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Joute 33
Joute 33 Texte F : Amitié et abandon
Le 15/08/2013 par Marionne non favori

« Vous êtes coupable ! ». Je l’entends encore crier cela à mon encontre. Je revois son visage sur lequel je lis tout à fait sa haine. Il me déteste, c’est sûr… et je ne peux lui en vouloir.


« Vous êtes coupable ! ». Je l’entends encore crier cela à mon encontre. Je revois son visage sur lequel je lis tout à fait sa haine. Il me déteste, c’est sûr… et je ne peux lui en vouloir.
Je me rappelle la première fois que j’ai aperçu Ivan. C’était un beau jour de printemps. Les senteurs multiples de la saison arrivaient presque à faire oublier à tous la dureté de cet hiver atroce. Un hiver dévastateur qui avait fait régner la famine dans de nombreuses campagnes de par sa longueur exceptionnelle, ne laissant rien présager de bon. Ivan était en visite dans les vergers avec son père, l’Ambassadeur. Une visite officielle soit disant pour encourager les travailleurs des champs, redonner le moral. Mais nous, campagnards, n’étions pas dupes. Nous savions que les familles nobles n’avaient pas souffert de cet hiver. Ils ne connaissaient pas la faim et avaient toujours de quoi alimenter les feux de leurs cheminées. Il était là avec une guirlande de fleurs dans les cheveux, comme le voulait la coutume pour fêter l’arrivée du printemps. Vu la sévérité de son expression, cet accoutrement n’avait pas l’air d’être à son goût. Mais un ordre de l’Ambassadeur est un ordre, même s’il s’agit de votre propre père.
Mais dorénavant, je n’ai plus que mes souvenirs de lui et je lutte pour ne pas devenir fou. Fou de douleur tant le chagrin me ronge, et cela sans parler de la culpabilité qui me dévore un peu plus chaque jour. Comme un venin se propageant dans les veines, allant corrompre jusque profondément votre organisme. Un venin pour l’âme. Car oui, sans moi, il serait toujours là. Quelqu’un d’autre l’aurait secouru, c’est sûr. Quelqu’un d’autre se serait porté au-devant des griffes de la harpie qui le menaçait. Et alors il aurait continué sa vie de jeune noble, aurait épousé une jeune fille de son rang. Il n’aurait pas fui pour découvrir le monde avec moi, cette fuite qui a causé sa perte. Je n’ai pas su le protéger au moment opportun.
J’ai agi comme un lâche, lorsqu’il m’a supplié de le laisser, je n’aurais pas dû. Je l’entends encore me crier : « sauve-toi, sauve-toi ! je suis perdu, mais pas toi, sauve-toi ! ». Je l’ai laissé… mais qu’ai-je donc fait ? Je continue à respirer, à voir le soleil se lever, se coucher cédant sa place à la lune, alors qu’il n’est plus là. Et c’est ma faute. Je suis coupable.
Je le revois suivre le cortège officiel. Il se rapprochait, suivant son père et le reste de la troupe en visite. J’entendais les personnes à mes côtés qui commençaient à s’agiter, la tension montant de plus en plus. Les visites des Ambassadeurs étant plutôt chose rare. J’entendais mon père rappeler à chacun comment se tenir, comment répondre si des questions nous étaient posées. Cependant, au dernier moment, l’Ambassadeur changea sa trajectoire et choisit de se diriger vers les pommiers, ignorant notre secteur des poiriers. Ivan suivit docilement son père et le reste du groupe. Mais je me rappelle, il tourna la tête dans notre direction et comme pour excuser l’attitude de son père, il nous fit un signe de la main et lorsque ses yeux croisèrent les miens, j’y lus de la curiosité. Je paierais cher maintenant pour savoir à quoi il avait pensé à cet instant précis. Je ne lui avais pas posé la question le temps qu’on a passé ensemble. Je ne pouvais me douter que jamais plus je ne pourrai la lui poser. Ce fut un court moment d’égarement car déjà son père, ayant dû remarquer que son fils traînait, l’appela et lui demanda de se presser. Alors il détourna son regard et s’empressa d’obéir.
