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Joute n°39 : Trames et tissages
Joute 39 Texte E : Ludmilla
Le 19/12/2016 par Bébel non favori



On m'appelle Ludmilla.
Longtemps, j'ai insisté pour que les gens me nomment par mon vrai nom, Ludila Morienna Milla. Mais les habitudes ... Un charmeur une fois m'a dit qu'il s'embrouillait toujours à prononcer ces trois mots. "Ludmilla ! " clamait le charmeur. Avec les années, les charmeurs se sont raréfiés, reste Ludmilla.
Je suis la responsable des tissus au château. Enfin, plus officiellement, Tisseuse Générale. Même si je ne tisse plus beaucoup ; c'est toujours comme ça, avec les années, on délègue, on délègue, on s'éloigne de ce qui fit notre talent. On n'est plus cuisinier ou maître d'armes ou maçon, on devient chef, la belle affaire.
Sous ma direction, les tisseurs du château fournissent les couturiers royaux en étoffes diverses : laine, coton, moliste, lin, boulin, il en faut pour tous les goûts et toutes les occasions. Mais le plus compliqué, ce qui explique qu'on ait besoin d'une tisseuse confirmée à la navette, c'est le Code des Couleurs. Chaque grande famille dispose de ses propres couleurs, et celles-ci figurent obligatoirement sur tous les habits et toutes les parures, non seulement de tous les membres de la famille, mais aussi de tous les habitants du comté appartenant à cette famille et qui peuvent s'offrir ce tissu.
Quand, dans la rue, on voit passer quelqu'un sans couleur à ses vêtements, on peut dire : "Voilà un gueux". Dans le cas contraire, on sait de quel comté il provient, à quelle famille il doit service et honneur. Ou du moins, on le sait si l'on connaît le Code Couleur. Et, pour notre bonheur à tous, le royaume s'est singulièrement agrandi ces dernières années. Nouveaux comtés, nouvelles couleurs. A l'heure actuelle, il faut gérer l'approvisionnement de sept cent vingt-quatre comtés ! Sept cent vingt-quatre codes, pas de doublons, pas d'ambiguïtés. Non, bien sûr, les tisseurs du château ne sont pas les seuls à produire les centaines de tissus différents, chaque comté possédant ses artisans. Mais aucun artisan du royaume ne peut fournir aucune maison sans l'autorisation de la Tisseuse Générale. Sans cette contrainte, des relâchements arriveraient, des nuances se perdraient, des erreurs surviendraient, et des confusions naîtraient. Et de la confusion naît le désordre, et du désordre naissent les dissensions, et des dissensions ...

Ce matin-là, les métiers à tisser bruissaient de toute la force de leurs pédaliers, lorsqu'un garde dépenaillé ouvrit brusquement la porte de l'atelier et s'exclama : "Maîtresse Ludmilla ! Nous avons besoin de vous !"
Voilà bien une apparition qui ne parvint pas à me garder de bonne humeur. Evidemment, qu'on avait besoin de moi ! Et depuis trente-cinq ans, encore ! On avait tellement besoin de moi que je n'avais pas le loisir d'interrompre ma tâche pour répondre à ce freluquet. Et puis cet énoncé ! Maîtresse Ludmilla ! Pourquoi pas Sa Seigneurie Lulu, tant qu'à faire ? Je n'étais Maître de personne, et les gardes imberbes avaient pour devoir de me donner du "Dame Milla".
J'allais lâcher mon "Hé bien, jeune homme ? Que signifie ?" lorsqu'une silhouette familière apparut dans l'embrasure. C'était Sigmus Almoro Miniachké. Sami. L'enchanteur du royaume, ancien tueur de goules, ex-neutraliseur de vampires, aujourd'hui affecté à la sécurité magique du roi. Ce Sami-là, c'est un ami.
"Pardonne cette intrusion, Ludmilla, intervint-il de cette voix chaude, à peine essoufflée, et qui continue de faire effet auprès des femmes convenables.
