tu te prends pour une adulte parce qu'à la prochaine lune, tu seras une grande. Qu'est-ce que tu veux de plus ? Interroger les ancêtres toi-même ?
Piquée au vif, N'Tembua sauta sur ses pieds.
-Peut-être que je le ferais. Ça vaudrait toujours mieux que de faire comme toi. Moi je ne resterais pas assise à parler, parler, parler sans jamais essayer de faire changer les choses.
Elle s'éloigna d'un pas furieux, suivie par les éclats de rire des autres enfants et le regard curieux de la Grand-Mère. On l'appelait ainsi car elle avait vu grandir et mourir quatre générations d’enfants du village. Elle était aussi sorcière, et les gens se méfiaient d'elle. N'Tembua ne savait pas pourquoi, mais les adultes refusaient de l'écouter alors qu'elle était la plus vieille de tous les anciens. Certains lui jetaient même des pierres quand elle s’approchait, mais la plupart se comportaient en sa présence comme si elle n'était pas là. Ils la rendaient invisible, comme si elle était une kokolo.
En voyant la Grand-Mère la regarder fixement, N'Tembua eut un frisson de peur. Il ne fallait pas forcément craindre les sorciers, lui avait toujours dit sa mère, mais celle-là pouvait être très dangereuse. Elle allait partout, puisqu'elle était invisible, y compris dans la case des initiés ou celle du roi. Elle connaissait tous les secrets du village. Bien sûr, N'Tembua était trop jeune pour en avoir, mais ce n'était pas une raison pour laisser la sorcière s'intéresser à elle.Mieux valait échapper à son regard, décida-t-elle avant de courir pour sortir de la case.
Elle dépassa les limites du village sans qu'on ne l'en empêche et s'enfonça dans les collines qui entouraient le village. Même si elle n'avait pas été une kokolo, les adultes étaient encore trop pris dans leurs discussions pour s'apercevoir de ce qu'elle faisait. Il n'y aurait en ce jour ni chasse, ni pêche, ni travail d'aucune sorte.
La forêt était silencieuse. Peut être que singe, serpent et gecko avaient eux aussi compris que l'heure était grave. Peut-être se réunissaient-ils sous les arbres pour discuter du problème sans jamais prendre de décision. L'idée fit pouffer N'Tembua.
Elle s'arrêta finalement sous un jeune arbre fromager et grimpa le long de son tronc en s'agrippant aux lianes qu'y avaient accroché les villageois pour s'en servir de poste de guet. Elle ne voulait tout de même pas trop s'éloigner du village car elle ne connaissait pas encore les signes des chasseurs pour retrouver leur route.
De là haut, elle pouvait voir presque tout le village et sa trentaine de concessions avec leurs cases et leurs greniers. Le forgeron ou la potière n'étaient plus que des silhouettes indistinctes et les kokoro étaient indiscernables des autres enfants. N'Tembua ne savait pas où était sa place parmi eux. Son père était mort dans une guerre dont elle ne savait pas grand chose, sa mère était captive d'ennemis dont elle ne savait rien. Ils ne lui avaient rien laissés hormis une case vide dans la concession des serviteurs du roi. Dans trois jours, elle cesserait d'être une petite enfant et deviendrait une grande jusqu'à son premier sang de femme. Elle allait vraiment naître comme membre de la tribu et elle ne savait pas quelle place y tenir pour la servir. Bouleversée par sa propre ignorance, N'Tembua se recroquevilla et serra les poings. Elle refusait de pleurer.
Un coup de canne sur sa cheville la ramena à l'instant présent. La Grand-Mère se tenait sous l'arbre. Elle s'appuya sur sa canne et intima à N'Tembua de la suivre. Il était difficile de refuser d'obéir à une sorcière, même pour une kokolo qui pouvait faire ce qu'elle voulait.
La vieille femme la guida jusqu'à une clairière sombre. N'Tembua n'était jamais allé jusque là et avait l'impression d'avoir marché des heures. Ici, les arbres étaient trop hauts pour deviner l'heure. Entre les plus grands d'entre eux, une grotte s'ouvrait sous une colline rocheuse.
-Avance.
N'Tembua obéit à contrecœur, terrorisée. La grotte était étroite et sombre. Seul le bruit de la canne de la sorcière juste derrière elle la rassura suffisamment pour la convaincre d'avancer. Elle fit un pas mais fut immédiatement arrêtée par la canne placée sur son chemin.