Si je m’en étais tenu là, je n’aurais pas semé le malheur sur lui-même et mes proches. Aujourd’hui il n’était plus là. Mon père non plus n’était plus là. Il avait succombé aux atroces tortures que les gardes du corps de l’Ambassadeur lui avaient fait endurer pour savoir où se trouvait le fils de leur maître. Mes amis m’avaient tourné le dos. Pourquoi ai-je choisi de l’écouter à ce moment-là car je savais que ma vie ne serait plus que solitude et errance. Un paria… voilà ce que j’étais devenu et à juste titre. Et pourtant lorsqu’il me cria « sauve-toi ! », je pris mes jambes à mon cou sans plus un regard derrière moi.
Je revois la scène. Un détail m’avait mis la puce à l’oreille. Derrière le brouhaha des voix et des cris que suscitait la visite, les bruits quotidiens n’étaient plus là : pas de pépiement d’oiseaux, pas de petits cris d’écureuils. Mon oreille habituée perçut le changement : un silence régnait au-delà du bruit que faisaient les humains. Je fus tout de suite en alerte et en fis part à mon père. Il n’y avait en effet pas prêté attention, obnubilé par les circonstances. Il guetta le ciel lui aussi. Mais nous n’eûmes même pas le temps d’en informer d’autres personnes que la harpie débarqua et piqua droit sur Ivan. Malgré les cris de mon père, je courus et bondis vers le groupe d’Ivan. Attrapant au passage une pique qui était plantée dans le sol. Les visiteurs ayant aperçu la harpie et compris le danger encouru criaient, les gardes du corps encerclaient le jeune fils de l’Ambassadeur mais ne savaient que faire. En ville, ils n’ont pas à affronter les monstres qui peuplent nos campagnes : basilics, mâtins, gobelins, harpies et autres créatures leur sont inconnus. Pour certains, avant ce jour, c’était même seulement des créatures imaginaires ! J’arrivais enfin près du groupe, Ivan était blessé, il se tenait le bras où l’on voyait une longue estafilade sanglante. Je saisis une grosse pierre et la lançais en direction du satané volatile pour attirer son attention. Le premier coup fît mouche, j’étais réputé pour la justesse de mes tirs. La harpie se détourna de sa proie, je pouvais voir le sang goutter de ses serres acérées comme des lames de rasoir car si Ivan était seulement blessé, deux gardes étaient déjà à terre, l’un éventré, l’autre se tenait encore la gorge d’où des flots de sang chaud jaillissaient, ce n’était plus qu’une question de secondes avant qu’il ne connaisse le repos éternel. Je grimpais en haut d’un pommier et attendis que la harpie se rapproche, et lui envoyant quelques fruits au passage afin qu’elle maintienne son attention sur moi. Enfin, lorsqu’elle fonça sur moi, je lui sautais sur le dos et sans perdre de temps – je n’avais certes aucune envie qu’elle m’emmène avec elle jusqu’à son nid ! – j’enfonçais ma pique derrière son crâne, lui transperçant le cou. Elle poussa un cri à glacer le sang, se débattit et alla s’écraser un peu plus loin. Mais j’avais déjà sauté dans un autre arbre avant qu’elle ne finisse son dernier vol.
Je revois le regard d’Ivan, je pouvais y lire une profonde gratitude. Une douzaine de gardes n’avait pas su le protéger alors qu’un seul jeune campagnard était venu à bout du monstre ailé. Il me fit signe de m’approcher, il se tenait toujours le bras, un garde lui faisant un bandage de fortune, surtout afin d’arrêter le sang de couler. Les gardes me laissèrent approcher, mais conservaient leur méfiance envers moi, je pouvais le voir dans leurs yeux ainsi qu’au fait qu’ils maintenaient leurs mains sur le pommeau de leurs épées, prêts à dégainer si besoin. « Merci infiniment, je te dois la vie aujourd’hui. » ma lança Ivan. Je ne répondis rien, me remémorant les consignes de mon père, et mis un genou à terre devant le jeune homme espérant que mon geste ressemblait bien à une révérence. « Relève-toi » dit –il aussitôt. « Tu as fait preuve d’un grand courage, quel est ton nom ? ». Je me relevais et lui répondit « Eliott ». On pouvait entendre de nouveau les oiseaux chanter, le calme étant revenu dans les vergers. Mais notre échange fut interrompu par les cris de l’Ambassadeur qui accourait vers son fils. Il avait été tenu à l’écart de l’attaque par une partie des gardes qui ne l’avaient libéré qu’une fois la harpie belle et bien morte. Je pus lire un bref instant dans les yeux d’Ivan la révulsion qui lui inspirait son père.
