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Joute 33
Joute 33 Texte E : Le Meurtre
Le 15/08/2013 par Galain non favori



Le temps est compté.

Ce meurtre ne m’a finalement rien apporté de plus. Ils ont laissés dans la chambre la lumière éteinte. Ils ont laissés les meubles, les tableaux et les livres. Ils ont laissés la pièce morte et son linceul et sa poussière et son silence, partout. On voit encore, au centre du grand lit, la tâche grise qui signe mon geste. Tout est pareil et je ne puis maintenant rien faire d’autre que répéter, le regard sur la fenêtre, les membres froids, encore et encore, que le temps est compté et qu’il passe, là, avec la pluie ou avec le vide obscur de ma rue. Peut-être est-ce cette lassitude qui me poursuit depuis des mois maintenant ou peut-être est-ce simplement de voir ces millions d’éclats d’eau, cette bruine phosphorée glisser du ciel au trottoir, quelque chose en tout cas creuse une grande fosse dans mon cœur à chaque fois que je respire. Une ironie brûlante. Une liqueur inspiré dans l’air et qui ouvre de l’intérieur mes poumons et mes veines. Je suis là, à regarder mon cadavre, à sentir cette odeur de rien qui me caractérise, et j’écris un « là » dont le cynisme m’étouffe et me fait exister. Que me faudra-t-il faire pour que ce « là » ne conduise plus à personne ? Assassiner Pierre Kirilinov ne me donne que plus de densité et ce poids, cette charge, déploie un grand sourire dans ma tête quand j’y pense. Ma rature était un geste si lourd qu’il a tout déchiré. Et je suis là, maintenant, là sur ma fenêtre, et je ne puis rien faire d’autre que combler cette faille large et sombre en pensant, encore et encore, que le temps est compté et que je dois mourir.

Ce tremblement qui m’empêchait d’écrire « je », conduis dorénavant le moindre mes mots, de mes gestes. Vacillante, ma main ne peut ni trancher ni nouer quoi que ce soit et je suis pratiquement incapable de vivre. Les murs se sont lentement rapprochés de moi. Ils m’embrassent presque dans mon sommeil. Ils se penchent, imperceptiblement, sur mes yeux clos et ils pressent mes paupières, ils tombent sur mon visage ; si bien qu’en dormant je peine à respirer et qu’ouvrir les yeux, m’éveiller, est totalement impossible. Il me reste le sursaut. Le corps moite et la nuit entière basculée sur ma ville, je surgis de mon rêve au milieu du noir, je respire, à grand coup de gorge, jusqu’à me sentir « là », et tout recommence, tout reprend, les choses marchent une nouvelles fois vers le même bord du monde. Elles disent toutes que le temps est compté, que l’or de la pluie fine criblée sur ma fenêtre, que le roulement inouï du fleuve qui s’approche, que tout cela n’est qu’un appel répété à l’horloge et au fait qu’aucun meurtre, aucun assassinat, aucun mensonge ne pourra pallier à mon irrévocable chute vers la mort, vers mon cadavre et ma tombe.

Qu’ai-je donc gagné avec ce meurtre ? Que pourrais-je faire de cette histoire qui est bien plus grande que moi ? À moitié défait par les lignes que je trace à longueur de nuit, je suis un gros défaut, un manquement, une blessure pour les pages que j’empile. Elles sont là, elles aussi. Elles ont cette manière d’être qui est mienne : volage et pesante. De biais, elles me disent aussi des mots et tout comme les murs elles ont une tendance à l’approche discrète et sournoise. Je fais des colonnes. Deux cases étendues vers le bas de la feuille où j’accumule, au hasard de mes suffocations, les raisons innombrables de mon incapacité à être « là » sans mourir. Mais, alors que je fais cela, en même temps que s’amplifie mon répertoire et que ce meurtre qui était le mien devient de plus en plus réel, je ne peux faire autrement que de sentir, de nouveau, le poids d’un mensonge monstrueux. Et j’écris encore, parce qu’il est nécessaire de gouter, même deux heures, au refuge, au vertige, jusqu’à ce que ce mensonge dressent ses têtes charmantes ou hideuses et qu’ils m’hurlent au visage, entre les murs de ma pièce, contre la fenêtre d’or, que le temps est compté et qu’il m’en reste trop peu encore pour faire ce que je dois.