- Quelle intrusion ? répondit une voix enjouée que je reconnus être la mienne.
- Nous avons vraiment besoin de toi. C'est une affaire grave et urgente."
Que répondre à l'appel du devoir ?
Je suivis Sigmus et son garde à travers les interminables couloirs du château, trottinant derrière le pas long de l'enchanteur. Tout en marchant, je cherchais à me rétablir une contenance. Sami n'avait pas l'air de plaisanter. Non qu'il fût d'ordinaire le plus déluré des boute-en-train, certes, mais son sérieux avait pris ce matin-là une sévère amplitude.

Nous atteignîmes enfin une petite cour malpropre, juste à côté des écuries. Celles-ci étaient dans un sale état : la porte principale avait été réduite en morceaux, et on voyait tout autour les traces noirâtres et fumantes d'un incendie tout juste maîtrisé. D'ailleurs une citerne d'intervention rapide était positionnée juste à côté.
" Qu'est-ce que c'est que ça ? m'exclamai-je.
- Le château a été attaqué, répondit Sami.
Cette nouvelle me coupa la voix.
- Mais, je ... c'est ... enfin ... ce n'est pas ...
- Nous n'y comprenons rien."
Il y avait de quoi. Treize ans de paix ! Ce n'est pas rien. Le royaume avait éteint tous ses rivaux : beaucoup de diplomatie, quelques guerres, un mariage malin, ... Les centaines de comtés qui, ces dernières années, avaient rejoint le royaume n'avaient aucun intérêt à susciter notre courroux.
" Mais enfin, pourquoi n'ai-je rien entendu ?
- Les agresseurs ont agi très vite. Et puis, le matin, il y a beaucoup de bruit dans le château.
Il n'osa pas rajouter : "... et encore davantage dans votre atelier" mais j'avais compris.
- Mais enfin, comment sont-ils arrivés ? Et partis ?
- Les brûlures sur la porte, la vitesse, ce sont les signes d'un dragon, il n'y a pas de doute là-dessus.
- Mais enfin, on l'aurait vu arriver, ce dragon, non ? Je ne pense pas grand-chose de nos gardes (le freluquet me remercia d'un coup d’œil), mais enfin ils ne sont pas aveugles ? Si ?
- Je me suis mal fait comprendre, Ludmilla. Le dragon venait des écuries. C'est lui qui a été volé."
Je n'osai pas poursuivre mes protestations, de peur de passer pour une gourde (il y a un âge pour tout). Et je n'étais pas en charge de l'affaire, à moins qu'on me demandât de redécorer les écuries avec du tissu neuf. Sigmus prévint mes questions en me désignant le carnage :
" Regarde, les débris de la porte sont dans la cour, à l'extérieur. Elle a donc été détruite de l'intérieur. C'est Goulmyr lui-même qui l'a soufflée.
Il me donnait son nom, comme si j'étais censée m'intéresser à la vie de ces bestioles puantes et dangereuses. Goulmyr ! Les dragonniers ont de ces idées ! La conversation m'échappait.
- Je te remercie de me tenir au courant de ces événements, Sami. Mais en quoi suis-je concernée par cette affaire ?
- Hé bien, un témoin a assisté à la scène. Et il a repéré le vêtement du voleur. C'était un vêtement coloré. Nous avons besoin de tes talents pour identifier sa maison.
- Mais enfin, vous croyez vraiment qu'un voleur de dragon se serait affiché avec le tissu de sa maison ? Ce qu'il a fait, cela vaut bien au moins quatre condamnations à mort !
- Je n'en sais rien, Ludmilla. Disons que c'est un élément à prendre en compte. Une fois la maison identifiée, les enquêteurs verront ce qu'ils feront de l'information.
- Et qui est le témoin ?
- Tu le connais bien, c'est Loudelin."