Et voilà comment tout commença. Une belle amitié venait de naître mais elle était vouée aux problèmes dès le début : les classes sociales n’ayant pas à se mélanger et d’autant plus qu’il était fils d’Ambassadeur et moi simple fils de paysan. J’aurais dû écouter mon père ce soir-là. Tout d’abord, il me félicita de mon action héroïque, il était fier de son fils. Dans un second temps, il me mit en garde. L’Ambassadeur était réputé pour sa dureté et par ses gestes parfois cruels. Il me prévint alors de ne pas croire aux belles promesses faites ce jour-là et de conserver les pieds sur terre. J’avais en effet sauvé la vie de son fils aujourd’hui mais l’Ambassadeur risquait de ne pas s’en souvenir dès le lendemain.
Mon père était quelqu’un de posé, de droit et très sage. Pourquoi n’avais-je pas hérité de ses qualités ? Pour ne l’avais-je pas écouté ce jour-là ? Je n’en serais pas là où j’en suis maintenant. Il serait toujours en vie. Ivan aussi… Ces pensées me revenaient chaque jour, je ne passais plus aucune nuit paisible. Des cauchemars me réveillaient toutes les nuits me laissant tout en sueur : mélange de scènes passées et imaginaires dans lesquelles la harpie et les gobelins revenaient régulièrement comme un rappel, et les visages de mon père et d’Ivan se succédaient. Ma solitude n’était qu’un grain de sable comparé à mes remords. Je finissais les nuits replié sur moi-même, la tête au creux des genoux, sanglotant. Telle était ma punition. J’avais été égoïste et lâche, la sagesse m’avait manqué.
L’Ambassadeur emmenait son fils avec lui, sans même un regard vers moi. Je sentis une main se poser sur mon épaule, je n’avais pas besoin de me retourner pour savoir qu’il s’agissait de mon père. Nous avons regardé ensemble le cortège s’éloigner. Finalement, en fin d’après-midi, un messager fut envoyé avec une missive à l’attention de mon père ; nous étions conviés au banquet du soir, qui se tenait à la mairie, en remerciement de mon geste. Nous mîmes nos plus beaux habits ce soir-là afin de rendre honneur à la prestigieuse invitation. A table, nous fumes placés assez loin de l’Ambassadeur et de son fils. Plusieurs personnes vinrent me féliciter. Ce dernier leva finalement son verre à mon intention et fit un rapide discours de remerciement. Ivan acquiesça d’un signe de la tête et fut le premier à applaudir, repris aussitôt par le reste de la salle. Je me rappelle mon embarras, j’aurais voulu disparaître à ce moment-là. L’Ambassadeur ne promit pas de récompense pécuniaire, mais insinua que mon geste de bravoure ne resterait pas sans suite. Après les desserts, qui avaient suivi d’innombrables plats, des ménestrels vinrent animer la salle de leurs arts : chants, musique et autres tours de magie. Les personnes se levèrent de table et se baladèrent ainsi au gré de leurs envies. Ivan vint me rejoindre rapidement. Mon père était en pleine discussion avec le maire et quelques autres personnes que je ne reconnaissais pas. Ivan me remercia encore et s’excusa de l’attitude distante de son père, il m’apprit que leur relation était très tendue. « Et toi, comment cela se passe à l’école ? » enchaîna-t-il. Je lui répondis : « Je n’y vais plus depuis trois ans… tu sais, l’école n’est obligatoire que jusqu’à douze ans. Au-delà, nous finissons pour la plupart aux champs pour aider nos familles. Nous manquons toujours de paires de bras. ». Son visage s’était assombri pendant ma tirade. Il s’écria « Je suis idiot ! ». Sur ce, je ne répondis rien, ne sachant quelle attitude adopter avec un personnage de son rang. Car malgré le fait que nous ayons le même âge, beaucoup de choses nous séparaient. Après un long silence gêné, je lui