-Tu as du courage, c'est bien, mais ça ne suffit pas. Tu veux interroger les esprits ? Cela ne se fait pas comme ça, mais tu es un peu jeune pour le savoir.
N'Tembua se laissa entraîner au centre de la clairière et s'assit sur l'herbe en face de la vieille femme. Elle écouta attentivement tout ce qu'elle avait à dire, les yeux écarquillés. Le monde des esprits était plus compliqué qu'elle ne l'avait imaginé. Il y avait des dizaines et des dizaines de règles. Il y avait une manière de s'adresser à chaque esprit et à chaque ancêtre, des pièges à connaître, des questions à ne pas poser, des ordres auquel obéir et d'autres qu'il fallait refuser.
-Questionner un ancêtre ne suffira pas, affirma la Grand-Mère sans justifier son affirmation. Tu dois parler à plus puissant mais ton esprit n'en ressortirait pas intact.
N'Tembua opina et suivit chaque ordre de la Grand Mère. Elle ôta son pagne et enduit sa peau sombre d'une poudre blanche. Elle mit des bracelets de bois à ses poignets pour désorienter les esprits et mâcha la racine que lui tendit la Grand-Mère sans cesser de l'écouter. Tout en mâchant, elle s'efforça de retenir toutes ces connaissances nouvelles. En même temps, elle ne pouvait s'empêcher de se demander pourquoi la Grand-Mère l'avait prise au mot. Il devait bien y avoir des adultes convaincus de la nécessité d'interroger les esprits. N'Tembua n'osait pas demander à la Grand-Mère la raison de son choix mais elle ne paniquait plus. Devait-elle s'en inquiéter ? Elle se sentait très calme devant la situation où elle se trouvait.
La voix de la sorcière parvint jusqu'à ses oreilles, comme étouffée par une longue distance. N'Tembua obéit à cette voix et se leva pour pénétrer dans la grotte. Elle n'avait pas peur. Elle devait le faire. Seulement, elle ne savait plus si elle voulait le faire.
Dès qu'elle fut dans la grotte, tout devint noir. Elle ne se retourna pas, la sorcière le lui avait interdit, mais il y aurait du y avoir un peu de lumière venue de l'extérieur. N'Tembua n'avait jamais eu peur du noir mais elle se sentit oppressée. Une voix la rassura, très loin et très proche à la fois, qu'elle ne parvenait plus à identifier. Elle continua à avancer et sentit la terre bouger et se refermer derrière elle. Un grondement retentit devant elle et la terre s'écarta.
Elle ne savait soudain plus où elle se tenait ni qui elle était. Se tenait-elle sur du sable, de la terre ou de la roche ? Sentait-elle le soleil sur sa peau ou bien était-elle en train de brûler ? A chaque pas, elle avait l'impression que sa peau partait en lambeaux. Les parois de la grotte la griffaient et la mordaient, cherchaient à la retenir. La bouche de l'enfant était pâteuse. Elle avait l'impression que la racine qu'elle continuait à mâcher avec application l'anesthésiait. Elle aurait dû avoir peur.
Elle aurait dû avoir peur oui, mais des mains ridées et crevassées la tenaient fermement par les épaules et la forçaient à avancer. L'enfant ne savait pas si elle imaginait ces mains ou si elles étaient véritablement posées sur ses épaules comme deux paumes griffues.
Quelque chose de froid frôla sa jambe en sifflant et trois doigts écailleux se posèrent sur sa poitrine.
-Que veut-tu ?, l'interrogea une voix rocailleuse qui semblait venir des profondeurs de la terre. Il est rare que quelqu'un de si jeune vienne m'interroger, même accompagné d'un guide.
L'enfant resta figée, incapable de répondre. On lui avait dit quoi faire, quoi dire, mais elle ne savait plus rien. Il fallait être préparé pour un premier voyage parmi les esprits. Elle ne l'était pas. Elle réalisa soudain qu'elle allait mourir. L'esprit n'allait pas tolérer son intrusion. Elle devait répondre pour ne pas l'insulter davantage et prolonger son supplice.
-Grand ancêtre, grand esprit, réussit-elle à marmotter d'une voix pâteuse, je...
Quelqu'un soupira derrière elle et N'Tembua se sentit violemment rejetée sur le côté. Elle n'avait jamais eu aussi mal de sa vie.
-Grand esprit, je te salue toi et ta force et ton intelligence.