Je repense à toutes ces choses qui me conduisent à la tombe et il me semblerait plus juste de tout arrêter. Mes gestes passés ne peuvent plus justifier ma respiration et la vie appelle dorénavant autre chose que cette présence, farouche et souveraine, plaquée contre l’adversité. Ce n’est pas l’autre qu’il fallait tuer. Ce n’est pas son visage qui devait aller à la tombe. Je ne pouvais pas racheter ma honte en détruisant la sienne et s’il m’est impossible maintenant d’échapper à la culpabilité, c’est parce cet assassinat était sans justification. J’ai déjà oublié son nom, sa face, son poids et le cri qu’il poussait bourdonne à peine. Il n’existe plus et tout ce qui me poussait, jusqu’alors, à dire que j’avais bien fait disparaît du simple fait que je suis incapable de dire comment il s’appelait. Si le temps m’est compté, l’espace l’est aussi ; il l’est parce que je sens que les murs se rapprochent et que la masse des gens qui me disculpaient s’est peu à peu dissoute avec le jour.

Il me fallait peut-être quelque chose pour attendre et justifier mon souffle. Quelque chose pour conduire encore un peu mes gestes et faire porter ma voix. L’espoir déchu et ma désillusion ne pouvaient être alors que la confirmation du fait que je ne me sauverais pas. Un meurtre ne peut remplir une vie : et ni la mienne ni celle que j’ai perdue, que je cherche, ne se rattrapent avec un couteau plantée dans une artère. Un cadavre sur les bras ou laissé sur le sol aurait pu couvrir un temps, pensais-je, le scandale du mensonge que je suis. Mais je n’avais pas songé que, me trainant moi-même depuis des lustres et sur des kilomètres, un cadavre n’aurait pas plus de saveur ou de densité que mon reflet dans la glace. Je n’ai donc rien gagné avec ce meurtre, sinon la confirmation du fait que je ne peux rien perdre et qu’il n’y a rien à jouer. Ma vie même a fini par ne plus être à moi et cette fuite que je pouvais jusqu’alors entrevoir et qui consistait à retourner mon projet contre moi-même et à m’arracher quelque chose de si grand que rien ne pourrait venir le remplacer, ce projet lui-même, est avortée en même temps que ma volonté.

Je ne veux plus rien et ne peux plus rien faire. On ne pouvait me prévenir du fait que ce visage que j’ai oublié m’enchaînerait toutefois plus terriblement que n’importe quoi d’autre. Que ferais-je, dans la mort, de mon meurtre ? Je ne compte rien laisser derrière moi et je ne veux surtout pas de trace. Comment puis-je mourir avec cette énorme flaque de bois imbibée d’un sang noir et que tous ont maintenant admirée ? Toute ma vie est signée par cette tâche, par ce lac rouge. Toute ma mémoire est salie par une boue écœurante et immonde. Or, je ne crois pas que la mort soit un oubli complet et une déchéance de tout ce qui peut autrement se justifier. Et, alors que je sais que le jour va venir, que la corde va tomber ; alors que je sens l’âcre sueur de la peur et mes tremblements, je réalise que j’existe de telle sorte, depuis mon crime, que je suis présent de telle manière que je ne peux faire que ma mort devienne autre chose qu’une grande fête.

Une tombe et un « souviens-toi », greffés contre la terre. La mer, en contrebas, silencieuse et fluente. Autour, des petits groupes de personne qui me regarderont me pencher sur la glaise tendre et ils se diront que c’est moi qui était coupable et ils porteront, jusqu’entre mes derniers murs, toute le poids de mon erreur et de ma monstruosité. Ce sera cela ma fuite et mon recours à la vie. Je pourrais bien me persuader que quelque chose s’oubliera finalement et que je pourrais dormir tranquillement : le fait est que de sommeil il n’y en aura aucun et que ce genre de mémoire ne s’altère jamais. Tous les jours viendront des masses de visages et le ciel crachera sur eux des millions de gouttelettes, comme pour appuyer la haine et le dégout. Une ombre et un « souviens-toi », apposé sur mes yeux clos.

S’il me fallait donc quelque chose pour justifier encore peu mon pas, mon corps et tout ce qui fait que l’on me reconnait : je dois admettre que ce crime était une erreur qui me pousse maintenant à un autre meurtre, plus grand encore que le premier, dont la portée est telle que le moindre objet qui m’entoure, qui m’observe, murmure, encore et encore, à moi et à tous ceux qui peuvent entendre, que le temps est compté et que le jour se lève.