demandai s’il avait déjà voyagé. Je n’avais jamais quitté mon canton, et les quelques livres de géographie que j’avais pu consulter lors de ma scolarisation avaient ouvert une fenêtre sur un monde que je ne connaissais pas. Je rêvais de voir les montagnes enneigées, ou encore de me baigner dans l’immensité de l’océan. J’appris alors à ma grande surprise qu’Ivan n’avait jamais quitté son domaine non plus, c’était même la première fois qu’il accompagnait son père lors d’une de ses visites officielles. Il adorerait lui aussi parcourir le monde mais il savait que le seul voyage qu’il pourrait effectuer serait celui qui le conduirait à aller chercher une épouse. Une épouse qu’il n’aurait pas choisie. Je me rappelle son regard lorsque je l’écoutais, il semblait pensif, comme s’il réfléchissait à quelque chose de précis tout en me parlant. « Choisissez-vous vos épouses ici ? » me demanda-t-il. Comme j’étais embarrassé! Je n’avais jamais discuté de ces sujets-là, et encore moins avec un noble. Ivan, lui, semblait tout à fait à l’aise à mes côtés. Je bredouillais finalement quelque chose : «Théoriquement rien ne s’y oppose. Mais dans les faits, nos familles ont déjà décidé de nos futures unions dès notre enfance... ». Ivan rétorqua : « Finalement, ce n’est pas si différent pour nous et pour vous ! ». Nous continuâmes à discuter de choses et d’autres pendant un moment. C’est finalement mon père qui vint interrompre notre conversation car il était plus que l’heure de rentrer. Je saluais Ivan en les remerciant encore, lui et son père, de leur invitation. Son visage s’assombrit encore une fois, je commençais à connaître cette expression. La bonne humeur qui avait animé notre discussion s’était éteinte en un seul battement de cils. Il me salua à son tour, et demeura un moment à me dévisager, comme s’il attendait quelque chose. Nous rentrâmes chez nous tranquillement à pieds, dans la fraîcheur de cette nuit de printemps. Mon père avait passé une agréable soirée, et avait beaucoup apprécié les plats servis ! Il n’avait jamais rien mangé de comparable et ce n’était pas près de se reproduire. Il me demanda de quoi nous avions parlé avec Ivan. Je me rappelle qu’il avait le front soucieux, et il revint sur les paroles de l’Ambassadeur selon lesquelles je serai remercié. Il me dit de ne rien attendre de ses propos. Tant mieux si un jour j’avais quelque chose, il serait heureux pour moi, mais il insista sur le fait de garder la tête sur les épaules, et me rappela que les champs nous attendaient dès le matin suivant.
J’aurais dû l’écouter. La jeunesse n’excuse pas tout. J’aurais dû l’écouter car aujourd’hui je suis de nouveau dans les champs mais lui repose six pieds sous terre. Cette nuit fut décisive pour moi, mon père et Ivan. Si j’avais pris la bonne décision, Ivan et mon père seraient toujours en vie. Je n’avais rien gagné dans cette aventure. J’avais trouvé un ami, mais je l’avais condamné. Tout comme j’avais condamné mon père. L’Ambassadeur n’a pas pu prononcer de jugement à mon encontre car j’étais mineur. Ce n’est pas l’envie qui devait lui manquer, mais en tant que représentant de la loi, il ne pouvait se permettre de bafouer des lois pour lesquelles il s’était lui-même battu. De fait, j’étais condamné à vivre avec le poids de mes actes passés, dans le canton où j’étais né avec la solitude pour seule compagne car tous les jours, je pouvais lire les reproches, la haine aussi dans les yeux de tous. Je pense que j’aurais préféré être condamné à mort. Ainsi, tout serait fini. Je n’aurais pas à ruminer cela jour après jour. Je me dégoûtais, alors je ne pouvais en vouloir à personne des sentiments qu’ils me portaient.