C'était sa voix qui s'exprimait, sortant de sa bouche mais ce n'était pas N'Tembua qui parlait. Elle ouvrit les yeux et se vit elle-même. La première chose qu'elle remarqua fut que les yeux qui occupaient son visage n'étaient pas les siens. Ils étaient opaques et presque blancs. C'était ceux de la Grand-Mère. Son corps était maigre et, même si elle était grande pour son âge, elle était minuscule à côté de l'esprit qui la surplombait. Il ressemblait aux masques que portaient les anciens au village lors des cérémonies, mais sa peau ressemblait à celle des geckos et des serpents qui pullulaient dans la forêt et du feu était visible entre ses écailles. Ce devait être l'esprit qui habitait la grotte. N'Tembua ne savait pas qu'un esprit aussi grand et puissant vivait si près de chez elle. Cela devait faire partie des choses qu'on cachait aux non-initiés. L'esprit éclata de rire et la terre trembla. N'Tembua se recroquevilla, terrorisée.
-Cela faisait longtemps que je n'avais pas eu de tes nouvelles Yubya. Je croyais que tu n'oserais plus jamais venir devant moi. N'ai-je pas juré de te manger si tu le faisais ?
-Oui tu l'as juré grand esprit. Mais je ne me présente pas dans mon corps. Tueras-tu l'enfant que j'habite sans être sûr d'atteindre mon âme ?
-Tu es plus vile que jamais, gronda l'esprit en éructant du feu par ses narines. Et je ne doute pas que tu sois encore et toujours persuadée d'agir pour le bonheur de ta tribu. Il me semble que ton roi avait juré de t'attacher dans la savane et de laisser les lions te manger si tu continuais tes manigances.
-Les menaces du roi ne veulent plus rien dire. Il est mort, et ce n'est pas de mon fait.
-Je n'en doute pas. Mes serpents m'ont raconté que les tiens croient qu'une étoile est tombée du ciel. Que diraient-ils s'ils savaient que tu as abusé de leur crédulité, une fois de plus ? Le jour de ta mort, tu deviendras un mauvais esprits pour les tiens. Jamais ils n'invoqueront ton nom en protection.
N'Tembua n'était plus qu'une ombre flottant près du plafond mais elle eut l'impression que son sang se figeait dans ses veines. Elle essaya de hurler son horreur et sa colère à la sorcière mais n'y arriva pas. Elle comprenait maintenant seulement à quel point elle avait été stupide de lui faire confiance, stupide de parler en sa présence à ses camarades, stupide de croire qu'elle comprenait mieux que les adultes ce qu'il fallait faire.
-Qu'ils fassent ce qu'ils veulent, répondit Yubya. Je ne cherche pas leur reconnaissance. Je veux qu'ils prospèrent, voilà tout. C'est la seule récompense dont j'ai besoin.
Voilà, songea N'Tembua. C'était cela qu'elle voulait être, juste une aide pour sa tribu, un instrument à son service. Pourquoi fallait-il que la Grand-Mère pervertisse à ce point son souhait.
-A ta guise vieille femme. Je ne répéterai qu'une fois ma question. Que veut-tu ?
-Rien pour moi, tout pour cette enfant.
L'esprit jaugea le corps de N'Tembua de haut en bas avant de fixer son regard sur son âme qui tentait vainement de se cacher dans les ombres de la caverne. Elle essaya de soutenir son regard, malgré sa peur.
-Elle a quelque chose qui manque à tous ces imbéciles au village, expliqua la vieille femme. Ils contemplent depuis des années leur déchéance et la disparition de nos terres face à des tribus plus agressives. A ma naissance, nous dominions tout l'ouest de la forêt et une partie de la savane. Nous ne vivions pas dans deux ou trois villages mais dans une multitude. Ces geignards préfèrent soupirer et accuser les esprits plutôt que de se redresser et d'exiger de l'aide de la part des ancêtres. Celle-là est jeune, mais elle a ce feu qui manque aux autres. Donne-lui l'inspiration. Qu'elle soit capable de convaincre les autres d'agir plutôt que de se lamenter.
L'esprit saisit l'âme de N'Tembua et l'instant d'après, elle le contemplait avec ses vrais yeux. Elle pouvait sentir l'air entrer dans ses poumons et le sang battre dans ses veines. La racine qu'elle avait longuement mâché fit à nouveau effet sur son esprit. Elle peinait soudain à se rappeler son nom et ce qui se passait. L'esprit devant elle n'avait plus rien de terrifiant ; elle aurait été incapable de le décrire. Dès qu'elle fermait les yeux ou détournait le regard, il ne restait plus de sa présence qu'une vague sensation de grandeur et de puissance. L'esprit lui ordonna de la regarder et N'Tembua ne put refuser. Elle vit du feu et des ténèbres dans ses orbites, sentit un souffle ardent sur son visage et perdit conscience de ce qui se passait.