Loudelin ! Le meilleur soldat du royaume ! Il n'avait pas l'aisance vocale des grands chefs, ni leur recul stratégique, mais il n'y avait pas homme plus sûr, plus assuré, plus rassurant. "Loudelin et sa lame, ma bonne dame, ça vaut bien deux dragons" était devenu une maxime populaire. Loudelin passait son temps à patrouiller dans le château, car il n'y avait que cela qu'il sût faire. Il n'était pas loin des écuries lorsque l'attaque avait été déclenchée. Il avait couru, avait vu le dragon sortir de l'écurie, avait lancé son épée en avant, peut-être touché le voleur, mais celui-ci, recroquevillé sur le dos sellé de la bête, avait pu s'enfuir. Loudelin ne savait pas ne pas quoi faire dans ces cas-là. Il avait hurlé vers les gardes, et cinq d'entre eux étaient partis en chasse vers le nord-ouest, sur leurs chevaux. Lui, Loudelin, avait foncé vers les appartements du roi, mais c'était inutile car aucun danger n'était venu troubler la matinée du souverain.
Il revenait sur les lieux du drame, sa tête forte de barbe dépassant la mêlée des serviteurs, et sa carrure dégageait la place devant lui. Loudelin n'éveillait pas en moi les mêmes sentiments qu'en la plupart des autres habitants du château. Il était le fils de l'une de mes tisseuses, et bébé il avait vomi sur mes genoux. Cela suffisait pour que je ne visse pas d'abord en lui le guerrier redoutable, mais cet ancien bébé qui faisait ses besoins dans les paniers de lin. Je n'avais pas envie de traîner là, car on a beau être dans le bain depuis longtemps, cette ambiance funeste m'oppressait. J'allai directement vers Loudelin. Lui aussi avait gardé mémoire des paniers de sa mère. M'apercevant, il baissa la tête. Les gardes qui l'accompagnaient dispersèrent les importuns qui auraient bien voulu suivre l'interrogatoire du champion.

" Bonjour, Loudelin. Il paraît que tu as vu le ... le malfaiteur.
- Hé bien, euh, il me tournait le dos. C'était un homme, pour sûr, et les cheveux bruns sans doute.
- Et son vêtement ?
- Oui, euh, je l'ai vu, oui.
- Alors ? Je t'écoute.
- Hé bien, disons que c'était un tissu très joli.
- Mais encore ? De quelle couleur était-il ?
- Hé bien, euh, c'est difficile à dire. Il y avait plusieurs couleurs, je crois ...
- Comment ça, je crois ? Mais ça n'a aucun sens ! C'était un vêtement arc-en-ciel ? Il y avait une couleur dominante ?
- Hé bien, euh, ...
- Et si tu pouvais arrêter de commencer toutes tes phrases par "Hé bien euh" on gagnerait du temps !
- Oui euh, hé bien, euh, c'était quand même plutôt rouge. Il y avait du sang, c'est pour ça aussi.
- Donc, je résume, beaucoup de couleurs, mais rouge dominant ?
- Non, non, en fait, c'était un manteau un peu dans les bleus, mais rouge à cause du sang. Et un peu orange-mauve sur les côtés ...
- Orange-mauve ? Orange et mauve ?
- Oui, euh, non, une couleur un peu entre les deux, comme un coucher de soleil quelquefois ..."
Le brave Loudelin ne put aller plus loin dans ses explications. Dans la foulée, le Sénéchal me fit mander. C'est lui qui était en charge de l'enquête.

Je fus conduite dans ses salons privés. Le Sénéchal Holmorien m'attendait, assis, ou devrais-je dire vautré, dans un de ces divans modernes cent fois trop moelleux. Le comble, dans sa main brillait un verre de vin !
"Alors, commença-t-il d'un ton condescendant, que vous a dit ce brave Loudelin ?
- La description est confuse, Messire. Les couleurs annoncées ne sont pas précises. Néanmoins la présence de bleu semble certaine, ce qui écarte toute la moitié sud du royaume. Cela correspond à la direction nord-ouest prise par le fugitif.
