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Joute 30 : Nouveau printemps
Joute 30 Texte F : Irran Etteyah
Le 29/03/2012 par Baalgor non favori



À la fois lente et empressée, se mouvant avec toute la délicatesse exigée entre les lits de pierre semblables à des monuments funéraires mais, cependant, emplie d'un intense sentiment d'urgence, Gwyr exulte d'avoir été choisie. Son peuple rencontrera le vingt-troisième printemps de son histoire. Cela fait une vingtaine de minutes qu'elle se dépêche autant qu'elle l'ose en ces lieux cérémonieux, soulevant un nuage de poussière en cette crypte froide et sèche. Son peuple qui repose sur ces lits, entre de hautes colonnades de pierre brute, est lui aussi couvert de poussière. Par endroits, un pied ou une main, parfois encore intact, parfois en grande partie décomposé, dépasse d'un amas de gravats. Là, filtre une pâle lueur blanchâtre de l'extérieur, portant avec elle un souffle à peine moins glacial qu'au plus fort de l'hiver, mais frais, rendant évidente l'atmosphère étouffante à l'odeur putride du lieu. Gwyr remarque cela sans y penser, sans même y prêter d'autre attention que celle exigée par ses sens : elle ne s'écarte pas d'un pas de sa voie, où tant les morts que les vivants semblent se dresser en haie d'honneur ; elle ne le peut car elle a été choisie et car grâce à elle, son peuple pourra renaître.
Eyir, toujours enfant et toujours sage, attend aux côtés d'Eorah, toujours vieillissante et toujours jeune. Ils attendent depuis plusieurs dizaines de cycles, sans âges, comme ils l'ont déjà fait à vingt-trois reprises. Eyir, dont l'avènement fut le signe que l'Irran Etteyah devait débuter, naquit bien après Eorah, qui fut elle-même annonciatrice de la venue prochaine de l'être qui lui est complémentaire, car ils sont Eyirah, légende des chants. Le premier pas de la cérémonie fut la construction de ce gigantesque monument, tombeau destiné à des vivants prêts à accomplir leur devoir envers l'Arrisha, et à montrer leur dévouement, car leur être et leur esprit lui sont dédiés, plus encore qu'aux chants. Tous deux attendent, plus patiemment que jamais, car ils savent le moment venu. Une a été choisie, signe que l'Irran Etteyah, étroite union entre ceux qui n'ont pas failli et le monde, prend fin. Le peuple pourra peut-être à nouveau être jugé fidèle, digne de vivre et perdurer.
S'abritant des torrents de boues dus au dégel sous une pierre saillante, un survivant psalmodie un chant honorant l'Arrisha, esprit de la forêt, du monde, monde lui-même. Ses paroles en sont atrocement modifiées, n'importe quel membre de son clan aurait demandé son sang pour ces mots ; n'importe quel clan rival aurait entamé une guerre jusqu'à annihilation complète de ceux ayant donné jour à telle engeance. Mais que lui importe ! Que lui importent Arrisha, déférence, clan, sang, sève et peuple. Ils sont tous morts dans leur folie, ils se sont abandonnés aux mains des Messagers. Lui seul n'est pas fou. Il n'est pas fou et n'a rien d'une erreur de la nature ; ce sont ces deux êtres infâmes qu'a aveuglément suivi son clan et tant d'autres qui le sont. Lui a résisté, résisté à leur influence et au venin caché dans de suaves paroles de ces imbéciles de Messagers. Oh oui, imbéciles ; mais aussi manipulateurs, trompeurs, sans âme, prêts à sacrifier les leurs sur le bûcher de leur folie brûlante ! Lui ne les a pas suivi. Il ne les a pas suivi, ainsi que d'autres, en un nombre qui l'a lui-même surpris. De son clan ou d'autres -certains chefs ont refusé de soumettre les leurs à de telles inepties-, il n'eut jamais cru cela possible, mais ils s'unirent contre la folie du plus grand nombre. Mais ils étaient impuissants, ils ne pouvaient les sauver, ils ne pouvaient rien faire ! Juste fuir, pour le salut des leurs, pour la survie du sang. Mais qu'importent les sensés aussi. Ils sont tous morts maintenant. Trop peu nombreux, trop de dissensions, trop longtemps sans chef, trop nombreux à avoir regretté et à vouloir se joindre à l'Irran Etteyah -une place les attendra, disaient les faibles. Trop longtemps sans nouveau sang, incapables qu'ils étaient de procréer à cause d'il ne sait quelle malédiction, trop longtemps à vivre, finalement trop vieux et trop faibles. Lui-même est vieux et faible, mais suffisamment fort encore pour punir et venger. Il a tué ceux dont l'honneur et la volonté a fléchi, il a aussi tué les autres : ils allaient eux aussi plier un jour, c'est certain ! Il les a tous tués, les faibles avec l'aide des forts, puis les forts dans leur sommeil avant qu'eux-même ne faiblissent. Tous sauf son aimée. Trop longtemps aussi qu'elle ne parle plus, il en a même oublié son nom. Il essaie de réchauffer les os froids, psalmodie pour le salut de son aimée. Le survivant ramasse son couteau d'os, ébréché, écourté, au manche presque disparu, et se tranche la gorge avant de se transpercer le cœur, essayant de répandre autant de sang que faire se peut sur son aimée. Peut-être la vie rouge, chaude, réchauffera les os blancs, froids ; peut-être la sève précieuse fera-t-elle renaître la chair disparue. Il l'espère. Non, il y croit ; il le sait.