Tous les détails de cette nuit sont gravés dans ma mémoire. La bonne humeur de mon père suite à la soirée passée. La fraîcheur de la nuit. Je me rappelle que je mis du temps à trouver le sommeil une fois arrivés chez nous. Et je me remémore comment tout a basculé. Je n’entendis pas les premiers gravillons venant heurter le volet de ma chambre, je ne devais pas être endormi depuis longtemps. Mais au bout de plusieurs fois, le bruit inhabituel m’extirpa de mes songes. Encore embrouillé par le sommeil, j’attendis que cela se répète, pas tout à fait sûr de ce que j’avais pu entendre. Le bruit se reproduisit et je perçus même mon prénom comme un murmure. Les sens en alerte, j’approchais pas à pas du volet et regardais entre les lattes afin d’apercevoir l’origine des bruits. Quelle ne fut pas ma surprise de voir Ivan accroupi près d’un buisson ! J’ouvris aussitôt les volets. Sans réfléchir. C’était bien cela ma grosse erreur : ne pas réfléchir avant d’agir. Mon père me le répétait pourtant suffisamment. Ivan s’engouffra dans ma chambre par la fenêtre, et d’instinct je refermai le volet aussitôt. Ivan souriait. Je lui demandai, à voix basse ne voulant pas réveiller mon père, ce qu’il faisait là et comment il pouvait être seul à cette heure-ci. Il commença à rire ! Son amusement devint communicatif et je ris de concert avec lui, mais toujours en lui faisant signe de demeurer discret, cela valait mieux pour tous les deux que mon père ne nous surprenne pas. Enfin calmés, Ivan me raconta qu’il s’était enfui de la maison du maire où la plupart des membres de la cours étaient logés. Il s’était décidé à aller découvrir le monde car il savait bien que jamais son père ne l’autoriserait à voyager autrement. Il s’était fait un petit paquetage et avait emmené une bourse qu’il avait dérobée plus tôt dans la nuit à son père. Je n’avais pas le temps d’en placer une, il parlait sans s’arrêter en me regardant avec une résignation farouche. Il savait qu’il devait mettre un maximum de distance entre ici et lui avant le matin car la garde se mettrait à sa recherche aussitôt son absence découverte. Alors, il me demanda : « Veux-tu venir avec moi ? » et je répondis du tac-au-tac, toujours sans réfléchir : « oui ». Nous rîmes encore pendant que je me constituais un paquetage. Je passais prendre quelques provisions dans la cuisine. Mon père avait dû abuser sur le vin lors du banquet car il ne se réveillât pas. Et je suivis Ivan dans la nuit, en route pour une aventure que j’espérais merveilleuse et ne laissais pas même un message à mon père.
Il avait toujours été là pour moi. Ma mère était morte en couches pour me donner la vie. Je lui avais ravi sa femme, je n’avais jamais manqué de rien et je ne l’avais jamais remercié pour tout ça et je ne le pourrai plus jamais, car ce fut cette nuit-là que je vis mon père pour la dernière fois.
Nous marchâmes vite au début. La tension montait au fur et à mesure que nous voyons le jour poindre à l’horizon. Malgré l’urgence, nous avons beaucoup ri. Il ne fallait pas grand-chose pour activer nos rires ; la jeunesse, et surtout la bêtise je le pense maintenant, nous faisaient nous esclaffer de tout et de rien. Nous grignotâmes quelques fruits de ci de là ce premier jour, nous ne voulions pas nous arrêter de peur d’être rattrapés. Nous n’avions pas de destination précise, nous nous dirigions seulement en direction du sud. Le premier soir, nous installâmes notre camp tardivement mais la fatigue l’emportât finalement sur la prudence. Nous nous restaurâmes en piochant dans les provisions prises chez mon père et assurais à Ivan que je lui apprendrais à chasser et pécher dès le lendemain. Nous avions choisi de descendre vers le sud car il y avait peu de villes sur ce trajet, ainsi nous serions plus discrets. Et de plus c’était le chemin le plus court pour arriver sur les bords de l’océan. Nous déciderions de l’étape suivante plus tard. Les jours se succédaient, nous nous amusions toujours autant ! Je ne pensais pas à mon père. J’étais tout à fait égoïste, je ne pensais qu’à m’amuser et contempler le monde qui m’entourait. Nous étions libres. Enfin, l’océan fut sous nos yeux. C’était immense, avec tout ce bleu à perte de vue, rien à l’horizon. Je me rappelle encore nos sourires béats devant cette vision, nous avions réalisé un de nos rêves. Nous restâmes plusieurs jours dans une grotte naturelle en bord de plage et nagions tous les jours. La tension se relâcha, nous ne pensions même plus aux gardes qui devaient être à notre recherche. Après l’océan, nous décidâmes de la prochaine étape : les montagnes. Il nous fallait remonter en direction du Nord-Est pour cela. Je rappelais à Ivan qu’il fallait alors des vêtements plus chauds que nous pourrions acheter dans une prochaine ville avec des pièces de la bourse.