- Merci pour cette remarque fort pertinente, Ludmilla ; je vous demanderai néanmoins de vous concentrer uniquement sur votre champ de compétences.
Le Sénéchal n'hésitait jamais à étaler son arrogance (oserai-je lui rappeler un jour qui tissa ses langes ?).
- Loudelin m'a parlé d'une couleur oscillant entre le mauve et l'orange.
- Voyez-vous ça ...
- Entre le mauve et l'orange, il y a le rouge, Messire. Loudelin parle aussi de rouge, mais semble penser que cela venait du sang du malfaiteur.
- Oui, oui, j'ai déjà pris cet élément en compte, s'agaça le Sénéchal.
- De plus, le rouge au soleil tire sur l'orange, et à l'ombre devient mauve, surtout si le tissu est dans une matière rugueuse comme le moliste. Mes conclusions ... si vous me les demandez ...
- Eh bien oui, Ludmilla, oui, je vous les demande ! répondit Holmorien en haussant légèrement la voix.
- Mes conclusions sont que cet habit est fait de moliste rouge et bleu, et qu'il appartient bien sûr ...
- ... à un habitant du Domaine Royal ! Belle perspicacité, en vérité. Je vous remercie infiniment, Ludmilla. Ces informations nous seront très certainement précieuses. Vous pouvez retourner à vos importantes occupations."
Il resta là, un instant, à considérer son verre, hésitant sans doute à m'en proposer un, puis, s'avisant que le pichet était vide, me sourit maladroitement et je m'en fus. Je n'aimais pas cet homme, et je suis certaine qu'il me le rendait bien. Cependant, on ne pouvait lui dénier une certaine habileté dans les affaires judiciaires dont il avait charge.
Je retournai à mon atelier, songeuse. Ce château, cela faisait si longtemps que j'y vivais ! Penser qu'un ennemi avait osé voler un des dragons royaux dépassait ma compréhension. Ce n'est pas que je tienne ces bêtes en haute estime, mais l'audace et la violence du geste me glaçaient le sang. De retour devant les ouvrières, je tentai tant bien que mal de redonner mes ordres habituels, mais je ne parvenais pas à chasser ces pensées froides de ma tête.

Le soir venu, n'y tenant plus, je me rendis dans l'atelier de Maître Miniachké, ce brave Sigmus. Son apprenti était en voyage depuis une dizaine de jours, et il se retrouvait seul à ranger ses bocaux et passer le balai. Qu’un Maître comme lui soit contraint de réaliser lui-même ces basses besognes, et surtout qu'il accepte cet état de fait, me surprenait toujours. Il parut surpris de me voir :
"Ludmilla ! C'est bien toi ? Que t'arrive-t-il ?
- Je voulais te voir, Sami, car cette histoire de dragon volé me hante depuis ce matin.
- Je te comprends ... Mais je suis certain que tout va s'arranger. Les gardes du roi sont toujours à la poursuite du dragon, et à mon avis ils le rattraperont.
- Leurs chevaux sont quand même moins rapides ...
- Hé, oui, sauf bien sûr si ...
A son sourire, je compris.
- Mais oui, bien sûr ! Ils ne sont pas partis le ventre vide, n'est-ce pas ?
- On ne peut rien te cacher ...
Sigmus, entre autres qualités, avait les moyens de rendre les courses de chevaux très énergiques, et courtes.
- Je ne comprends pas pourquoi le voleur a pris autant de risques pour un dragon ?
- Hé ! Un dragon est un animal plus que précieux ! N'as-tu jamais vu ces bêtes sur un champ de bataille ?
- Oui, mais, justement, nous ne sommes pas en guerre ! Et pas près de l'être !
- Qui sait ?
- Et que penser de l'habit du voleur ?
- Ludmilla, c'est toi qui l'as identifié. Es-tu vraiment certaine de ton analyse ?
