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Joute n°39 : Trames et tissages
Joute 39 Texte C : Agapanthe et la Vieille Souche
Le 19/12/2016 par Aramina non favori




Agapanthe frissonnait et le froid de l'hiver n'était pas le seul responsable. Il s'avait que ce n'était plus qu'une question de minutes. Tout le monde le savait d'ailleurs, à en juger par les centaines d'yeux tournés vers lui. Il avait essayé. Longtemps. Très fort. Il s'était appliqué. Il y avait passé jours et nuits et 100 fois il s'était remis à l'ouvrage, espérant un signe ou un encouragement. Mais rien n'y avait fait.
Agapanthe était une araignée qui ne savait pas tisser.
Autour de lui les chuchotements s'intensifièrent et toutes les araignées filèrent au centre de leur toile. Il arrivait. Agapanthe avait beau savoir qu'il ne faisait plus aucun effort et qu'il ne pouvait donc pas réussir, ce moment était toujours douloureux pour lui. Une vieille araignée velue apparut au détour d'une feuille morte, l'air aussi sec et acariâtre qu'un vieux bout de bois. Le silence se fait instantanément.
Le major Ortie traînait ses grosses pattes entre les toiles pour l'inspection du matin. Son verdict était à la fois net et sans appel.
« Correct ! »
« Manque de rosée ! »
« Moyeu excentré ! »
« Regardez la toile de Pétunia. Parfaite ! C'est ça que vous devez viser ! ».
Agapanthe ne regarda pas. Les toiles de Pétunia étaient toujours les mêmes, toujours parfaites. Lui visait juste une toile, même approximative.
Les bouts de vieilles pattes apparurent devant ses yeux baissés. Agapanthe soupira. Le major Ortie laissait toujours un silence gênant s'installer avant de s'en prendre à lui. Les chuchotements avaient repris et des centaines de petites pattes crissaient d'excitation face au spectacle tant attendu. S'il avait pu rougir, Agapanthe aurait ressemblé à une toute petite tomate cerise. Le major Ortie se mit à tourner autour de sa création. Du bout de la patte, Agapanthe tenta sans succès de recoller un bout de fil pendouillant, comme si cela pouvait changer quelque chose au résultat.
« Aucune structure. Aucune solidité. Les fils sont cassants et collent encore moins qu'une herbe sèche. C'est l'exemple même de toutes les erreurs à ne pas faire. Venez tous ici pour bien regarder et ne jamais reproduire une horreur pareille ! »
Rapidement des dizaines d'araignées se retrouvèrent au pied de la triste toile, chacune allant de son commentaire.
« Maintenant que tout le monde a vu, démonte moi tout ça. Il est hors de question qu'un insecte de la forêt tombe sur une toile aussi pitoyable. »
Agapanthe s'exécuta et enroula tous ses fils devant les regards de ses camarades où se mêlaient pitié et jubilation de ne pas être à sa place. Une fois fini, les yeux toujours baissés, il revint se placer devant la vieille araignée.
« Mon garçon, il serait tant de faire des efforts. Penses à tes parents et à ce qu'ils doivent ressentir en voyant ton travail. Ne les aimes-tu pas pour continuer à bâcler tes toiles ? Poursuit comme ça et tu finiras à la Vieille Souche ».
Des centaines de mandibules ricanèrent à l'évocation de la Vieille Souche et le silence retomba au fur et à mesure que les araignées retournaient à leurs tâches.
Agapanthe se retrouva seul et malheureux. Bien sûr qu'il pensait à ses parents, sinon il ne tisserait plus depuis longtemps. Mais quelle honte d'avoir une araignée non tisseuse ! Alors il poursuivait, bâclant de plus en plus ses nœuds et redoutant l'inspection du matin. Perdu dans ses noires pensées, Agapanthe n'avait pas vu que ses fines pattes l'avaient bien éloigné de son point de départ. Il serait bien rentré chez lui, se reposer dans un cocon comme seule sa maman savait les faire. Mais il n'était pas du tout parti dans la bonne direction et le retour lui semblait bien long. Or non loin de là trônait la Vieille Souche. Des bruits de conversations sortaient des fissures et nul autre abri ne semblait disponible. Peut-être était-ce le destin. Depuis le temps qu'Ortie lui prédisait qu'il finirait dans cet endroit... Agapanthe hésita devant l'entrée. La Vieille Souche était connue pour accueillir tous les ratés, les exclus, les sans avenir dans leur communauté. Mais c’est comme ça qu’il se sentait, alors il poussa l’écorce qui fermait l’accès et entra dans son nouveau monde.