Quand elle revint à elle, N'Tembua se retrouva étendue au centre d'un trou qui méritait à peine le nom de grotte. La lumière du matin y pénétrait à flots. L'enfant tituba pour en sortir et leva les yeux pour s'orienter. Le soleil était encore bas à l'est et elle se dirigea vers l'ouest, espérant trouver des lieux plus familiers pour retrouver le village. Elle marcha un long moment sans que sa tête s'éclaircisse. Elle se souvenait s'être disputée avec d'autres kokolos. Elle avait rencontré quelqu'un, mais tout le reste de sa journée lui échappait complètement. Sa gorge et sa langue étaient irritées, ses jambes et bras couverts de griffures.
Finalement, N'Tembua reconnut un arbre fromager puis deux irokos et le village apparut avec ses cases rondes familières et ses tours de guet. Une jeune femme poussa un cri d'alarme en la voyant. On se précipita vers elle alors qu'elle allait tomber, vaincue par une faim et une fatigue qu'elle ignorait ressentir jusque là. On la releva pour l’entraîner vers une case et la nettoyer de la poudre blanche collée à son corps par la sueur et de l'argile rouge qui recouvrait ses tresses. Les femmes qui la lavaient lui expliquèrent que la nouvelle lune s'était levée et qu'elle avait finit son initiation de kokolo. Elles tressèrent ses cheveux comme ceux d'une grande fille et y accrochèrent des perles avant de lui enfiler un nouveau pagne et de lui donner à boire et à manger. N'Tembua se laissa faire en silence, encore hébétée par ce qu'elle avait vécu. Des détails lui revenaient avant de lui échapper à nouveau l'instant suivant. Un masque géant éclairé par des flammes, des yeux blancs qui la fixaient avec indifférence. Elle avait quelque chose à dire, un avertissement à transmettre, mais serrait les lèvres jusqu'à saigner.
On la fit sortir pour la présenter aux villageois réunis et N'Tembua réalisa qu'elle avait manqué la cérémonie d'initiation. Personne ne semblait s'en faire pourtant. Les anciens étaient tous là et la Grand-Mère parmi eux. N'Tembua devait protester et dénoncer le sacrilège de la vieille femme, mais elle était incapable de se rappeler quel était ce sacrilège. Il fallait qu'elle dise à la tribu qu'on essayait de la manipuler. Elle ouvrit la bouche et s'interrompit. Elle avait autre chose à dire, de plus important, quelque chose qu'elle voulait dire depuis qu'elle avait perdu ses parents et son roi et qu'elle voyait le village se déliter progressivement. Soudain, elle se sentait capable de le dire.
-J'ai vu les esprits, déclara-t-elle en se sentant comme enrobée d'un souffle ardent. Ils m'ont parlé en leur demeure. Ils ont envoyé l'étoile qui est tombée au nord du village, mais pas en signe de leur courroux. Ils veulent nous sauver de nos ennemis et de notre propre indifférence face à nos faiblesses et à nos défaites. Cessons de combattre des tribus qui nous anéantiront par leur nombre et leur armement. L'étoile nous demande de la suivre. Quittons ces forêts qui ne nous protègent plus et cherchons un autre lieu pour abriter la tribu. Au nord est notre salut. Nos ancêtres et nos esprits m'ont promis de nous suivre et de nous protéger. J'ai entendu les esprits et je pars. Les écouterez-vous ?
C'était ce qui c'était passé. Ce n'était pas ce qui c'était passé. C'était ce qu'elle voulait dire. Ce n'était pas ce qu'elle voulait dire. Au final, cela importait peu, chaque membre de la tribu criait son accord avec enthousiasme. Certains se précipitaient déjà pour réunir leurs biens les plus précieux, emportés par la même ardeur qui avait saisit N'Tembua. D'autres l'entourèrent pour lui demander quel chemin emprunter.
Elle avait envie de protester, de leur expliquer qu'ils se trompaient, qu'ils étaient trompés. Le sourire satisfait de la Grand-Mère lui serrait le cœur sans qu'elle sache pourquoi. Elle choisit d'ignorer ce sentiment. Les esprits lui avaient parlé, lui avait donné un moyen de sauver sa tribu. Il était temps de se mettre à l'ouvrage.