- Comment l'être ? Mais tu connais Loudelin mieux que moi. Il y a peut-être plus subtil, mais pas plus honnête : ce qu'il a vu, il me l'a dit.
Sigmus ne répondit pas tout de suite. Assis sur un vieux tabouret, il semblait réfléchir. J'aurais pu m'en aller, le laisser tranquille, mais je sentis que je ne le dérangeais pas.
- Admettons que le voleur soit un Royautin, dit-il enfin.
- On ne peut pas, sur la seule foi, ...
- Mais admettons. Admettons que Loudelin ait bien vu, admettons que tu aies bien interprété, admettons que je sois encore capable de comprendre certaines choses ... Notre voleur est un Royautin, j'en suis quasiment certain. Il était très risqué de se procurer l'habit d'un autre. Cet habit était le sien, et il l'a gardé pour plus de discrétion, pour accéder aux écuries. Il espérait que personne ne le verrait sur le dragon, mais c'était sans compter sur le zèle de Loudelin.
Il fit une pause, sembla repartir dans ses rêves, et revint.
- Il y autre chose. Je connais bien Goulmyr. On a toujours besoin de moi pour domestiquer ces bêtes. Je ne comprends pas comment le voleur a pu le maîtriser si facilement, le faire cracher si simplement, le diriger, lui faire prendre le bon cap. Nous avons affaire à un bon dragonnier, et plus que cela ...
J'avais peur de comprendre ce qu'il voulait dire.
- Un bon dragonnier Royautin ? Familier de ... de Goulmyr ? Mais tu ...
Je n'eus pas le temps d'aller au bout de ma question. Les portes de l'atelier s'ouvrirent brusquement. Le Sénéchal en personne, escorté de trois gardes, fit irruption dans la pièce.
- Maître Miniachké ! Je vous prie de me suivre ! Nous avons besoin de vous !
Sami me lança un regard interrogatif, et s'avança vers le Sénéchal. Aussitôt les gardes se jetèrent sur lui et le maîtrisèrent, sans difficulté puisque l'enchanteur ne tenta pas le moindre geste. C'en était trop ! Sans réfléchir, je hurlai avec toute l'énergie dont j'étais capable :
- Mais que faites-vous ? Vous êtes fous ? Lâchez-le !
Les gardes semblèrent hésiter, mais le Sénéchal répliqua posément :
- Ils ne vont certainement pas le lâcher, Ludmilla.
- Mais enfin ! Mais enfin !
Je devais être belle à voir !
- Ma dame (le ton était plus doucereux et arrogant que d'habitude). Regardez l'habit de Sigmus.
Je réalisai soudain que l'enchanteur portait un vêtement bleu, liseré de mauve et d'orange. Le vêtement de son comté, l'Albigette, au nord-ouest du royaume.
- N'avez-vous pas fait le lien entre ce que vous a dit Loudelin et l'Albigette ? Entre l'Albigette et l'enchanteur ? Entre l'enchanteur et le dragon ? Car moi je l'ai fait, ce lien ; je l'ai tissé !
Son ricanement ne me toucha pas ; je ne savais pas quoi répondre. En effet, la description du garde pouvait correspondre à un tissu gettalbin. Fallait-il que j'eusse été si aveugle !
- Mais vous voyez bien que Sigmus est ici, pas sur le dos d'un dragon !
Le Sénéchal Holmorien souriait de ses belles dents blanches.
- Oh, je ne dis pas qu'il est l'auteur de cet exploit. Son apprenti, Gettalbin lui aussi, est fort opportunément en tournée actuellement. Et si Maître Miniachké lui avait confié une autre mission, plus secrète et moins avouable ?
- Vous vous trompez complètement, Holmorien ! Je n'ai rien à voir dans cette histoire ! Galus est en voyage à Moredon.
Mais déjà les gardes l'entraînaient avec eux.