Une seule grande table occupait l’espace au centre de la souche. Ses occupants accueillirent Agapanthe avec un sourire et lui firent une place sans poser de question. Il rejoignit la petite assemblée et s’intégra tant bien que mal à la conversation. René, une chenille un peu miteuse, tricotait à toute vitesse et semblait être le sage du groupe. Il parlait peu mais toujours avec justesse et beaucoup de philosophie. Lili la petite fée semblait nerveuse et elle gigotait en permanence sur son caillou. Elle parlait de tout, rapidement, et lançait sans cesse de nouveaux sujets. George, un moustique zozotant et féru de botanique, buvait sirop de fraise sur jus de kiwi. Enfin, Boo, un bousier sous sa carapace étincelante possédait l’humour le plus fin qu’il n’ait jamais entendu. Les heures passèrent et les langues et autres mandibules se délièrent. Les heures devinrent des jours et les jours une semaine. Tous les matins, après son humiliation quotidienne, Agapanthe fonçait à toutes pattes retrouver ses amis de la Vieille Souche. Des rumeurs commençaient à circuler parmi les araignées sur sa présence ici, et on le regardait avec de plus en plus de dégout. Il espérait juste que cela ne blesserait pas trop ses parents. Malgré tout il était toujours présent au rendez-vous des exclus qui était devenu son oasis de bonheur dans un désert de tristesse.
Un matin Agapanthe osa enfin poser la question qui le taraudait depuis son arrivée :
« Mes amis, vous êtes tous des gens formidables ! Comment vous êtes-vous donc retrouvés à la Vieille Souche ? »
Un silence tomba, épais comme seuls peuvent le rendre les souvenirs douloureux.
« Si nous sommes là c’est que les nôtres ne nous ont pas jugés digne d’eux. C’est comme ça qu’on finit à la Vieille Souche » lui répondit la chenille René.
- Vous ? Mais vous êtes les plus chouettes copains que je n’ai jamais eus ! Que peut-on vous reprocher ?
La chenille sourit doucement.
- Etre gentil, drôle ou cultivé ne suffit pas toujours à répondre aux attentes des siens…
- Moi j’ai une aile plus petite que l’autre le coupa Lili la fée. Du coup quand je vole je fini toujours par tourner en rond ». Lili replia un peu plus ses ailes derrière elle, comme si le fait d’en parler réveillait une honte ancienne et tenace.
- Et moi je ne supporte pas la saleté dit Boo le bousier. Rien qu’à l’idée de poser mes pattes sur une boule de… brrrr, je ne veux même pas y penser. Une fois mon cousin est entré en cachette dans ma chambre et il a vu que je collectionnais les jolis cailloux qui brillent. Ma famille a tout jeté et on se moque encore de moi pour ça. Mais moi, je les ai tous retrouvé et je leur ai trouvé une nouvelle cachette secrète, bien meilleure. Une grosse larme roula sur la carapace de Boo.
- Ze zuis Végan, zozota le moustique en poussa un lourd soupir.
- Et toi ? Demanda Agapanthe à René la chenille. Tu es l’insecte le plus sage et le plus doux que je connaisse !
La chenille jaunit, signe d’embarras dans son espèce.
- Moi j’ai un très gros handicap. A l’inverse de toutes les autres chenilles je n’ai que deux pattes arrière, toutes les autres sont des pattes avant. Alors je reste là à tricoter dans la Vieille Souche. C’est la seule chose que je sais bien faire. »
Agapanthe les regarda avec de multiples grands yeux.
« C’est tout ? Mais vos problèmes sont si faciles à résoudre ! Lili tu n’as qu’à devenir une fée spéciale ! La fée des vœux par exemple. Le soir venu, tu pourrais chercher des humains pensifs et t’envoler en cercle vers les étoiles en emportant des lumières. Ils adorent les trucs comme ça. Si tu veux on ira t’attraper une luciole. Et toi Gorge, pourquoi ne te peints tu pas des rayures ? Tu pourrais postuler chez les abeilles, tu connais toutes les fleurs par cœur ! Quant à toi Boo, et si tu mettais des gants et une écharpe autour de ton nez pour ne rien sentir ? René pourrait te tricoter ce qu’il faut. Enfin René, après avoir tricoté tout ça tu pourrais te faire des chaussons et apprendre à marcher aussi sur tes pattes avant, comme un acrobate ! Tout le monde n’y verra que du feu. Comme ça vous pourriez vivre heureux parmi les gens comme vous. »
Tous les insectes restèrent sans voix. « C’est une superbe idée ! » dit Lili. « En tout cas ça se tente » lança Boo. « Avec un peu d’entrainement murmura » René… « Pourquoi n’y avons-nous jamais pensé » rebondit George. « Parce qu’on nous a toujours dit et répété que nous n’y arriverions jamais répondit René, mais jamais que nous pourrions le faire d’une manière différente des autres. A notre manière. »
Tous s’imaginaient déjà dans leur nouvelle vie et de l’espoir perdu depuis longtemps brillait dans leurs yeux.