Gwyr pose le pied sur la première dalle de pierre taillée d'une salle circulaire, à la bordure de laquelle sont installés seize des vingt-trois chefs de guerre ainsi que les vingt-trois messagers. Au centre se trouve une sculpture de bois haute comme trois hommes, effleurant le plafond, taillé de volutes de fleurs, annonciatrices du printemps où renaîtra son peuple. La statue représente une jeune femme, nue, tenant en sa main droite un bol d'eau, de sa main gauche effleurant la surface de l'onde cristalline. Comment l'eau a-t-elle pu y stagner, pure, depuis -combien de temps a donc duré la Cérémonie?- si longtemps, sans que son niveau ait changé et sans que le bois du bol ait pourri, elle ne le sait. Frissonnant de dégoût en se rendant compte de ce qu'elle faisait, elle se détourne vivement, non sans noter que de la sève fraîche luisait sur l'intérieur des jambes de la jeune femme. Travailler le bois est interdit par tous les préceptes de l'Arrisha, ainsi que, naturellement, par l'existence et la nature même de son peuple ; c'est un acte puni encore plus durement que le meurtre : on peut tuer pour la justice, en réponse à une offense ou lorsqu'un chef ou un Messager le demande. Mais on ne peut à aucun prix travailler le bois. Ceci fut fait à la demande d'Eyirah, et son achèvement marqua le début de la Cérémonie. L'Irran Etteyah... Se morigénant vivement pour ses sottes rêveries lui faisant perdre de vue chose si importante, Gwyr reprend son chemin, plus rapidement qu'auparavant, s'efforçant de ne pas regarder la sculpture. On avait été obligé de tuer ceux qui y avaient travaillé -ceux qui se sont sacrifiés avec joie, sang et sève séchés maculant encore l’œuvre. Elle s'autorise un unique écart de son chemin, pour s'assurer que son père, chef de guerre du dix-septième clan, a survécu et pour déposer un léger baiser sur son front. Comme tous les autres dans cette salle à la solide voûte de pierre taillée, il vit, bien qu'au ralenti, le fluide pulsant lentement dans son corps. Les hommes présents ici sont les plus forts, ceux que les chants n'oublieront pas : eux au moins vivront pour faire honneur à leurs serments. Une fois cela fait, nécessaire car elle veut s'assurer que son père assistera à son triomphe et à l'honneur qu'elle recevra, Gwyr reprend son chemin et franchit un passage derrière l'horrifiante sculpture. Là se trouve une salle obscure comme une nuit sans lune, où elle rencontrera Eyirah et devra prouver que son peuple est digne de l'Arrisha.