- Il faut me croire, Ludmilla ! essaya-t-il une dernière fois.
- Comment avez-vous osé ? protestai-je auprès d'Holmorien. Comment pouvez-vous condamner cet homme sur si peu de ... sans aucune preuve ?
- Ne soyez pas si inquiète, ma dame, nous l'interrogerons avec les formes. Nous savons qui il est. S'il est innocent, il n'a rien à craindre."
Ce furent ses dernières paroles, et il referma la porte, me laissant seule au milieu des bocaux.
Je devais agir ! Mais que faire ? Et comment ? Je ne pouvais pas croire en la culpabilité de mon vieil ami. Je dus attendre de retrouver ma chambre pour tenter de remettre mes pensées en ordre. Lorsque Sami s'était fait arrêter, il était sur le point de comprendre quelque chose ... Nous étions sur la piste d'un dragonnier très familier des écuries, un Royautin ... Sami devait les connaître, tous, et mieux que moi. L'un d'entre eux devait être le coupable. Mais pourquoi aucun d'entre eux ne manquait au château ? Je m'endormis sur ces considérations sans issue.

Le lendemain, le château se réveilla dans les rumeurs qui provenaient d'au-delà des collines : le voleur de dragon avait été rattrapé ! On courait, on s'interpellait, on attendait, on espérait. Et soudain, à l'horizon, apparut la silhouette du dragon, saluée par les mille exclamations d'une foule qui s'était massée sur les remparts. Perdue dans le flot, inquiète, je regardais cette silhouette grandir, et l'on vit bientôt sous elle les chevaux des gardes qui avaient rempli leur mission, l'un d'eux tenant au-dessus de lui la laisse qui maintenait le dragon, le brave Goulmyr, serein dans son vol. Sur l'un des chevaux, le voleur emmailloté et dont on ne distinguait pas les traits, même lorsque les cavaliers furent arrivés sous les remparts et que les dragonniers, sortis de leurs écuries, se furent saisi de la laisse du dragon.
"Laissez-les passer ! Laissez-les passer ! hurlait Loudelin qui était sorti du château pour les accueillir et les escorter."
Tant bien que mal, le cortège rejoignit le donjon où les attendait le Sénéchal. Sur le balcon central, tout en haut, le roi sortit pour assister à la scène, et en réponse les cris de la foule redoublèrent. On applaudit et on hurla des bravos, et des "Longue vie au roi" fusèrent. Profitant de ma position au sein du château, je m'étais engouffrée à la suite des cavaliers. Notre groupe déboucha sur la petite place des écuries, déjà nettoyée de la veille. Les dragonniers s'attelaient à attacher le dragon sur un poteau provisoire et le brave Goulmyr se laissait faire en regardant d'un œil curieux ses maîtres s'activer.
Le Sénéchal arriva enfin. Il avait l'allure triomphante. Me reconnaissant dans l'assistance, il me lança :
"Je suis certain que vous êtes impatiente de connaître l'identité de notre voleur.
- Autant que vous, Messire, et j'essayai d'y mettre du sarcasme.
- Pouvez-vous me jurer que cet homme conduisait le dragon lorsque vous l'avez rattrapé ? s'enquit-il, faussement inquiet, auprès d'un des cinq gardes.
- Je vous l'affirme, Messire.
- Hé bien, dégagez-le, que nous puissions voir sa triste figure !"
Et le garde dégagea son prisonnier, et bien que celui-ci gardât la tête baissée, personne n'eut de mal à le reconnaître : il s'agissait de Galus, l'apprenti de l'enchanteur.
"Voyez le visage de la trahison ! Le sous-fifre de l'enchanteur !" triompha Holmorien.
La foule était maintenue à l'écart par un cordon de soldats, mais des éclats de voix saluèrent cette nouvelle. J'étais consternée. Les soupçons du Sénéchal se trouvaient confirmés de la plus indiscutable des manières.