Agapanthe laissa échapper un gros soupir de désespoir.
« Vous allez me manquer quand vous n’aurez plus besoin de venir à la Vieille Souche. Vous avez été mes premiers et seuls vrais copains. »
Tous les insectes s’exclamèrent en même temps :
« Mais on ne va pas te laisser, toi aussi tu es notre ami !
- La chenille renchérit : crois-tu vraiment que nous allons abandonner celui qui a peut-être résolu tous nos soucis ? A nous de réfléchir à la façon dont nous pourrions t’aider.
Toute la journée les idées, les discussions, les plans fusèrent. De grandes quantités de sirop et de jus de kiwi furent bues. Cette nuit-là, ni Agapanthe ni ses amis ne rentrèrent chez eux. Mais dans la Clairière-aux-Toiles on entendit bruissements et battements d’ailes, rires étouffés et parfois un ou deux jurons.

Le matin venu Agapanthe était à son poste pour l’inspection des toiles. Tous les regards étaient toujours tournés vers lui, mais ce jour-là on y lisait de la stupéfaction. A l’arrivée d’Ortie il n’était plus question de baisser les yeux ou de tricoter des pattes de honte. Agapanthe bomba le torse et attendit fièrement son tour. Après avoir inspecté Lotus et Coquelicot, critiqué Fougère et encensé Pétunia, la vieille araignée s’approcha lentement de la toile d’Agapanthe.
« C’est la toile la plus étonnante et la plus fantastique que je n’ai jamais vue. Et ces fils… comment as-tu fais ça ?
- C’est du tissé-tricoté, une nouvelle technique que j’ai inventée.
- Et la manière d’accrocher là rosée la haut… On dirait de petites pierres précieuses !
Lili et George s’agitèrent pour se faire remarquer.
- Tu as même attrapé des proies… Mais c’est une fée dans ce cocon ! De mémoire d’araignée, jamais personne n’avait encoconné de fée ! Que tout le monde salue l’exploit !
Des centaines de mandibules claquèrent en cœur. Agapanthe vivait son moment de gloire.
Ortie lui-même se fendit d’un hochement de tête.
« C’est bien mon garçon, tu t’es bien repris en main. Continue comme ça ».
La première inspection réussie d’Agapanthe pris fin. Il y en eu bien d’autres.

Même si personne n’y prenait garde, un observateur attentif remarquerait que la Forêt-aux-Insectes avait légèrement changé. Une nouvelle abeille, la taille encore plus fine qu’une guêpe avait rejoint la Ruche-aux-Rayons-de-Lune. Elle connaissait le nom et les particularités de toutes les fleurs, elle était devenue une référence dans les alvéoles, et jamais le miel n’avait été aussi bon. Sur le Chemin-qui-Monte, parmi les bousiers il s’en trouvait un avec de touts petits gants et une grosse écharpe, quel que soit le temps. Parfois sa boule faisait un petit détour pour accrocher un joli caillou brillant. Une vieille chenille avait lancé une mode en se baladant avec des chaussons bariolés. Toutes les chenilles se battaient pour se faire tricoter les mêmes et chacune venait demander conseil à René sur la couleur qui leur allait le mieux aux pattes. Il n’avait plus assez de toutes ses pattes pour tricoter assez vite, alors il était devenu professeur de tricot et donner des cours. Tous les soirs des dizaines d’humains venaient déposer des fleurs fraîches, du sucre et des tous petits cadeaux à l’orée de la forêt dans l’espoir d’attirer l’attention de la fée des vœux. S’ils avaient de la chance, elle s’approchait à petits pas, prenait une offrande et s’envolait en cercle jusqu’aux étoiles pour qu’il se réalise. Juju la luciole était un peu barbouillée à cause de toutes ces pirouettes mais il aimait bien que Lili le serre fort contre elle. Et puis elle sentait bon. Et une minuscule araignée avait enfin arrêté de regarder ses pieds pour relever la tête et voir tout ce qu’elle pourrait encore accomplir.