Près de la moitié n'ont pas survécu. Trop faibles pour endurer tant de cycles d'intense communion avec l'esprit de la forêt, pour la plupart. Cependant, près de douze milliers se tiennent là, attendant, sous le couvert du plus grand et magnifique monde, aux sous-bois luxuriants et aux majestueux arbres aux multiples couleurs et formes de feuilles ou d'épines, couronnés d'un vert éclatant digne de la plus pure émeraude ou d'un délicat vert jaunâtre, à l'écorce tirant sur le noir ou claire comme un nuage d'été. Certaines essences bourgeonnent toujours, malgré l'arrivée d'un printemps fulgurant. Au gré des combes, ruisseaux, ravins, collines et clairières vogue ce parfait ensemble de sereines couleurs et vie bruissante, que la forêt soit dense ou clairsemée, dominée par quelques géants de bois. Dans les plus grands se tiennent de plus certains membres du peuple, afin de mieux voir les trente-neuf chefs et messagers, Eyir et Eorah, ainsi que Gwyr, debouts sur un piton rocheux, abrupt et au couvert plat seulement garni de quelques fougères et plantes à fleurs, lieu ancestral de réunions et d'annonces.
De là où elle se trouve, fière et droite sur une pierre dressée aux immémoriales gravures aujourd'hui érodées, Gwyr peut contempler l'immensité de la forêt, ainsi que les milliers de paires d'yeux la dévisageant dans l'expectative. Elle tire son courage de la végétation sous ses yeux autant que du doux ronronnement de l'Océan sur les abruptes falaises de roche noire, non loin sur sa droite. Cela au moins est immuable : beaucoup de choses ont changé par rapport à ses souvenirs, mais sont paradoxalement semblables à ce qu'elles furent et seront toujours, grâce à l'esprit de la forêt. Elle est à sa place, et son peuple aussi. Elle n'ose regarder Eyirah, ces deux êtres lui donnant encore plus de frissons que la statue du sanctuaire, et dont chaque parole, quelques jours plus tôt dans cette salle sombre, raisonnent encore dans son esprit. Elle sait ce qu'elle a à faire, et entonne, de sa voix magnifiée par la grâce de l'Arrisha, le plus beau des chants : celui qui salue la vie, le sacrifice et la mort, la gloire de faire partie du peuple autant le plus beau que le plus puissant dans ce monde, de ceux qui eurent le courage d'affronter leur devoir et s'y plièrent avec honneur. Elle entreprend ce chant, qui se prolongera jusqu'au coucher des soleils et jusqu'à celui du jour suivant, alors que la rosée du matin n'a pas encore tout-à-fait quitté son corps. Les siens l'auront imitée, les chants de milliers de gorges s'entrelaçant en son honneur à elle, celle qui fut choisie, la plus grande de toutes en ces temps. Lorsqu'enfin les soleils se coucheront pour la seconde fois, elle criera, un cri de victoire et de joie, le salut de la liberté retrouvée.
Ces chants, ancrés dans leur mémoire, définissent son peuple. Ils sont une part aussi importante de chaque être que le corps ou l'esprit. Cependant, alors qu'ils sont le fondement même de leur culture et leur civilisation autant que de chaque être, ils évoluent, leurs racines dans l'ère d'avant le premier Irran Etteyah, et bientôt plus un ne se souvient des chants tels qu'ils étaient étaient. Mais à chaque Irran Etteyah, celle qui est choisie retrouve en son être les chants ancestraux, vouée à les transmettre à son peuple afin qu'il n'oublie pas, et se rende compte du chemin parcouru autant que du chemin encore à parcourir. Ce sera le don de l'esprit de Gwyr. Une fois son premier chant fini, elle pourra, avec délicatesse et légèreté, écarter les branchages de son corps -elle le ferait d'un geste lent et voluptueux pour que nul ne l'oublie-, puis, avec force et détermination, elle arrachera les lianes de son abdomen et avec elles la chair de ses entrailles, pour enfin offrir à la fois un nouveau chant -victoire, gloire et souffrance- et un cœur encore pulsant. Alors Eyir et Eorah pourront se fondre en un être unique, avec comme liant ce cœur, don de Gwyr à l'Arrisha, ainsi que de l'esprit de la forêt à celle qui fut choisie. Ainsi naîtra celui qui sera le premier d'une nouvelle lignée, celle du vingt-quatrième clan. Ce sera le don de son corps.
Au milieu de son chant, Gwyr commence à rire d'un son cristallin, le premier son si pur à résonner ici depuis bien longtemps, rit à n'en plus pouvoir : la souffrance terminée, elle sera belle à en croire les fleurs de son propre printemps courant déjà sur ses bras, et surtout, elle sera incroyablement puissante, grande parmi son peuple qui est grand tant parmi les êtres du sang que parmi ceux de la sève.