Désespérée, je fixais le prisonnier avec intensité, cherchant un je-ne-sais-quoi qui aurait sauvé mon ami. Et c'est là que m'apparut un élément, tout simple, évident de simplicité. Aussitôt, je quittai le rang, cherchant à garder le peu de sang-froid qui me restait encore, et interpellai le félon :
"Galus ! Galus, mon ami !
Il releva la tête. Ce n'était pas vraiment mon ami, et pour tout dire nous nous connaissions à peine. Je n'ai pas pour habitude de frayer avec les petites gens.
- Que faites-vous, Ludmilla ? intervint le Sénéchal. Vous vous égarez.
- Je n'en aurai pas pour longtemps, Messire. Vous portez un bel habit, Galus. Un bel habit de moliste, très bien taillé.
Le pauvre diable ne répondit pas. Il avait rabaissé la tête.
- Messire, regardez ! De quelle couleur sont ces vêtements ?
- Ils sont bleu ... et rouge, hésita le Sénéchal.
- Tout à fait ! Pourtant, on croirait presque y discerner des reflets mauves et oranges. C'est l'ombre et la lumière qui se battent sur du moliste. Mais ce tissu est bleu et rouge. Bleu et rouge. C'est un habit de Royautin, Messire. Mais Galus n'est pas Royautin, il est Gettalbin !
- A quoi cela nous mène-t-il ? soupira le Sénéchal.
- Il a pris le vêtement d'un dragonnier Royautin, Messire, pour que le dragon n'ait pas peur de lui et pour pouvoir le manœuvrer facilement ! S'il avait agi sur ordre de son maître, celui-ci aurait pu lui prêter un de ses habits, mais il ne l'a pas fait. Galus est coupable, oui, mais son Maître n'a rien à voir là-dedans ! C'est un des dragonniers qui a donné son habit pour permettre le vol ! C'est un des dragonniers ! Ce n'est pas l'enchanteur ! L'enchanteur n'a rien à voir là-dedans !"
Je devais être belle à voir ! Pris au dépourvu, le Sénéchal si arrogant fit rentrer les gardes et le prisonnier dans le donjon, et ordonna qu'on fît disperser la foule, sous le regard du brave Goulmyr.

Il fallut plusieurs jours encore pour démêler l'affaire. Galus ne voulait pas avouer, car il avait tout à gagner à n'être considéré que comme le complice de l'enchanteur. Les dragonniers se rejetaient tous la faute l'un sur l'autre. Mais les hommes du Sénéchal savaient mettre la pression sur des suspects, et finalement l'un d'entre eux finit par avouer, alléché par une évasive promesse d'amnistie, qui ne fut pas tenue.
On finit par apprendre les motivations des voleurs : ils se croyaient assez forts pour s'occuper discrètement du dragon pendant quelque temps. Galus ne serait jamais revenu de son voyage à Moredon, et son complice aurait mystérieusement disparu quelques semaines plus tard. Un jour, ils auraient revendu Goulmyr au plus offrant. Mais ils n'avaient pas prévu que les chevaux des gardes auraient rattrapé le dragon, ni qu'un témoin inopiné aurait permis de disculper l'enchanteur.
Le Sénéchal n'eut pas trop à souffrir de cette affaire : certes, il s'était montré expéditif en internant l'un des personnages les plus estimables du royaume, mais il avait quand même attrapé les voleurs et récupéré le dragon, aussi le roi ne lui tint pas rigueur de ses quelques maladresses. En revanche, il serait faux de dire que cet épisode a amélioré mes relations avec ce personnage.

Je poursuis aujourd'hui ma charge de Tisseuse Générale. Depuis cette affaire, le royaume s'est encore agrandi, et l'on approche dangereusement des huit cents comtés. Certains seigneurs commencent à évoquer la nécessaire évolution du royaume vers l'empire, ce qui ne me remplit pas de joie : cela impliquerait en effet la refonte complète du Code des Couleurs.