Nous ne parvînmes même pas jusqu’aux montagnes car l’attaque se passa à mi-chemin. Le relief commençait à s’accentuer bien que les Montagnes soient encore assez loin. Nous marchions le long d’un sentier en hauteur, avec la vallée juste à pic à notre droite. Sur le flanc gauche, on pouvait distinguer plusieurs petites ouvertures dans la roche comme des grottes. L’attaque nous surprit tous les deux. L’insouciance s’était installée au cours de notre périple comme nous n’avions rencontré aucun garde, aucun obstacle. Une volée de flèches atterrit à quelques pas devant nous, et nous entendîmes en même temps des cris stridents, des paroles prononcés dans une langue inconnue. Nous reculâmes devant les flèches, et vîmes alors nos assaillants. Un groupe de gobelins nous avait pris en revers, et nous menaçait. Nous ne pouvions plus avancer du fait de la multitude de flèches plantées dans le sol. Les flèches et les gobelins faisaient comme une prison autour de nous, nous étions faits. Les petits êtres malfaisants devaient être sortis de la multitude de grottes que nous avions aperçues auparavant. C’était la première fois que je voyais un gobelin. Notre seule voie de secours était de nous précipiter dans la vallée, la pente était plutôt abrupte et nous risquions de chuter mais cela valait mieux que de finir entre les mains des gobelins, qui étaient réputés pour torturer leurs proies avant de les faire rôtir. D’un regard, je montrai le fond de la vallée à Ivan, qui comprit mes intentions. Je lui attrapai la main pour l’emmener avec moi dévaler la pente. Les gobelins hésitèrent un moment au niveau du sentier, le vertige leur faisant probablement peur, ils lancèrent des flèches mais nous étions déjà hors de portée, alors quelques-uns d’entre eux nous primes finalement en chasse. Je ne me rappelle pas de tous les détails, la peur me tenaillait le ventre, j’étais concentré sur notre course. Nous chutâmes quelques fois mais sans mal. Nous entendions les cris des gobelins derrière nous qui se rapprochaient, ils étaient plus rapides que nous. Enfin, Ivan chutât, et dégringolât sur plusieurs dizaines de mètres en direction du fond de la vallée; je le vis basculer derrière un rocher. J’arrivai alors à son niveau et découvris une crevasse, Ivan était accroché au rebord d’une paroi à environ cinq mètres plus bas, il tenait juste à la force des doigts. Je ne pouvais l'atteindre, je me rappelle qu’il avait le visage en sang, il avait dû se cogner à la tête lors de sa chute. Un trait de flèche siffla à mes oreilles, et c’est alors qu’Ivan me dit : « sauve-toi, sauve-toi ! je suis perdu, mais pas toi, sauve-toi ! ». Et je repris ma course sans un regard derrière moi. Je ne sais pas ce qui se passa exactement pour Ivan…
Je courus pendant un moment. La peur et la honte se mêlant comme un moteur m’entrainant toujours plus loin, plus loin d’Ivan, et plus loin des gobelins. La nuit tombant, je me rappelle m’être réfugié dans un petit bosquet. Le lendemain, je restais prostré à ce même endroit, sans manger. Je n’osais pas revenir sur mes pas pour aller inspecter les lieux de l’attaque. J’avais abandonné Ivan, et je savais qu’il ne serait plus sur place. Le jour suivant, je décidai de rentrer chez l’Ambassadeur afin de lui conter la fin de son fils. Plusieurs jours de marche me furent nécessaires pour arriver au Palais. J’appris alors que cela faisait sept semaines qu’Ivan était disparu. Notre amitié n’avait donc même pas duré six semaines. L’Ambassadeur hurla de rage et de douleur. La douleur de perdre son fils unique. La rage à mon encontre car il me jugeait coupable d’avoir perverti son fils en l’incitant à la fuite, et par conséquent responsable de sa mort car je pense qu’il ne croyait pas vraiment en mon histoire. Je fus emprisonné pendant plusieurs jours, mais finalement relâché car la justice avait retenu mon récit, et j’étais de toute façon mineur. Je rentrai chez moi, et apprit la mort de mon père et les mots de l’Ambassadeur prenaient encore plus de sens : « Vous êtes coupable ! ».